« Le cinéma le Méliès de Montreuil doit être assis sur les mêmes équilibres commerciaux que nous. Si ses six salles étaient non subventionnées et gérées par un privé, nous n’aurions rien à dire ! », martèle Alain Sussfeld, le directeur général du groupe UGC. Le ton catégorique voudrait donner à cet énoncé l’allure d’une évidence. C’est pourtant un pavé balancé dans la mare des exploitants. Dans le rôle des vilains petits canards, les cinémas municipaux qui surnagent mieux que les salles indépendantes privées, lesquelles ont souvent la tête sous l’eau. L’histoire n’est pas banale et mérite qu’on s’y arrête. Deux géants de l’industrie cinématographique, UGC et MK2, ont déposé un recours devant le tribunal administratif contre le Méliès, subventionné par la mairie de Montreuil (93) qui, outre qu’il pratique des prix attractifs, projette de passer de trois à six salles et de se rapprocher de l’hôtel de ville. UGC a dégainé le premier. Il l’accuse de « concurrence déloyale » et d’« abus de position dominante »… Le multiplexe de Rosny-sous-Bois, qui fait 2,3 millions d’entrées par an, s’estime en effet lésé par l’agrandissement du cinéma municipal qui a exprimé l’ambition de gagner 100 000 spectateurs en plus des 200 000 actuels. MK2 a exprimé les mêmes griefs. « Le Méliès, une salle subventionnée par les contribuables, sans aucune contrainte de rentabilité, va se retrouver en concurrence directe avec le MK2 Nation et le Gambetta », a déclaré Marin Karmitz, le p-dg du groupe. Une posture qui vient écorner l’image d’homme de gauche, soucieux de l’indépendance, qu’il avait à ses débuts.
Le Méliès en « position dominante » ? Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Venant d’UGC, l’argument est même carrément gonflé. Le groupe vient en effet de s’associer à MK2 pour lancer une carte illimitée commune qui porte ses parts de marché sur Paris à près de 70 %, selon la Société des auteurs compositeurs dramatiques (SACD) et la Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP). Les deux organismes se sont fendus, pour l’occasion, d’un courrier à la ministre de la Culture, Christine Albanel : « Les salles indépendantes survivent dans un contexte empreint de lourdes difficultés, quand elles ne doivent pas purement et simplement fermer leurs portes. Aussi l’avantage concurrentiel obtenu, sans contrepartie aucune, par UGC et MK2, ne pourra qu’aboutir à leur fragilisation et à un renforcement, a contrario, de la position dominante des salles multiplexes. » Face à cette offensive, la plupart des petits exploitants parisiens n’ont d’autre solution pour survivre que d’adhérer à un système de carte qu’ils réprouvent. Le pouvoir d’intimidation qui en découle est tel que c’est toute la chaîne des indépendants qui se retrouve déstabilisée. Un distributeur, par exemple, ne peut risquer d’être boycotté par les deux grands circuits sous peine de couler son film et sa boîte. Une anecdote récente illustre ce rapport de dépendance : « Des indépendants (producteurs, distributeurs, exploitants) et des auteurs devaient se réunir pour dénoncer la nouvelle carte illimitée commune dans une conférence de presse, raconte Stéphane Goudet qui, à 37 ans, dirige le Méliès et enseigne le cinéma à l’université Panthéon-Sorbonne. Une demi-heure avant, les trois quarts des participants se sont désistés. Ils ne peuvent pas résister. »
Une situation qui n’empêche pas Marin Karmitz de se poser en victime, non sans un certain cynisme. Reprochant au Méliès de diffuser les mêmes films que lui à des prix inférieurs de moitié, il termine son réquisitoire sur une note qui laisse perplexe : « Notre activité risque tout simplement de disparaître. » Avant de répéter sous forme de question : « Veut-on que nous disparaissions ? » Le directeur général d’UGC n’en démord pas : « Ce cinéma pratique une programmation mixte avec une tarification agressive », clame-t-il. Et voilà que fort de son succès, il voudrait s’agrandir. « Nous cohabitions depuis vingt ans. Le problème, ce n’est pas la cohabitation, c’est l’agression ! Aujourd’hui, nous nous opposons à son extension », poursuit Alain Sussfeld. Faisons le point : un cinéma municipal, abusant de sa position dominante, se met soudain à développer une stratégie tellement agressive qu’elle risque de mener à sa perte l’un des deux exploitants les plus puissants de Paris…
Cette caricature est le rejeton d’une obsession : la rentabilité. L’œil rivé sur les entrées, les bons résultats de certains cinémas indépendants ont ouvert l’appétit d’UGC : « Le cumul des petites souris peut faire un gros festin », glisse Alain Sussfeld… « Ce qui est sanctionné aujourd’hui, c’est la réussite d’un établissement “art et essai” qui en plus affiche des ambitions », pointe Stéphane Goudet, du Méliès. Tant qu’elles s’apparentent à des ghettos, les salles subventionnées sont tolérées. C’est lorsqu’elles commencent à avoir du succès qu’elles deviennent gênantes. Ces derniers temps, l’exploitant s’est montré gourmand. Trois autres cinémas sont dans le collimateur : le futur Bijou à Noisy-le-Grand, le Palace à Epinal, qui a prévu de s’agrandir, et le Comoedia à Lyon. Le groupe reproche à cette petite salle privée, qui comme le Méliès lui appartenait avant qu’il ne la vende, de tirer quelque avantage de son statut. Il juge ainsi illégitime la subvention « sélective » que lui concède le Centre national de la cinématographie (CNC). Pourtant, lui-même ne rechigne pas à recevoir une part importante du soutien dit « automatique » de l’Etat. « En 2005, les firmes mobilisant le plus le soutien automatique sont les filiales de production des chaînes de télévision hertziennes (…), flanquées de quelques firmes intégrées oligopolistiques : EuropaCorp, Gaumont, UGC ou encore Pathé », ont observé Fabrice Lalevée et Florence Lévy-Hartmann, chercheurs au Groupe d’économie mondiale de Sciences Po (1).
La plupart des cinémas « art et essai » sont nés dans des zones qui n’intéressaient pas les multiplexes. Soit qu’ils ne voulaient pas s’y implanter, soit qu’ils les ont fermés faute de les considérer comme assez rentables. « Dans les banlieues, il n’y avait presque plus de cinémas il y a quinze ou vingt ans. De nombreuses salles de proximité avaient fermé dans les années 1970. Il est normal que les élus aient travaillé à leur réouverture ou à leur maintien », s’exclame Patrick Brouiller, président de l’Association française des cinémas d’art et essai (AFCAE). Pour Hervé Bramy, président du conseil général de Seine-Saint-Denis, et Claire Pessin-Garric, vice-présidente chargée de la culture, « deux logiques s’opposent : celle d’UGC, grande surface de la vente cinématographique et de ses produits dérivés qui veut, à présent que le Méliès a un public constitué, se réapproprier ce qu’il considère comme une part de marché et celle du service public de la culture qui revendique une action culturelle et d’éducation populaire ». Cahin-caha, les deux logiques cohabitaient. Mais les attaques récentes laissent entrevoir une inflexion. « Nous nous élevons contre une tendance lourde qui consiste à considérer le cinéma comme un élément d’animation culturelle des municipalités », tempête Alain Sussfeld, qui attend du gouvernement « des réponses claires à la contradiction entre secteur public et secteur privé ».
Et qui dit contradiction dit difficulté de cohabitation… Une mission conjointe des ministères de l’Economie et de la Culture sur le cinéma et le droit de la concurrence doit rendre ses conclusions en décembre. En attendant des gestes politiques, c’est vers la justice que les groupes se tournent. La plainte pour « concurrence déloyale » est-elle recevable ? Pour le juriste Serge Regourd, elle renvoie au principe de la liberté du commerce et de l’industrie : une collectivité territoriale ne peut créer un service public qui relève du privé. Principe auquel s’ajoute l’influence du droit européen : « Désormais, même des entités publiques peuvent être des opérateurs sur un marché concurrentiel », explique l’auteur de L’Exception culturelle (2). Mais « la logique culturelle outrepasse la logique commerciale », précise-t-il. Si le cinéma subventionné n’est pas installé dans une zone de carence, il suffit donc de montrer que l’offre et l’activité ne sont pas réductibles à celles du multiplexe situé à proximité. La subvention apparaît alors comme une compensation. C’est facile dans le cas du Méliès : il diffuse bien plus de films « art et essai » que son concurrent de Rosny-sous-Bois, propose des animations jeune public et organise des débats. « Quand il aura six salles, par nature il aura tendance à demander et à exposer plus de films commerciaux », argumente Alain Sussfeld. Ce que conteste Stéphane Goudet : « La limite de notre programmation actuelle, c’est que nous montrons beaucoup de films peu de temps. Nous voulons montrer les mêmes plus longtemps. » Le projet de Noisy-le-Grand est plus difficile à défendre. Le Bijou, qui devrait s’installer à quelques centaines de mètres d’un UGC, a prévu de faire une programmation « tout public » et « pas chiante », « art et essai » mais « pas poussiéreuse ». Quézaco ? « Nous ne passerons pas des films coréens qui durent trois heures ! », confie-t-on au cabinet du maire.
Les procédures juridiques en cours ressemblent à autant d’avertissements donnés aux salles indépendantes subventionnées par les villes ou le CNC. Des salles qui montraient déjà des signes de faiblesse. « Si on est passé, en France, de 1 910 salles en 2001 à 2 098 en 2006, durant les derniers mois, le malaise financier s’est aggravé. Surtout à Paris », explique la journaliste Nicole Vulser (3).
La longue liste des réalisateurs solidaires du Méliès atteste d’une crainte. Si les cinémas « art et essai » disparaissent, les films les plus fragiles seront les premiers menacés. « La question de la diffusion recouvre à terme celle de la création. Hou Hsiao Hsien et Tsai Ming Liang m’ont affirmé que si les salles “art et essai” françaises disparaissaient, leurs films ne pourraient plus exister », raconte Stéphane Goudet. Pour l’heure, il a reçu le soutien des institutions politiques locales. Les ministères concernés sont restés muets.