Tout a commencé par des images diffusées sur le site de partage de vidéos YouTube. Dimanche 18 novembre, Fouad, vendeur clandestin d’alcool, organise, dans la pure tradition populaire, une veillée gnaoua, cérémonie ancestrale connue pour apaiser les esprits qui habitent une personne. Procession dans les ruelles de la médina de Ksar el-Kebir, une ville de 100 000 habitants à 120 km au sud de Tanger, sacrifice d’un veau noir, le rituel connaît une seule exception : Fouad Friret est habillé en femme. Mariée, deux enfants, le jeune homme d’une trentaine d’années est connu dans Ksar el-Kebir pour son excentricité et ses fêtes mémorables. Dans le prolongement de la cérémonie rituelle de la veille, le lundi soir, il organise une fête dans une maison de la vieille ville habituellement louée pour les mariages. Une cinquantaine d’invités, de l’alcool, un orchestre et, sur la piste, un homme déguisé en femme, qui danse, entouré par deux jeunes garçons aux hanches ceinturées d’un foulard façon danseuse orientale. Dans la salle, des téléphones portables filment la scène.
« Sit-in ». « Le lendemain, mardi, les images ont commencé à circuler, lançant la rumeur de l’organisation d’un mariage homosexuel, raconte Abdelmoumen Bouayachia, un militant local des droits de l’homme. En milieu de journée, les vidéos ont été postées sur YouTube. A partir de là, la rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre. » En moins de deux jours, la mécanique de la haine s’enclenche. Premier à agiter l’épouvantail des valeurs morales, Al-Adl Wa al-Ihssane (Justice et Bienséance), formation islamiste tolérée mais non reconnue par les autorités marocaines, organise une protestation. « A l’issue d’une réunion organisée par l’association, 70 personnes ont fait un sit-in pour demander à l’Etat d’agir. »
Ils ne seront pas les seuls. Jeudi, une pétition adressée au procureur du roi et appelant à « l’ouverture d’une enquête officielle sur la célébration d’un mariage homosexuel » circule à Ksar el-Kebir : elle est signée par toutes les organisations islamistes, dont le Parti de la justice et du développement, la principale formation islamiste légale du royaume qui contrôle la mairie de la ville, mais aussi des militants des droits de l’homme. Vendredi, jour de prière, Al Massae, le premier et le plus conservateur des quotidiens du pays, enfonce le clou, en titrant en une « Deux homosexuels se marient à Ksar el-Kebir ». Affront ultime pour une ville réputée pour ses penchants conservateurs.
Dans cinq mosquées de la ville, des imans appellent à laver l’opprobre. « Il était à peu près 13 h 30 quand nous avons entendu des bruits dans la rue », raconte Redouane, le frère cadet de Fouad Friret. Vendredi, à la sortie des mosquées, la foule s’amasse et prend la direction du quartier populaire où résident les sept frères et sœurs de Fouad, sa femme, ses deux enfants de 4 et 7 ans, et ses grands-parents. « J’ai fait monter tout le monde à l’étage et nous nous sommes enfermés à double tour. » Autour de la maison familiale, des milliers de personnes hurlent, jettent des pierres, brisent les vitres et les plus excités tentent même de monter aux fenêtres, comme en témoignent des images postées sur YouTube. « Quand ils ont compris que Fouad n’était pas là, ils sont partis en direction de la baraque où il tenait son commerce. » Situé dans un bidonville à 500 mètres de là, le dépôt clandestin d’alcool est alors pillé, la baraque en tôle s’effondre et Fouad s’échappe de justesse trouvant refuge au commissariat de police.
« Rituels de charlatanisme ». Prises de court par l’ampleur de la manifestation - 2 000 à 4 000 personnes -, les autorités arrêtent huit jeunes pilleurs, relâchés par la suite. Dans le même temps, Fouad est mis aux arrêts avec cinq participants au « mariage », ramenant ainsi le calme. Le 10 décembre, la justice les condamne à des peines de prison ferme allant de six à dix mois de prison, conformément à l’article 489 du code pénal qui prévoit jusqu’à trois ans de prison pour « quiconque commet un acte contre nature avec un individu de son sexe ».
« Rituels de charlatanisme », selon l’expression utilisée par le ministre de l’Intérieur devant le Parlement, ou simulacre d’union, les événements de Ksar el-Kebir témoignent en tout cas de la capacité de mobilisation des islamistes lorsqu’ils s’emparent des questions de moralité publique au Maroc. Quant à l’Etat, en prononçant des peines de prison ferme pour homosexualité, fait rarissime, il a décidé de surenchérir pour montrer que lui aussi sait être un bon gardien de la morale.
« Avec le recul, beaucoup d’habitants semblent avoir compris qu’ils se sont fait manipuler. Certains ont même adressé leurs excuses aux familles des concernés », note Abdelmoumen Bouayachia, l’un des rares à Ksar el-Kebir à avoir osé prendre ouvertement la défense des accusés, dont le verdict du jugement en appel est attendu aujourd’hui.