A la mémoire de Nguyên An Ninh, mort au pénitencier à quarante trois ans
Mesurer avec un minimum de pertinence la place d’un pénitencier singulier dans la répression carcérale à l’intérieur du domaine colonial français supposerait réunies au moins deux conditions qui, reconnaissons le, sont loin de l’être. La première serait un travail d’élaboration historienne des mots, des notions, des concepts les plus couramment employés, tels que « prison », « pénitencier », « internement », de même que des peines infligées et de leur sens en situation coloniale. Nombre de ces termes restent imprécis au regard de leur définition, de leurs usages tant par le droit, la législation, la criminologie, que par la sociologie et l’histoire. L’opacité du langage judiciaire masque les réalités de l’emprisonnement. L’autre condition consisterait en une évaluation comparatiste et généalogique du système pénitentiaire indochinois : de son rapport avec la tradition et l’expérience proprement françaises de la répression par l’enfermement, comme avec ses pratiques non françaises, britannique, espagnole, hollandaise ; plus encore peut-être de ses éventuelles filiations avec les usages de l’enfermement dans la longue histoire ante coloniale des sociétés colonisées par la France ; enfin de son devenir après la décolonisation.
Ne sera donc proposé ici, au terme d’une courte enquête, qu’un simple fragment de l’histoire asiatique de l’internement colonial. Que fut Poulo Condore dans l’expérience pénitentiaire coloniale, quel présent s’y jouait, quel avenir s’y prépara ?
Dans l’archipel pénitentiaire français, l’Indochine, Poulo Condore…
Donnée jusqu’ici insoupçonnée, Poulo-Condore a été, sans nul doute possible, près d’un siècle durant l’un des plus importants, le plus redouté peut-être, non seulement des six ou sept pénitenciers permanents (1933) d’Indochine, mais aussi des établissements similaires français, à l’exception de la Guyane.
Cette méconnaissance s’appuie sur les multiples carences des sources. Pour n’en évoquer rapidement qu’une, la statistique des populations pénitentiaires coloniales reste aujourd’hui extrêmement lacunaire puisqu’elles n’a encore inspiré aucune recherche d’ensemble, à l’exception du remarquable livre de Peter Zinoman, auquel la présente étude doit beaucoup [1]. D’autant plus lacunaire que l’on ignore où peuvent se trouver les archives de base des bagnes d’Indochine et même si elles existent encore, celles qui se trouvaient à Poulo Condore ayant apparemment été brûlées par les prisonniers lorsqu’ils se rendirent maîtres de l’archipel en août 1945 [2]. De plus les fonds peut-être considérables de l’ancien Gouvernement de la Cochinchine au Centre n° 3 des Archives vietnamiennes de Ho Chi Minh Ville sont d’un accès difficile et il n’a pas été possible de les consulter pas plus que les fonds vraisemblablement moins riches du Centre n°1 de Hanoi. Les sources disponibles en France, au CAOM d’Aix-en Provence et à Paris notamment, pour abondantes, variées et intéressantes qu’elles soient - par exemple la presse indochinoise, les souvenirs et les recueils de documents divers qui constituent la mémoire des bagnes, parus en vietnamien souvent sous la forme de hôi ky (« mémoires »), la littérature de langue française - restent cependant relativement disparates et fort dispersées. A l’heure actuelle, on peut cependant faire appel à trois groupes de données qui permettent de cerner avec une certaine précision l’ampleur de l’internement en Indochine et la place qu’y occupe le pénitencier de Poulo Condore.
La première de des données est la relative massivité de la répression pénitentiaire indochinoise. L’on emprisonne plutôt beaucoup dans l’Indochine des Français. Entre 1930 et 1941, en douze ans, il y a eu 975 665 entrées dans l’ensemble répressif constitué par les 83 à 94 (chiffre variable selon les périodes) prisons provinciales, les six maisons centrales, les trois maisons de correction pour jeunes délinquants, et les sept (1930) à dix (1930) pénitenciers de la péninsule, sans parler de diverses colonies pénitentiaires plus ou moins temporaires (cf. annexe 1) : soit en moyenne 81 305 chaque année pour une population totale, sans doute quelque peu sous-évaluée dans les recensements officiels, de 21,4 millions d’habitants en 1931 et 25 millions en 1943. Il faut cependant se garder de toute exagération, car il faut tenir compte des incarcérations individuelles multiples la même année et des sorties de prison, soit plus d’une quarantaine de milliers au moins pour les seules prisons provinciales en 1929. En moyenne annuelle durant ces douze années, la population internée fut donc de 23 825 détenus. Proportion élevée, si on la compare aux données étrangères à l’aide de la notion de taux d’incarcération proposée par P. Zinoman et des évaluations probablement trop élevées qu’en a proposées cet historien et qui sont ci-après rectifiées [3] : 28 097 détenus en Indochine en 1932 (taux d’incarcération pour 100 000 habitants : 131) contre 18 954 en métropole (taux : 50), 20 515 en 1936 (taux : 89) contre 46 000 aux Indes Néerlandaises (taux : 77, selon les chiffres de P. Zinoman). Bref essai de quantification qui semble confirmer en tout cas la pression carcérale exercée sur les sociétés indochinoises par le régime colonial.
Fait non moins remarquable, la proportion des détenus des bagnes dans l’ensemble de la population emprisonnée de l’Indochine a été particulièrement forte et n’a cessé de grandir, du moins au XXe siècle (cf. annexe 1) : 12 à 13 % entre 1913 et 1922, 16 à plus de 22 % entre 1930 et 1941. Plus de 18 000 condamnés au bagne sont entrés dans les pénitenciers indochinois entre 1930 et 1941, soit en moyenne 1547 nouveaux condamnés chaque année, et l’on peut estimer à au moins 40 000 le nombre des bagnards indochinois durant la période coloniale, soit peut être 40 % de l’effectif des 102 100 bagnards qui ont été déportés dans les quatre centre et les camps forestiers de la Guyane et dans ceux de la Nouvelle Calédonie durant les quatre-vingt six années de la transportation de 1852 à 1938 [4]. De plus, au XXe siècle au moins un gros tiers des entrées dans les pénitenciers indochinois s’effectue à Poulo Condore, qui, avec une moyenne annuelle de 2200 détenus de 1925 à 1938, a peut-être reçu 8 à 10 000 condamnés entre 1930 et 1944, renferme à lui seul 9 à 12 % de la totalité de la population incarcérée de l’Indochine entre 1930 et 1939 et dépasse par ses effectifs le principal bagne guyanais, Saint Laurent du Maroni [5]. Un certain nombre de femmes, jusqu’à une soixantaine de condamnées à la fois, condamnées à plus de cinq ans de travaux forcés, assez souvent avec leurs jeunes enfants, y ont été détenues jusqu’en 1911. Elles disparaissent ensuite des registres d’écrou du pénitencier et n’y réapparaîtront qu’après 1954 (496 prisonnières politiques s’y trouvaient encore en avril 1975).
Certes ces estimations sont très provisoires et devront être affinées. Mais elle suggèrent fortement qu’après l’ensemble pénitentiaire guyanais, Poulo Condore a bien été le plus grand bagne français de l’époque contemporaine. Peut-être même faut-il penser que les « penal colonies » aménagées par la Grande-Bretagne en Australie au début du XIXe siècle à Botany Bay ou à Sydney Clove pour la métropole, et à la fin du même siècle aux îles Andaman pour son domaine colonial indien et birman, ou encore par les Pays-Bas en Irian au XXe siècle (Nouvelle Guinée occidentale) pour leurs Indes orientales, ne souffrent pas réellement la comparaison avec l’établissement indochinois si l’on considère l’ampleur de la concentration carcérale qui s’y trouva réalisée durant ses quatre-vingt onze années d’existence coloniale, prolongées par ses vingt-deux années d’existence nationale dans le cadre du régime de Saigon entre 1953 et 1975.
Car Poulo Condore fut à coup sûr le plus durable des pénitenciers français. Il a accompagné la colonisation française en Indochine dès les débuts cochinchinois (1861- 1868) de la conquête de la péninsule indochinoise [6] jusqu’à la fin de la Guerre d’Indochine. C’est dans le cours même de l’annexion des provinces du Sud, avant même que ne soit ratifié le traité par lequel la Cour de Hué cédait la Cochinchine à la France (mai 1862), que se mit en place, dans l’archipel, ce que l’on pourrait appeler le processus pénitentiaire moderne. Occupée par les Français le 28 novembre 1861 la Grande Condore fut en effet érigée presque immédiatement en pénitencier par une décision du contre-amiral amiral Bonard, commandant en chef de l’expédition de Cochinchine, le 1er février 1862. Un premier convoi de 45 détenus débarqua le 17 mai 1863 avec 25 fusiliers-marins. L’île était destinée à recevoir des prisonniers politiques et de droit commun condamnés aux cinq peines qui dans le Code Pénal métropolitain régissaient l’internement dans un bagne : travaux forcés, détention de longue durée, déportation, relégation, réclusion, ainsi que des prisonniers de guerre indigènes, qui en fait semblent n’avoir été nombreux durant l’ère coloniale qu’avant 1900. Les combattants des guérillas vietnamienne du Sud des années 1860 furent ses premiers captifs. Des générations de rebelles, de résistants d’opposants au régime colonial, de criminels et de bandits, issus des cinq territoires de l’Indochine française mais très majoritairement des pays vietnamiens, devaient s’y succéder jusqu’à sa remise à l’Etat du Vietnam en 1953. A partir de 1900 l’effectif du bagne fluctue autour de 1500 à 1600 prisonniers, sauf lors des pics paroxystiques de la répression coloniale : la conquête du Tonkin et de l’Annam (1883-1896) ou les années 1912-1917. Mais, mis à part la courte accalmie répressive du Front Populaire, il ne cesse plus de croître avec la crise politique et sociale de 1927-1936, la Seconde Guerre mondiale puis la Guerre d’Indochine, ces trois dernières périodes ayant été, à l’époque française, celles des flux maximum d’incarcération au pénitencier : 2818 détenus en décembre 1933 contre 1919 pour l’ensemble des dix autres bagnes indochinois alors en fonctionnement.
Ni la fin de la Guerre d’Indochine ni la décolonisation ne devaient mettre fin à l’histoire du bagne de Poulo Condore. Après qu’il fut tombé les 24-25 août 1945 aux mains des prisonniers communistes qui firent élire un comité populaire [7], 2200 prisonniers, dont 1800 politiques, furent rapatriés sur le continent. L’archipel, passé alors sous le contrôle du millier de droits communs restants, fut réoccupé par les Français en avril 1946 et reçut à partir du mois suivant des convois de prisonniers de guerre vietnamiens (les PIM, « Prisonniers et Internés Militaires »), présents au nombre de 1400 environ en janvier 1950. Réorganisé en 1947 par un nouveau directeur, un officier de la Légion étrangère, le capitaine J. Brûlé, visité par la Croix Rouge l’année suivante, il fut remis au gouvernement de Bao Dai six années plus tard en 1953. Pendant la Seconde Guerre du Vietnam, le pénitencier devait connaître une nouvelle expansion paroxystique [8]. L’archipel fut érigé en province sous le nom de Con Son, la Grande Condore (Con Lon) devint la plus grande et la plus cruelle des quatre grandes « prisons politiques spéciales » de la République du Vietnam : en 1964, elle comptait douze camps de douze blocs chacun , seize au moment des Accords de Paris du 27 janvier 1973, et au total à cette date 8900 prisonniers dont 8200 politiques. C’est là qu’en juin 1970 deux membres démocrates de la Chambre des représentants du Congrès des Etats-Unis, A. Hawkins et W.R. Anderson, devaient y découvrir plusieurs centaines de « cages à tigre », qui n’étaient que l’extension des aménagements successifs de l’espace carcéral laissés par la France. D’où l’interrogation que l’on ne saurait éluder : dans les deux dernières décennies de l’Indochine coloniale, Poulo Condore n’a-t-il pas été l’un des lieux où, en Asie orientale, s’est opéré le glissement du bagne à l’ancienne vers l’institution concentrationnaire du XXe siècle ?
Poulo Condore fut en tout cas le pôle de la géographie pénitentiaire de l’Indochine. Place toujours indépassée dans le vaste système ramifié de la violence carcérale qui vertébrait l’Indochine coloniale, un système diversifié aussi en fonction des statuts des cinq territoires qui la constituaient et des droits différents qui y étaient en usage : droit français dans la colonie de Cochinchine et dans les trois concessions françaises de Tourane (Da Nang), Hanoi et Haiphong ; droits indigènes réformés dans les quatre protectorats par la promulgation d’une partie de la législation française. Certes, outre Poulo-Condore et les divers camps ou bagnes occasionnels, cinq autres pénitenciers ont fonctionné sans interruption à partir de leur création [9] : Lao Bao, construit en 1896 pour 250 détenus, en Annam ; Cao Bang, ouvert en 1905 pour 400 détenus ; l’ancienne prison provinciale de Thai Nguyên devenue pénitencier pour 300 détenus en 1908 ; Buon Ma Thuot (Ban Me Thuot), le plus grand bagne indochinois après Poulo Condore, aménagé en 1932 pour 700 détenus en Cochinchine ; Son La, également prison provinciale devenue le plus grand bagne du Tonkin en 1932 ; Phong Saly au Laos [10]. S’y ajoutèrent un certain nombre d’installations temporaires ou occasionnelles telles que le camp de relégués de l’île de Phu Quoc en 1881 et fermé en 1929, les colonies pénitentiaires tonkinoises et les camps de Cho Chu, Ha Giang, Lai Châu, qui fonctionnèrent à la fin du XIXe siècle, ceux de Savannakhêt au Bas Laos, qui fut supprimé en 1896, de Ky Anh au Ha Tinh, de Kontum sur les Hauts Plateaux ouverts ou réouverts en 1931 ou le vaste camp de Nui Bara installé en Cochinchine à partir de 1941 dont les prisonniers furent libérés par les autorités japonaises en 1945.Tous connurent par la suite divers agrandissements, mais aucun ne devait atteindre la taille du grand pénitencier insulaire dans lequel s’expérimentèrent à la fois l’acclimatation en terre d’Asie de la logique rationnelle du bagne moderne, ses décevants et pires dérèglements, ses sanglantes dérélictions périodiques, et qui fut donc en Indochine le modèle historique incontesté de la redoutable efficience comme des indépassables limites du système pénal colonial.
Enfin cette géographie indochinoise de l’enfermement pénitentiaire fut intercontinentale, presque mondiale est-on tenté d’écrire. Les pénitenciers péninsulaires, eurent en effet leurs annexes, non officielles et plus ou moins temporaires, à des milliers de kilomètres car ils furent les points de départ, Poulo Condore tout spécialement, du transport périodique d’une partie de leurs condamnés aux travaux forcés vers les bagnes des colonies sous-peuplées, où la main d’œuvre pénale était particulièrement recherchée : Nouvelle-Calédonie (de 1863 jusqu’à l’arrêt de la transportation en 1898), colonie d’Obock [11], à peu près vide d’hommes, colonie du Congo à certains moments, bagnes de la Guyane surtout, le célèbre et terrible Territoire de l’Inini notamment [12] où la transportation des Indochinois, presque tous Vietnamiens, ne cessa qu’avec celle des condamnés métropolitains en 1938. Le fait est connu, on caressa longtemps l’espoir d’extraire de la paysannerie deltaïque vietnamienne des flux de micro-défricheurs et de main d’œuvre salariable, compensatoires du déficit criant des démographies africaine, calédonienne, guyanaise, polynésienne. De ce point de vue la transportation pénale indochinoise apparut longtemps comme l’un des ressorts possibles d’un peuplement d’appoint asiatique des nombreux « vides » humains de l’empire colonial français - les migrants vietnamiens exerçaient déjà ce rôle dans la péninsule indochinoise -, sinon même comme un moyen d’amorcer la migration tant désirée des industrieux paysans des deltas vietnamiens. Ce qui revenait au fond à « asiatiser » l’espérance périodiquement placée depuis trois siècles dans la mobilisation de la population pénale métropolitaine à des fins de colonisation paysanne et ouvrière.
On s’appuya à cet effet sur l’argument du droit, car le cadre juridique (lui aussi combien sous-estimé jusqu’à présent par les recherches sur la colonisation) fut essentiel dans le fonctionnement du système pénitentiaire colonial. Sous le Second Empire, un certain nombre de détenus vietnamiens, encore difficile à préciser, furent ainsi transférés en Nouvelle Calédonie, en application de la nouvelle politique de colonisation pénale substituant la déportation coloniale à l’exécution des peines de travaux forcés dans les bagnes métropolitains qui fut définie au milieu du XIXe siècle par les décrets de 1851, 1852, 1853 [13] et surtout par la loi du 30 mai 1854. Celle-ci, en vigueur jusqu’en 1938, instituait la transportation de tous les condamnés aux travaux forcés en Guyane, puis en 1863 également en Nouvelle Calédonie, et prévoyait leur emploi « aux travaux les plus pénibles de la colonisation » (A. 2). Elle instaurait également pour les condamnés à moins de huit ans le « doublage » (A.6), soit l’obligation de résider sur place à l’expiration de leur peine un temps égal à celui de leur condamnation, et l’obligation pour les condamnés à plus de sept ans à y résider définitivement. Elle fut complétée par la terrible loi du 27 mai 1885 sur la relégation qui instituait l’internement perpétuel sur le territoire des colonies françaises, notamment dans les bagnes, des récidivistes condamnés par les tribunaux une fois leur temps de prison accompli en métropole.
Le décret du 22 octobre 1887 autorisa ainsi le transfert de condamnés vietnamiens et chinois de Poulo Condore à Obock [14]. Deux ans plus tard, le 17 mai 1889 on embarquait à Poulo Condore sur le vapeur « La Martinière » à destination de la Guyane un contingent de plus de 300 condamnés de droit commun condamnés aux travaux forcés, transfert que suivirent pour la même destination à la fin du XIXe siècle un certain nombre de convois de prisonniers vietnamiens, plus rarement cambodgiens, condamnés pour faits de résistance à la conquête. L’opération se répéta par la suite plusieurs fois jusqu’en 1922, date d’un mémorable convoi consécutif à la grave révolte de Poulo Condore du 14 février 1918. Pour les transportés indochinois, cette sorte de « shanghaïsation » comme disaient à l’époque les Européens à propos du « coolie trade » au départ des ports chinois, équivalait à une cruelle peine supplémentaire, car la transportation n’avait pas pour eux exactement le même sens que pour les bagnards européens : du fait de la règle de mise en résidence définitive sur place des condamnés parvenus au terme de leur peine, non seulement pour le bagnard vietnamien (ou cambodgien) c’était le voyage sans retour, mais il perdait tout espoir de retrouver la terre ancestrale, sa lignée et toute possibilité d’assumer les obligations rituelles du culte de ses ancêtres…Invisible peine qui, comme le percevait en 1894 un magistrat français lucide (voir annexe 2), frappait en quelque sorte doublement le bagnard d’Indochine à la différence de son frère de misère français. Ces transferts, déterminés par la demande de main d’œuvre mais aussi par la surpopulation périodique des pénitenciers péninsulaires, devaient se poursuivre jusque dans les années 1930. En 1931 encore, un convoi de 351 détenus était envoyé après sélection physique à destination des camps pénitentiaires de l’Inini en Guyane. Sans parler des déportations d’individus ou de petits groupes de condamnés, mais aussi de simples exilés par décision de la Cour de Hué, dans les îles de l’Océan Indien ou du Pacifique, ou en Algérie. Tels le jeune empereur rebelle Ham Nghi de l’époque du « Cân Vuong » (le mouvement d’ « aide au roi ») qui après sa capture en 1888 ne devait plus jamais quitter l’Algérie, ou le dôc (grade du mandarinat militaire) Tich (Nguyên Van Hiên), petit lettré de la province de Hai Zuong au Tonkin, ancien chef d’un important groupe de partisans du « Cân Vuong » interné à Batna (Algérie), qui en septembre 1897 se voit refuser sa grâce par la Résidence supérieure du Tonkin [15], ou encore Thanh Tai, l’empereur déposé et exilé à La Réunion, de même que son fils, le jeune empereur Zuy Tân, lui aussi déposé ultérieurement - en 1916- pour participation cette année là à une conspiration nationaliste [16].
Logique coloniale d’un système de force
On ne saurait réduire la colonisation à sa seule dimension répressive ni en définir la signification essentielle par cette dernière. Mais si elle a eu, entre autres fonctions historique, celle d’être une greffe des diverses configurations de l’Etat moderne apparues depuis l’âge classique en Europe sur des sociétés organisées selon d’autres modèles du politique, ce transfert s’est effectué selon deux modalités fondamentales, destinées à compenser le déficit structurel de légitimité de l’Etat colonial pour les colonisés : d’une part le surdéveloppement aux colonies des formes coercitives du gouvernement, l’ébauche d’un Etat « plus fort que la société », au détriment de l’implantation en terre colonisée des institutions, de la législation et du droit propres aux sociétés colonisatrices ; d’autre part le non-transfert des sociétés politiques inhérentes aux structures étatiques européennes ou du moins leur extrême difficulté à prendre corps en situation coloniale. S’y ajoute en conséquence une troisième contrainte, celle d’une certaine indigénisation du gouvernement colonial des colonisés, de son « orientalisation », la nécessité de mêler de manière sélective, mais aussi empirique, au gouvernement à l’européenne des dominés les modes indigènes d’exercice du pouvoir, de rendre ces derniers fonctionnels aux finalités coloniales de ce gouvernement.
En conséquence de cette structuration étatique générale des situations coloniales, en Indochine la prison et son extrême, le bagne, n’ont guère eu pour fonction de changer, d’amender le criminel, de le régénérer, de le préparer à sa socialisation, en modifiant son comportement, comme le voulaient la tradition benthamienne et beccarienne, la philanthropie et nombre de pénalistes européens et français depuis le XIXe siècle. Car comment le rééduquer pour l’adapter à un ordre colonial dont de toute façon la légitimité était si étrangère à ses sujets ? Question sans réponse. En Indochine comme sans doute dans les autres colonies, l’institution pénitentiaire européenne ne pouvait fonctionner que largement amputée de sa dimension - justification ou signification ? - européenne de lieu réformateur du criminel. Elle se voulut pour l’essentiel strictement punitive, dissuasive, et ne fonctionna guère comme ce que l’on appelait dans les premières décennies du XXe siècle le « traitement pénitentiaire » de la délinquance, même s’il y eut parfois de sérieuses tentatives en ce sens, principalement dans les maisons de correction réservées aux jeunes délinquants telles Ong Yên (province de Thu Dau Môt).
Elle eut aussi pour principe fonctionnel d’atténuer fortement la distinction du crime et de la résistance à l’ordre colonial, d’assimiler plus ou moins, au plan des peines et des conditions d’enfermement, celle-ci à celui-là, par le recours aux notions juridiquement douteuses de piraterie et de rébellion. De toute manière les détenus ne sont pas séparés suivant la nature de leurs peines mais mêlés indistinctement les uns aux autres, y compris les relégués dont la condamnation n’impliquait pas l’emprisonnement. Dans toute les périodes, au bagne la place des condamnés pour faits de résistance à l’ordre colonial fut importante. En 1889, selon le Dr Corre, chirurgien de la Marine et criminologue, sur les 1189 détenus à Poulo Condore, 364 (30,6 %) l’étaient pour des raisons d’opposition politique à l’administration française [17]. De plus la confusion pénale du politique et du criminel,qui n’était d’ailleurs pas absente de la réalité pénitentiaire en France, fut pratique banale des tribunaux d’Indochine. En 1895 sur un groupe de 235 détenus dans l’archipel, 14 avaient été condamnés par mesure administrative, 35 pour « rébellion » ou « révolte contre la domination française », 98 pour crime de « piraterie », 35 pour avoir « donné asile à des pirates ou en avoir été partisans » [18]. En mars 1939, encore, le substitut Vidil observe qu’au bagne I, les salles 6 et 7 sont réservés à la catégorie des « semi-politiques », détenus de droit commun condamnés pour des crimes connexes à des affaires politiques [19]. Certes ce sont là des données dont il faudrait entreprendre l’exploration minutieuse, aucune recherche quelque peu approfondie sur l’immense domaine de la justice et du droit coloniaux en Indochine, pas plus que sur les réformes successives des systèmes juridiques indigènes, n’ayant à ce jour été entreprise [20]. C’est en tout cas dans le contexte de cette difficile et incontournable nécessité coercitive et répressive inhérente à la domination coloniale qu’il faut situer la spécificité du transfert de l’institution pénitentiaire métropolitaine en Indochine, son hybridation difficile, sa rapide croissance, toutes données dont Poulo Condore réalisa si l’on peut dire l’idéal-type.
A bien des titres, il y eut donc une double centralité du pénitencier insulaire : dans le système répressif global de l’Indochine et dans son sous-système pénitentiaire, dont il constitua en quelque sorte le laboratoire initial. Loin d’être une privation de liberté moralisatrice, un apprentissage contraint du travail, une institution éducative et réformatrice des déviants,comme le voulait l’évolution des conceptions pénales et criminologiques en France à la même époque, le pénitencier dans sa version indochinoise ne pouvait être qu’un modèle de répression, de dissuasion, de démonstration des capacité de violence d’un ordre européen fort sur le crime ou la résistance indigènes faibles, rendus à merci par l’enfermement, par leur retrait de la société coloniale. Souvent très conscients du sous-développement et des résistances récurrentes de ces « classes dangereuses » d’une autre couleur que fabriquaient les colonisations modernes, la majorité de leurs responsables n’étaient pas en mesure de s’en prendre à leurs causes. Il ne pouvait être question que de leur opposer la force de la répression périodique. Que de dissuader et punir, bien plus que de corriger et amender le prisonnier. Version exotique de la logique de l’Ordre menacé par le Crime, dont le grand pénitencier fut l’« ultima ratio ».
Poulo Condore fut donc le réceptacle des condamnations arbitraires, d’une justice de l’à peu près. Un seul cas parmi bien d’autres. Enquêtant sur les causes de la sanglante révolte du 18 juin 1895 de quatre cents détenus tonkinois qui venaient de débarquer au bagne, le juge Daurand-Sorgues, président du Tribunal de Première instance de Saigon, relevait que nombre d’entre eux ignoraient la peine qui leur avait été infligée et ne pouvaient désigner le tribunal qui l’avait prononcée, que l’on n’avait pu trouver les dossiers d’un certain nombre d’entre eux, en particulier celui du principal meneur de la révolte Trân Phu Tinh, détenu depuis 1888, que nombre de pièces présentées à l’enquêteur ne portaient, ni date, ni signature, ni numéro du jugement, ni même d’identité du condamné, enfin que les formalités d’écrou n’étaient pas remplies [21]. Dans bien des cas, les condamnés n’avaient même pas été informés des sentences les concernant. Le magistrat relatait encore la situation poignante de jeunes bagnards qui avaient été condamnés à l’âge de 19, 17, 16 et même 14 ans à des peines de dix ans de travaux forcés ou à la perpétuité « sans que l’on puisse savoir pourquoi et comment »...
Pourtant à Poulo Condore, le bagne français, pièce maîtresse de l’appareil répressif, ne fut pas une pure création ex nihilo. Tout d’abord la présence vietnamienne dans l’archipel était relativement ancienne quoique ténue puisqu’elle est attestée au moins dès le XVIIIe siècle, notamment par le séjour qu’y fit avec sa suite en 1783 le prince Nguyên Anh, futur fondateur sous le nom de règne de Gia Long de la dynastie des Nguyên. En second lieu, le droit criminel et pénal impérial, fortement inspiré de sa référence chinoise, fut en partie réutilisé par la nouvelle logique pénale coloniale. Le Code de Gia Long (1812) en vigueur avant la conquête française comportait en effet des dispositions qui pouvaient aider à « indigéniser » la législation pénitentiaire coloniale : essentiellement le système des Cinq Peines [22], dont l’application était modulée par les tribunaux impériaux en fonction de la gravité des fautes. Comme les modes d’enfermement de l’Ancien régime, ce système ignorait les condamnations à l’emprisonnement : la prison (« nguc ») n’était qu’un dispositif de sûreté, un dépôt d’accusés en instance de jugement et de condamnés attendant la mise à exécution de leur peine. Le Code impérial prévoyait d’abord trois peines, chacune subdivisée en cinq degrés, la flagellation par le rotin (« xuong »,dix à cinquante coups), la flagellation par le truong (« truong », de cinquante à cent coups), la peine des travaux pénibles (« do ») au service des chefs des relais du courrier avec privation de liberté (« elle saisit le corps et le cœur du coupable »), assorties de diverses peines auxiliaires telles que le port de la cangue. Les deux peines les plus graves étaient l’exil perpétuel (« luu »), gradué en trois degrés, les deux derniers étant combinables avec l’application du truong, selon la mise à distance par rapport à la ville impériale assignée aux criminels (exil à 2000 li, à 2500 li, à 3000 li, soit aux frontières de l’Etat) et les trois peines de mort (« tu », essentiellement strangulation ou décapitation). Travail pénible et exil constituaient le pivot du droit pénal, car en cas de « culpabilité relative », les condamnations les plus lourdes étaient commuables en l’un ou/et l’autre. De plus les diverses peines étaient rachetables selon des règles complexes en fonction de la nature de la faute. Il faut donc le souligner, ce n’était pas en prison que s’exécutaient les peines privatives de liberté.
Chacune des Cinq Peines se référait à des conceptions cosmologiques et culturelles essentielles, inséparables des obligations fondamentales pour chacun du retour au sol des ancêtres et des représentations corporelles collectives, ne plus pouvoir s’y conformer constituant une rupture cruciale de l’être. La Grande Condore était l’un des lieux d’exécution de la peine d’exil dans la zone la plus éloignée du Centre de l’Etat. Ce que devait constater les Français lors de leur prise de possession de l’île en 1861 [23] en y découvrant la présence de cent vingt-trois captifs, voleurs, condamnés pour appartenance aux sociétés secrètes ou aux sectes, ainsi que de leurs familles qui habitaient à proximité dans des paillotes de fortune. Contraints au travail le jour dans les rizières des trois villages insulaires [24], ils étaient enfermés la nuit les fers aux pieds dans un fort construit en 1832, sous la garde d’une garnison de quatre-vingt hommes armés de lances, miliciens - « linh bàu » ( ?) - ou anciens déportés devenus soldats, commandés par un mandarin militaire.
Avec la colonisation par contre on passe d’une logique pénale de châtiment et d’élimination (peine corporelle, travail forcé, bannissement, mort) à une logique plus complexe qui ajoute au châtiment (mort) la prison, maison d’expiation et de correction à la fois qui propose au coupable, par l’exercice d’un travail rétribué, la perspective théorique d’une réinsertion sociale, la prison et le bagne constituant désormais la peine la plus courante.
Cependant la pratique pénale et pénitentiaire coloniale emprunta beaucoup à l’héritage vietnamien. Non seulement le site du pénitencier et peut-être la signification de mise à longue distance des condamnés au bannissement dans laquelle les détenus du bagne français ont peut-être souvent interprété leur condamnation à la déportation ou aux travaux forcés par les tribunaux coloniaux ou par ceux des Protectorats. Mais aussi l’usage du Code de 1812 lui-même, à l’aide duquel on continua de juger les Vietnamiens après l’avoir épuré de ses peines les plus cruelles, sauf en Cochinchine après la promulgation du Code Pénal français en 1877. De même que le recours à la pratique de la grâce impériale collective, en 1933 par exemple, ainsi qu’une partie du régime disciplinaire des lieux de détention, comme le montrent le « Règlement Particulier des Iles et du Pénitencier de Poulo Condore » de 1889 et les neuf arrêtés qui réorganisèrent en 1916 le régime des pénitenciers de l’Indochine. Parmi les punitions en usage au bagne, sont prévues en 1889 l’usage régulier du rotin (dix ou vingt cinq coups), la chaîne simple (éventuellement avec boulet), la chaîne double, la mise au riz et à l’eau, alors qu’en métropole les punitions corporelles sont à l’époque en principe interdites [25] et ne figurent plus dans les textes sauf la mise aux fers, interdiction bien sûr souvent transgressée il est vrai. Ultérieurement les punitions corporelles disparaissent bien du texte de la réglementation de 1916, mais nullement de la réalité carcérale, peut-être parce qu’elles ne sont pas explicitement interdites. Enfin la dimension correctrice de la prison s’atrophia considérablement en terre coloniale. Pour bien des juristes coloniaux la disciplinarisation carcérale n’était pas en mesure de changer quoi que ce soit à la nature profonde des « indigènes ».
Despotisme pénitentiaire : punir et produire
Poulo Condore, a été durablement le lieu d’une oppression à bien des égards primitive, artisanale, pas moins violente pour autant, mais lentement rationalisée, modernisée, excentré en Mer de Chine méridionale, sur la Grande Condore (Con Dao), la plus vaste (5212 ha) des quatorze îles montagneuses au centre de l’archipel de Poulo Condore (Con Lon), et dans diverses installations plus ou moins temporaires sur quelques unes des autres îles. A 97 miles (155 kms) au Sud ouest de Cap Saint Jacques (Vung Tau), à 45 miles (72 kms) de l’embouchure du Bassac, mais à plus de deux cents du port de Saigon, distance qu’en 1936 le vapeur « Gouverneur général Pasquier » couvrait une fois par semaine en dix-huit heures de navigation, le pénitencier était situé à 8° 40 de latitude nord, dans la zone d’inflexion saisonnière des moussons, l’une des plus périlleuses de la mer de Chine méridonale, particulièrement en novembre au moment de leur renversement. Pour ses captifs, une terre d’inexorable ensevelissement…
L’archipel fut interdit à tout Européen ou Asiatique étrangers au bagne, mais y furent tolérés quelques petits marchands asiatiques, par lesquels passera la circulation des courriers et des biens illicites. L’espace pénitentiaire s’est très tôt organisé en plusieurs bagnes distincts, différenciés par le critère pénal, subdivisés en cinq à six salles collectives, complétées par un certain nombre de cellules d’isolement. Pendant un demi-siècle il n’y en eut que deux : le bagne n° I (dix salles communes-dortoirs de 150 ms2 prévues pour 80 prisonniers), achevé en1875 et réservé aux « droits communs », le bagne n° II (douze salles du même type), initialement « camp des lettrés annamites » qui furent les premiers à être reconnus comme détenus politiques. Ce second bagne qui regroupait les prisonniers politiques en principe exemptés de travail fut construit en 1916 - 1917 à l’emplacement du village où séjournèrent plus ou moins longtemps les grands lettrés réformistes du début du siècle Phan Châu Trinh, Huynh Thuc Khang, Ngô Duc Kê, Trân Cao Van, Nguyên Can Dang, Luong Van Can, Ngô Quyên ainsi qu’une soixantaine de leurs partisans déportés en 1908-1909 à Con Dao. C’est dans trois des immenses salles du bagne II qu’ultérieurement furent concentrés dans leur grande majorité les détenus politiques communistes et nationalistes des années 1930 et que J. Démariaux put observer une nuit de 1936 [26], grâce à la complicité d’un mata, le futur premier ministre Pham Van Dong, condamné au bagne en 1929, faire un cours d’économie politique à ses compagnons de détention. En 1928, du fait de la crue des incarcérations depuis trois ans, s’ajouta aux deux installations antérieures le grand bagne n° III (huit salles) avec « ses cachots de réclusionnaires remplis de désespoir » [27] construit par la main d’œuvre pénale. Diverses installations les complétaient : usine électrique alimentée par les coupes de bois des détenus,caserne, habitations de l’administration, ambulance et « sa hideuse léproserie » [28].
A Poulo Condore, la vieille classification métropolitaine des bagnards en trois classes, selon un barème de bonne conduite, régit la répartition des prisonniers entre les diverses catégories des travaux et des menues récompenses. Elle organisait toute la vie quotidienne des bagnards, les corvées, l’attribution des postes de travail, les équipes, gérées par les gardiens et d’abord par les « caplans » (« contremaîtres ») recrutés parmi les « droits communs », mi-bagnards, mi-gardiens auxiliaires, maîtres des multiples trafics comme du sort de chacun. Au sommet de la machine pénitentiaire opère le directeur, recruté jusqu’en 1882 parmi les officiers de marine [29] ou d’infanterie de marine comme le lieutenant Andouard, et au-delà des années 1920 parmi les fonctionnaires civils, comme le commissaire de police Cremazy (1934-1935) ou comme l’administrateur Bouvier, détenteur redouté du poste pendant près de quatorze ans, de 1927 à 1934 puis à nouveau de 1935 à 1942. Le directeur, généralement en poste pour deux ans, est officier de police judiciaire et fait office de juge de paix. Il détient le pouvoir administratif dans tout l’archipel, exerce le pouvoir disciplinaire et décide avec le gardien-chef des punitions quotidiennes. Bien qu’il soit soumis au contrôle régulier des inspecteurs du gouvernement de la Cochinchine, et aussi mais de manière plus lâche, en général tous les cinq ans seulement, à celui des missions beaucoup plus minutieuses de l’Inspection Générale des Colonies, il dispose d’un pouvoir quasi discrétionnaire sur l’ensemble de la gestion du pénitencier dont l’une des composantes essentielles est la distribution journalière des punitions. Attributions considérables, sources d’abus multiples que révélèrent les poursuites engagées contre certains titulaires du poste, tels le capitaine Lambert (1919-1927), condamné en correctionnelle pour prévarication et coups… à gardiens, de même que l’état de la comptabilité du pénitencier - aujourd’hui introuvable - mais dont les rapports d’inspection sont unanimes à déplorer la quasi totale incohérence. Tous les directeurs n’ont cependant pas été des tyrans incontrôlables, certains, tels O’Connell (1914-1916), un fonctionnaire non-conformiste, controversé, réformateur, aimé des détenus, décrié comme indigènophile par les coloniaux les plus obtus. Il parle vietnamien, interdit les châtiments corporels, essaye de desserrer le carcan de brimades et d’arbitraire et il semble bien qu’il ait tenté d’humaniser l’exécution des peines. Il augmente rations, salaires et primes, autorise les relégués à s’installer en dehors des bagnes sur des parcelles à cultiver, encourage les initiatives productives des prisonniers et installe les détenus cambodgiens dans un camp agricole en leur en confiant la responsabilité. Tentative de transformation du pénitencier en un sorte d’immense colonie agricole qui s’est vite heurtée à la résistance de son propre personnel et de ses supérieurs. De même trente ans plus tard le capitaine J. Brûlé
(1946-1947) semble avoir lui aussi cherché à rapprocher quelque peu le pénitencier d’une prison-école. Expériences qui détonent - « une atmosphère humaine descendit sur le bagne… » devait écrire le grand lettré moderniste Huynh Thuc Khang qui connut O’Connell – car elles sont restées exceptionnelles, la majorité des trente neuf directeurs en poste entre 1862 et 1947 ayant dans les faits été à la hauteur de leur douteuse réputation.
Tout pénitencier est lieu d’une violence administrée, bureaucratisée, réglée, multiforme, imposée à la population captive. A Poulo Condore la plus ordinaire fut économique et matérielle : l’exploitation par le travail forcé, censé être depuis la grande réforme pénale de 1791 la voie du rachat social et de la régénération du forçat. A l’égal de tous les bagnes européens des XIXe et XXe siècles, Poulo Condore fut une gigantesque entreprise semi-autarcique, qui a peut-être été bénéficiaire mais dont il est encore impossible de dresser le moindre bilan financier. En tout état de cause, chaque jour le forçat doit produire : son propre entretien ainsi que celui du personnel et si possible un surplus. Pour un pécule dérisoire : deux cents par jour en 1889, trois à quatre en 1934 selon les équipes, dont sont déduits les dépenses de son habillement (deux complets bleus par an), de son couchage (deux nattes par an) et le prix de son cercueil (4$). Mais en principe seuls sont soumis aux travaux forcés les droits communs du bagne I, les détenus des bagnes II et III (bagne des réclusionnaires qui ne sortent presque pas de leurs cellules) n’étant soumis au travail que s’ils sont volontaires et considérés comme non dangereux. Dans les années 1920- 1944, chaque jour à l’aube, les détenus, cheveux coupés à ras, vêtus de cotonnades bleues, plus souvent de guenilles (ils touchent deux vêtements par an), sortent, par équipes encadrées par les gardiens armes chargées, du bagne I et des paillotes des campements éloignés pour la « corvée générale. Ils gagnent ateliers et chantiers pour huit heures et demi de travail tandis qu’un certain nombre d’entre eux, les mieux notés, partent « librement » travailler comme interprètes, plantons, boys dans les bureaux, à l’ambulance ou aux domiciles des Européens. Ainsi s’activent à faible distance, quotidiennement sauf le dimanche, quatre à cinq cents bagnards dans les rizières des quatre fermes du bagne, à l’usine électrique, à la décortiquerie avec ses moulins à bras pour forçats tourneurs de meules, à la saline, à la jumenterie, dans les jardins, les pêcherie où peinent soixante dix prisonniers, aux fours à chaux, à briques, à charbon de bois, dans les ateliers, la scierie à vapeur, la fonderie, la forge, la menuiserie, la vannerie. Les forçats réparent leur prison, notamment après le typhon de novembre 1930 qui fit au moins cent cinquante morts (on avait maintenu les prisonniers enfermés…), et l’agrandissent en construisant le bagne III puis, après 1940, le bagne IV. Nombre d’entre eux besognent dans les camps de travail extérieurs sur les grands chantiers du pénitencier dont certains ne sont accessibles que par barques : ceux des îles voisines comme le chantier de la construction du phare, le percement des voies locales et à partir de 1939 celui de la grande route circulaire d’une quinzaine de kilomètres sur la Grande Condore où s’échinent une centaine de Cambodgiens, l’extraction à marée basse du corail, d’où l’on tire une excellente pierre à chaux - la plus crainte des corvées - l’exploitation des carrières de pierres, la coupe du bois de feu et de charpente en forêt (un stère par jour minimum pour chaque forçat-bûcheron), le déchargement des navires à l’appontement ou à l’ancre.
L’exploitation parallèle du travail captif n’est pas à négliger, sous la forme des prestations occultes aux caplans, chefs de salles ou d’équipes, aux matas et aux gardiens européens, et des prélèvements en chaîne des usuriers : bagnards usuriers, caplans usuriers, femmes des caplans et des matas, boutiquiers chinois du chef-lieu qui contrôle la circulation des fonds, la prostitution et la vente clandestine de l’opium, le recel des objets volés. Enfin les détenus subissent la sub-exploitation des grossistes en riz et en poisson séché du Tonlé Sap qui font de faciles bénéfices sur la fort médiocre qualité de leurs livraisons.
Encore faut-il ajouter que la main d’œuvre pénitentiaire a été fréquemment mise au travail par les administrations de la Cochinchine et du Protectorat cambodgien, territoires déficitaires en main d’œuvre salariée, et sur les grands chantiers de travaux publics en régie comme les terrassements du Transindochinois et des équipements publics. Les contingents de forçats mobilisés à cet effet constituent alors des « sections mobiles » temporaires. Ainsi en 1890 cent prisonniers de Poulo Condore sont mis à la disposition de l’administrateur de la province de Gia Dinh [30] et dans la même période des équipes de bagnards participent à la construction du port de Cap Saint Jacques (Vung Tau). Enfin, au XIXe et au début du XXe siècles des colons semblent également avoir fait appel à des effectifs plus réduits de prisonniers pour la mise en valeur des concessions de terres du delta du Mékong.
Si les colonies ont été l’un des champs où a surgi le processus historique de « brutalisation » des rapports humains au XXe siècle selon l’intéressant concept forgé par l’historien britannique George L. Mosse – mais que l’on ne peut reprendre qu’avec prudence -, leurs pénitenciers en ont certainement constitué quelques-uns des lieux d’expérimentation empirique et il y eut bien en Indochine une certaine relation d’homologie entre la pression physique sur les incarcérés et le malaise quotidien du contact colonial. Mais aussi parce que se sont conjuguées dans cette pression des pratiques de contrainte physique empruntés aux régimes de violence des sociétés précoloniales et celles qui participaient des systèmes de force importés d’Europe, les premières se trouvant par le fait colonial incorporées de manière sélective dans ces derniers et s’y chargeant d’une nouvelle fonctionnalité. Poulo Condore, pour autant qu’on puisse en juger en l’état actuel des connaissances, fut à ces divers égards un lieu - limite : peut-être faut-il au fond le concevoir, ainsi que le suggère P. Zinoman à partir de son tableau des prisons indochinoises, comme un concentré microcosmique du contact colonial à l’état brut ? En tout état de cause, la brutalisation des corps détenus y fut bien constitutive du rapport de force entre le personnel de surveillance et les forçats dans sa banalité quotidienne et elle l’emporta fortement sur le projet de réhabilitation éducative du condamné par le travail sur lequel les pénalistes européens du XIXe siècle fondaient le projet pénitentiaire importé par les colonisateurs en Indochine. Conséquence logique, elle figure au centre du discours vietnamien de l’époque sur le bagne, tel qu’on peut le saisir par exemple dans la grande série des « Lettres de Poulo Condore » publiées chaque semaine dans les colonnes du journal de la gauche saigonnaise, « La Lutte », l’une des principales sources de l’histoire du pénitencier avec les rapports d’inspection officiels, ou encore dans les nombreux recueils de souvenirs en langue vietnamienne, ceux du grand lettré Huynh Thuc Kang étant particulièrement intéressants de ce point de vue.
Le régime de la détention n’est toutefois pas resté immobile, il a pu se régulariser, s’améliorer aussi, par exemple en 1935-1936 à la suite de la visite de Poulo Condore du gouverneur de la Cochinchine P. Pagès, mais il n’a guère connu d’adoucissement qu’à proportion des résistances collectives qu’il suscitait périodiquement et des dénonciations relativement fréquentes de la presse, des sévères critiques des missions d’inspection officielles, ainsi que des injonctions secrètes du ministère des Colonies, qui leur faisaient écho. C’est que le forçat fait peur à ceux qui le gardent et sont à son contact, contraints sans cesse d’être sur le qui vive, assaillis par les dénonciations, par l’obsédante rumeur d’hypothétiques complots en préparation. D’autant que les longues peines ne peuvent que favoriser le développement des liens occultes d’une société captive prompte à la conspiration, dont les outils peuvent facilement devenir des armes.
D’où la rigueur de la discipline quotidienne, la fréquence des agressions physiques contre le corps affaibli des bagnards, des sanctions et des punitions, sommaires mais d’autant plus redoutées,à la discrétion des surveillants et surtout des directeurs dont un certain nombre, tels Andouard en 1918, Crémazy ou Bouvier dans la décennie 1930, seront secrétement suspectés par l’administration et publiquement par la presse indochinoise de cruauté et d’arbitraire [31]. En dépit des interdictions officielles, à Poulo Condore coups et brutalités physiques, diversifiées et multiples, sont monnaie courante : rotin, « truong » (bâton plus dur), nerf de boeuf, cadouille, faite d’une queue de raie (cadouille vient du vietnamien « ca duôi », la raie), terriblement douloureuse, coups de crosse etc. « Les Français battent les gardiens, les gardiens battent les caplans et les caplans battent les prisonniers … », écrit en 1939 le célèbre lettré et journaliste Huynh Thuc Khang qui avait séjourné treize ans au pénitencier . Lors de l’inspection de l’avocat général Talade au bagne III (1100 internés) le 22 août 1941, Nguyên An Ninh et Trân Van Thach, tous deux anciens de « La Lutte », se plaignent des mauvais traitements : « Il ne paraît pas douteux qu’ils ont été frappés, commente le magistrat. Il nous a été assuré que cela ne se renouvellerait plus… » [32]. Dans les mêmes locaux, réservés aux condamnés à la prison, aux bagnards jugés dangereux ou punis et aux réclusionnaires, ces derniers, qui n’ont droit qu’à deux heures de promenade par jour et sont mis aux fers chaque nuit. A un degré punitif plus élevé s’ajoutent les affectations aux ateliers et aux chantiers les plus durs, à la coupe du bois en forêt, à la décortiquerie, à l’interminable construction de la route circulaire, et les diverses formes de la contention carcérale : condamnation à la barre de justice, mise aux fers et à la chaîne, emprisonnement solitaire dans l’enfer des cachots, « la peine à la fois la plus douce et la plus terrible » qu’avait tant prôné Tocqueville [33]. Ces cellules, dont le nombre croit inexorablement dans l’île et que l’administration pénitentiaire perfectionnera si l’on peut dire en faisant construire en 1940 pour les réclusionnaires cent vingt cellules sans porte ni toiture mais couvertes de grilles avec une galerie de ronde [34], le cellulaire ne pouvant contempler que le vide. Les premières « cages à tigre »…Innovation de la politique cellulaire que la colonisation laissera en héritage aux décolonisés.
Difficile de résister à ce régime (cf. l’annexe statistique). Le surpeuplement du bagne, les conditions de travail meurtrières, la faim, la misère physiologique des détenus, trop souvent la terreur brutale exercée par l’encadrement, les violences en tous genres entre détenus, les endémies,– paludisme, assez souvent mortel, épuisante fièvre des bois, scorbut, dysenterie, choléra, béri-béri, tuberculose - dont les poussées épidémiques peuvent être effroyables imposent une sélection physique et psychologique impitoyable : 404 morts sur 767 bagnards lors du béri-béri de 1897, 338 morts en 1930 presque tous de scorbut. D’autant plus qu’il n’y a pas d’hôpital à Poulo Condore mais simplement une ambulance-infirmerie vétuste, avec une salle de chirurgie et une de médecine, deux médecins de la marine assistés de médecins indochinois,. En conséquence la mortalité (cf. annexe 4), que déplorent tous les rapports de l’Inspection générale des Colonies, atteint généralement des taux considérables de 30 à 70 /1000 jusqu’en 1939, avec des pics de 88 (1931) à plus de 157 /1000 (1930), plus que considérables pour une population en majorité jeune ou adulte [35]. Le paludisme est chronique : en 1934, cent quarante détenus en meurent [36]. A certains moments les trois principaux bagnes de l’île sont ravagés par les épidémies, le choléra et le béri béri, la tuberculose étant quant à elle endémique. « L’isolement des contagieux n’est pas assuré : les tuberculeux sont dans les salles communes. D’autre part les lépreux sont installés dans des paillotes dans un coin de la cour du bagne III », constate l’inspecteur général Bourgeois-Gavardin en novembre 1935. L’on ne peut être soigné que sur place car il est quasi impossible d’obtenir un transfert dans l’un des hôpitaux de Saigon : l’on guérit ou l’on meurt au bagne [37]. En 1942, le dirigeant communiste Lê Hong Phong, capturé après l’insurrection communiste de Cochinchine et condamné à cinq ans de travaux forcés y meurt d’épuisement le 6 septembre 1942. L’année suivante, la requête de Nguyên An Ninh (1900-1943), l’un des plus brillants intellectuels vietnamiens des années 1930 et l’une des grandes figures de la gauche du Sud, arrêté en 1939, condamné à la prison, déporté au bagne III le 10 décembre 1940 et parvenu au dernier degré du béri béri, fut sèchement refusée par le gouverneur de la Cochinchine. Comme nombre de ses co-détenus, Ninh devait mourir à Poulo Condore à l’âge de quarante trois ans le 14 août 1943.
Le bagne subverti
De l’ensemble des données qui viennent d’être évoquées résulte l’histoire interne, longtemps fermée sur elle-même, mais plus que troublée du bagne. Comme c’était le cas des autres établissements pénitentiaires de l’Indochine coloniale, l’encadrement du pénitencier est assuré en 1935 par 27 gardiens européens (40 en 1941) recrutés parmi les anciens militaires, 58 « matas » vietnamiens et cambodgiens (65 en 1941) dont beaucoup de journaliers [38], au comportement douteux et en mauvais état physique, pour 2400 forçats soit un pour une trentaine de prisonniers, tous constamment armés dans le service. En réserve une compagnie du 11e régiment d’infanterie coloniale (une centaine d’hommes à la même date) cantonnée à la caserne Galliéni. Mais le contrôle d’une telle quantité de détenus a toujours été difficile, très souvent aléatoire, et le désordre latent s’est instauré périodiquement dans tout ou partie des installations du grand bagne de la Mer de Chine, bien que ce dernier ait été le mieux ou le moins mal contrôlé des principaux pénitenciers indochinois. Ce désordre, l’administration n’a jamais pu que le circonscrire, jamais l’extirper totalement.
Tout d’abord, comme dans toute institution pénale, la société pénitentiaire visible s’est très vite doublée d’une contre-société, à la fois secrète et repérable à mille traces, longtemps exclusivement organisée et dominée par les fortes têtes sur les deux modes très perméables l’un à l’autre de la société secrète chinoise toujours vivaces au moins en Cochinchine jusqu’aux années 1920 et des gangs du grand port de Saigon-Cholon, qui n’ont pas cessé de se constituer et de se reconstituer sans grande difficulté derrière les murs de l’établissement, ne serait-ce qu’à partir des jeux d’argent qui font rage et du trafic de l’opium. En second lieu, à Poulo Condore le signe le plus évident du désordre pénitentiaire fut l’évasion endémique des détenus, bien plus importante que dans les pénitenciers indochinois du continent. Donnée paradoxale, étant donné l’insularité du pénitencier et son éloignement du continent, les évasions à la fois sont courantes et n’émeuvent guère l’administration pénitentiaire du moment que leur fréquence ne dépasse pas un certain taux. Elles traduisent en effet le fait essentiel et inhérent à la situation coloniale indochinoise de l’incapacité de l’administration à gérer des flux particulièrement élevés de détenus de tous statuts judiciaires et à les soumettre autrement que par l’usage de la force au régime pénitentiaire des colonisations modernes.
L’évasion fluctue généralement autour de 10 à 15 % des effectifs - ce qui représente quand même un effectif respectable de fuites - mais elle connaît des pointes surprenantes : c’est ainsi qu’elle passe de 16% des effectifs en 1928 à 30 % en 1930 ! La fuite hors du bagne est généralement suivie d’une période plus ou moins longue de marronnage dans les collines escarpées (elles culminent à 584 ms), accidentées et couvertes d’une épaisse forêt, de la Grande Condore, que le fuyard occupe souvent à la construction d’un radeau de fortune à l’aide troncs de « bung », cet arbre léger utilisé pour le flottage. Elle est suivie mais beaucoup plus rarement d’une seconde évasion, par mer, hors de l’archipel, la plus aléatoire, généralement à la mousson d’hiver (novembre à avril) NE/SW qui souffle vers les côtes de la péninsule indochinoises. Terrible risque qu’encourt alors l’évadé qui ne peut que tenter de naviguer à l’estime parmi les multiples dangers de la Mer de Chine, de surcroît infestée d’énormes requins. Evasion rarement menée à bien, presque toujours mortelle, de toute façon sanctionnée d’une lourde aggravation de peine en cas d’abandon ou de capture. Trois des plus célèbres furent celles, réussies, du prince Buu Dinh, cousin de l’empereur Bao Dai en 1929 [39] et de Bay Vien, le futur chef du grand gang des Binh Xuyên dans l’agglomération saigonnaise après 1944, condamné de droit commun, interné à Poulo Condore en 1936, évadé avec succès en 1940 puis repris, et l’évasion tragique de Ngô Gia Tu, le premier et très jeune secrétaire général du Parti Communiste Indochinois, qui réussit à s’enfuir du bagne en radeau vers la pointe de Ca Mau en novembre 1934 mais ne parvint jamais à destination. Il en résulte que plusieurs centaines de forçats, presque tous candidats à l’évasion définitive, marronnent en permanence dans l’intérieur, traqués par des équipes de détenus cambodgiens avec leurs chiens et par les guetteurs postés en permanence sur les plages par l’administration.
De cet envers du bagne surgissent les explosions paroxystiques qui périodiquement ont secoué le pénitencier, comme ce fut d’ailleurs le cas des bagnes péninsulaires, Lao Bao et Thai Nguyen, particulièrement étudiés par P. Zinoman. La révolte récurrente, souvent sauvage et spectaculaire, aura ponctué son histoire séculaire . On ne peut la dissocier de celle de la colonisation indochinoise, puisqu’elle fut la réplique pénitentiaire des dissidences ou des révoltes régionales ou locales qui accompagnèrent l’histoire de l’Indochine française. S’il n’y eut généralement pas, sauf sans doute en 1945, à la différence des bagnes du continent comme Lao Bao ou Thai Nguyen, de lien secret entre ces révoltes et les grands événements insurrectionnels de Poulo Condore, on doit constater qu’il exista une certaine synchronie entre ces derniers, au moins quatre des grandes conjonctures critiques de cette histoire : années 1880-1896, fin de la Première guerre mondiale, années 1930, 1944-1945, comme si par d’invisibles canaux le souffle de l’émeute, de la grève et de la révolte anti-coloniales parvenait à infiltrer souterrainement depuis le continent les salles et les paillotes du pénitencier.
Les formes de la protestation récurrente des détenus furent multiples. Plus qu’aucun des autres bagnes indochinois Poulo Condore a été un concentré de la tension à l’œuvre dans le système carcéral indochinois entre captifs et gardiens comme des limites de l’efficience du phénomène répressif en situation coloniale. En permanence y rôdent les rumeurs alarmantes. La manifestation la plus banale de cette tension est la vengeance ou le complot individuel ou à quelques-uns, souvent motivés par les brutalités des gardiens, protestations sanglante de forçats qui n’ont plus rien à perdre. Il en est ainsi des tentatives d’assassinat, assez souvent réussies, de gardiens européens exécrés ou de « matas » vietnamiens, qu’attaquent par surprise au travail à coups de pics ou de massette, à la faveur d’un moment d’inattention, un ou plusieurs détenus qu’ils ont battus ou punis. Plus graves, car le risque d’un soulèvement général du pénitencier ne peut jamais être exclu, les révoltes collectives qui sont cependant toujours restées fragmentaires, sauf peut-être en 1945 après la remise du pénitencier par les Japonais au représentant du gouvernement Trân Trong Kim. Sans doute parce que jamais organisées par des détenus politiques et à peu près toujours structurées par les seuls liens, certes complexes, des gangs, voire des vieilles sociétés secrètes. Mais leur but dépasse la simple vengeance individuelle, car il s’agit presque toujours de s’emparer des barques qui desservent les chantiers extérieurs pour s’enfuir de l’archipel ou pour échapper à la déportation au Gabon, à Obock, à Nouméa ou en Guyane, dont les administrations réclament de la main d’œuvre pour les routes à construire et pour les mines. C’est pourquoi toute arrivée de navires de transport déclenche des recrudescence de fuite vers les massifs boisés de l’intérieur.
Ce type de mouvement a surgi dès la fondation du pénitencier avec la révolte des « linh bàu » vietnamiens le 28 juin 1862, sans doute provoquée par l’arraisonnement d’une jonque chargée d’une cargaison d’opium et l’opportunité qu’elle offrait aux miliciens d’une échappée lucrative, que réprimèrent avec peine l’enseigne de vaisseau Bizot et son adjoint le chirurgien-major de la marine Gustave Viaud, frère aîné de Loti, qui venait d’être nommé médecin de l’établissement. Dès lors se répètent complots et émeutes : complots éventés en avril 1864 et en janvier 1868, sanglantes émeutes de 1882, d’août 1883 (la révolte de l’île de Bay Canh, déclenchée sur le chantier du phare), du 17 au 28 juin 1890 - la grave révolte de quatre cents captifs tonkinois, condamnés pour « piraterie » dans le cadre de la répression du « Cân Vuong » et fraîchement arrivés à la Grande Condore : 9 gardiens assassinés…- , de 1904, 1906, mars 1910 et surtout celle du 14 février 1918 : deux cents forçats du bagne I, menés par les ouvriers de la carrière attaquent à coups de pics et de couteaux de fortune couteau leurs gardiens et en tuent trois ; 73 forçats sont abattus sur place ainsi qu’un an plus tard le directeur du pénitencier, le lieutenant Andouard, un ancien de Verdun dur et cruel, qui a alourdi les quotas de production journalière de pierres et a commandé de sang froid les feux de salves à bout portant, assassiné en représailles dans son bureau par un boy en décembre 1919.
Tout change à partir de la décennie 1930 avec l’arrivée par flux successifs de contingents de prisonniers politiques impliqués dans les grèves et les révoltes de 1930-1932, les Soviets du Nghê Tinh notamment, condamnés par la Commission criminelle du Tonkin, par les tribunaux du Protectorat d’Annam ou par la Cour d’Assises de Saigon lors des grands procès de 1929-1932. Sur un effectif de 22 080 emprisonnés dans les trois pays vietnamiens en 1932, le Procureur général de l’Indochine recense 7942 prisonniers politiques, soit 36 % du total [40]. Le mélange de brutalité et de corruption, de vengeances individuelles et de représailles collectives qui fondait le fragile modus-vivendi entre gardiens et prisonniers se trouve alors ébranlé par l’afflux, navire après navire, des condamnés politiques, jeunes nationalistes du Viet Nam Quoc Dân Dang, et militants du tout nouveau Parti communiste indochinois (PCI) clandestin. Les rejoindront une décennie plus tard, entre 1939 et 1943, une nouvelle fournée de militants du PCI, d’insurgés du soulèvement communiste de novembre 1940 en Cochinchine, rejoints par divers militants des petits groupes nationalistes du Nord ou trotskistes de Cochinchine. Parmi eux nombre de paysans et d’ouvriers arrêtés pour des activités afférentes aux troubles sociaux et politiques mais condamnés à de lourdes peines de droit commun, ce qui au fond aura pour effet de faciliter la politisation de l’ensemble du pénitencier, même si entre droits communs et politiques subsista toujours une frontière sociale et culturelle relativement étanche. La situation n’est d’ailleurs pas très différente dans les autres bagnes et dans les prisons de la péninsule.
A la fin de 1934, les quatre conditions d’une grave crise des prisons en général se trouvent alors réunies : surpeuplement, aggravation du régime pénitentiaire, dysfonctionnements d’une administration corrompue et sans grands moyens, concentration de révolutionnaires. Prisons et bagnes, Poulo Condore avant tout autre, deviennent alors la zone nerveuse de l’Indochine souterraine où s’ouvre en ces années de l’avant 1936 une brèche essentielle et durable dans le système politique de l’Indochine française. La résistance politique et politisation de la protestation pénale, le développement d’un mouvement des prisonniers pour l’humanisation de la détention, pour la conquête du régime politique et pour l’amnistie générale, constituent désormais le fait essentiel de la vie du pénitencier. Ce n’est pas chose tout à fait nouvelle, car les prisons indochinoises, à l’exception de Poulo Condore ont déjà été secouées de 1929 à 1933 de troubles graves, révoltes, grèves, manifestations, sévèrement réprimées. Après une courte accalmie, le mouvement reprend au début de 1935, mais cette fois son foyer principal est la Grande Condore qui est désormais le foyer déclenchant d’un mouvement général de manifestations et de grèves qui paralyse à demi prisons et bagnes indochinois. Regroupés au bagne II, nationalistes et communistes s’y trouvent en situation à la fois de solidarité nécessaire quoique intermittente et de compétition idéologique accrue de par leur face à face obligé, à la fois d’osmose latente, comme l’atteste le passage au communisme de nombre de nationalistes, le journaliste Trân Huy Liêu par exemple, et d’irréductible confrontation. D’autant que c’est une part importante de la première génération de intelligentsia révolutionnaire moderne que concentre le bagne, de jeunes personnalités souvent ardentes et brillantes, Doan Kiên Diêm, Nguyen Ngoc Son, Nghiêm Toan pour les nationalistes, Pham Van Dong, Ngô Gia Tu, Nguyên Van Cu, Bui Cong Trung, Lê Duân pour les communistes (voir l’annexe…) et à partir de 1941 Ta Thu Thâu, Trân Van Thach pour les trostkystes, ou l’influent journaliste et écrivain Nguyên An Ninh.
De plus le pénitencier est devenu à la fois un lieu de rencontre entre révolutionnaires des trois ky, un espace d’échange des expériences politiques, un creuset national. Lors de la révolte des « Tonkinois » en 1890, les déportés de Cochinchine n’avaient pas bougé (un seul « Cochinchinois » sur les 22 inculpés) : « Les Annamites de Cochinchine, écrivait à l’époque le juge Daurand-Sorgues, se couchaient à plat ventre dans les fossés de routes comme pour bien indiquer qu’ils ne prenaient aucune part la rébellion. Les Tonkinois agissaient seuls » [41]. Les Vietnamiens du Nord composaient seulement 12,9 % de l’effectif en 1912 contre 71, 5 % pour ceux de Cochinchine, mais ils étaient 28 % en 1932 contre à peine 50 % de compatriotes du Sud. Ainsi que P. Zinoman l’a bien montré à propos de la grande révolte du pénitencier de Thai Nguyên en 1917, l’enfermement à Poulo Condore est sans doute à partir de 1908 mais plus encore après 1930 l’une des expériences par lesquelles, au moins parmi les prisonniers politiques venus des trois ky vietnamiens, se dépassent les appartenances régionales, s’abolit dans les consciences le découpage colonial de l’espace et se construit la représentation de la nation moderne. Parallèlement, les controverses idéologiques s’y aiguisent , parfois violentes, entre les 193 détenus communistes et les 197 nationalistes du bagne II [42] ; elles ne cesseront plus, surtout quand s’y trouveront rassemblés les 1100 détenus politiques de 1941. Très vite les communistes vont prendre le pas sur les nationalistes et sur les caïds, et pour longtemps. A partir de 1931, ils mettent sur pied une structure clandestine ramifiée qui encadre les prisonniers, prend en mains et organise minutieusement la vie collective au bagne, conquiert ainsi une part du pouvoir carcéral, recrute un nombre important de nationalistes et de prisonniers de droit commun bientôt gagnés au communisme, et avec laquelle l’administration pénitentiaire va devoir rapidement composer, parfois négocier. Elle pourra être réprimée, désorganisée, perdre de sa force,mais ne disparaîtra pratiquement plus jamais jusqu’en 1975.
Le pénitencier, surtout le bagne II, est devenu du même coup une véritable université rouge, ce qu’a sans aucun doute facilité le fait que les prisonniers politiques reconnus (mais tous ne le sont pas) sont rassemblés dans les salles du bagne II et ne sont pas astreint au travail sauf s’ils en font la demande. Les détenus communistes se sont organisés en cellules, coordonnées par un comite exécutif, et ont obtenu en 1935, à la suite des destructions d’un typhon, du moins pour un certain nombre d’entre eux, d’être transférés à Hon Cau, superbe île tropicale à douze kilomètres au nord-est de la Grande Condore, ce que l’administration a concédé probablement parce qu’elle craint la contamination politique de la masse des détenus de droit commun. Concession non durable car une tentative d’évasion des détenus du VNQDD aura pour effet de ramener tous les politiques au bagne II quelques mois tard. Depuis 1932 le pénitencier est en tout cas devenu de fait la plus grande école de formation communiste d’Indochine où s’éditent clandestinement textes et tracts manuscrits, en particulier le journal « Tiên Liên » (« En Avant »), où circulent livres et brochures en français et en vietnamien, introduits semble-t-il par des marins vietnamiens ou parfois français, syndiqués de la CGTU, communistes ou sympathisants, poèmes et chansons, où l’on monte des pièces de théâtre vietnamien ou occidental, par exemple un drame tiré du livre de John Reed, « Dix jours qui ébranlèrent le monde »…On lit dans des traductions plus ou moins résumées du français en vietnamien les classiques du marxisme : le « Manifeste communiste », « La maladie infantile du communisme, le gauchisme »et « Que faire ? » de Lénine, « L’Anti-Dühring » d’Engels, « L’ABC du communisme » de Boukharine, l’ « Histoire du Parti communiste (bolchevik) » de Staline. Poulo Condore est sans doute alors l’un des endroits les mieux achalandés en littérature communistes d’Asie orientale, en même temps qu’un vivier de cadres et de militants qui seront au premier rang de la révolution à venir. Mais aussi on s’y alphabétise, on y donne des cours réguliers de vietnamien, de français, de culture élémentaire littéraire et scientifique, on y commente en cercles d’études l’actualité internationale, l’avènement du Front populaire en France, la guerre civile en Chine et l’expansion japonaise en Asie orientale, les quinquennats soviétiques et les procès de Moscou, et bien sûr la situation politique et sociale de l’Indochine. Il n’est pas exagéré de dire que par une surprenante ruse de l’histoire, la révolution vietnamienne des années 1940-1945 s’est préparée, entre autres lieux, à Poulo Condore. A ce moment, de l’avis général - notamment des observateurs perspicaces que sont les inspecteurs des colonies - le bagne s’enfonce peu dans un état de semi-convulsions permanentes que contient difficilement un encadrement souvent débordé.
En 1934-1935 la résistance communiste à l’intérieur du pénitencier tire sa force, et aussi sa supériorité sur tout ce que seront en mesure d’organiser les prisonniers nationalistes, de ce qu’elle est relayée à l’extérieur du pénitencier, à Saigon et jusqu’en France par un réseau ténu mais dynamique, international et remarquablement efficace, dont la cheville ouvrière a été le groupe et le journal « La Lutte », l’hebdomadaire légal que publient en commun et en français à Saigon avec l’accord du Komintern de jeunes intellectuels communistes, trotskystes, nationalistes, entre 1933 et 1937. Depuis le tournant de 1930 s’est éveillée dans la presse et dans l’opinion vietnamiennes s’est éveillée une sympathie profonde pour le prisonnier, le bagnard, la prostituée, le vagabond. Les enfermés des bagnes en bénéficient tout particulièrement, surtout après que « La Lutte » ait entrepris (octobre 1934) la publication régulière de ses remarquables « Lettres de Poulo Condore » alimentées par la correspondance clandestine des détenus et par les informations que lui fournissent détenus libérés, petits fonctionnaires et soldats et que confirment bien souvent les rapports confidentiels des inspecteurs généraux des Colonies. Prisons et bagnes deviennent un thème littéraire au Vietnam sous la forme de récits ou de recueils de poèmes publiés en vietnamien malgré la censure à partir de 1929 et surtout entre 1937 et 1939 (voir la bibliographie), dont l’un des plus connus est le recueil de poèmes de Huynh Thuc Khang, « Thi Tu Tung Thoai » (« Poèmes de prison »), publié en 1939 à Hué. En métropole se développe la campagne permanente de défense des prisonniers politiques indochinois qui associe la Ligue des Droits de l’Homme, le PCF, le Secours Rouge International, la SFIO et surtout le Comité d’Amnistie aux Indochinois fondé le 9 mars 1932 par Romain Rolland, Paul Langevin, Marius Moutet, A. Viollis et Francis Jourdain, qu’anime activement ce dernier et auquel participent communistes, socialistes, syndicalistes, radicaux aux côtés d’ intellectuels de premier plan.
Peu de temps après l’important congrès de la Ligue des Droits de l’Homme de 1931 et alors que se met en place le Front populaire, Poulo Condore devient ainsi à partir du printemps 1933 en Indochine et en métropole, avec les autres pénitenciers indochinois il est vrai, le foyer central d’une protestation politique considérable qui au fond participe à la fois de l’anticolonialisme des années 1930, de l’abolitionnisme pénitentiaire et aussi du succès d’une littérature de la prison en français et en vietnamien. Albert Londres de passage à Saigon en 1932 décide de revenir l’année suivante pour enquêter au grand bagne dont il a saisi l’importance comme il l’a fait auparavant à la Guyane. Projet qui sombre avec lui lors de son voyage de retour dans le naufrage du « Georges Philippar » à l’entrée de la Mer Rouge mais que mènera à bien un fonctionnaire passionné de journalisme, Jean-Claude Démariaux [43], au cours des trois passionnantes enquêtes qu’il effectue au bagne entre 1936 et 1940 et qu’il publiera en 1956 sous le titre « Les secrets des îles Poulo Condore ».
En 1934-1935, l’amnistie devient la revendication essentielle à l’intérieur et hors de Poulo Condore, toute la presse vietnamienne et même des journaux coloniaux comme « La Dépêche d’Indochine » la réclament. Au pénitencier la donnée nouvelle et imprévue est le grandissant recours des prisonniers à l’initiative des détenus communistes à la grève des corvées et surtout à la grève collective de la faim. Recours qui surprend, car la grève de la faim ne semble pas relever d’une quelconque tradition de contestation vietnamienne, à moins elle ne fasse écho au retentissement en Indochine des grands « satyagraha » gandhiens [44] de l’entre-deux-guerres. La première manifestation a lieu le 10 janvier 1935, une autre lui succède le 2 février, 120 prisonniers des corvées générales du bagne I cessent de s’alimenter pendant quatre jours en mars-avril 1935 à la suite d’une distribution de vivres avariées. Les forçats marquent des points avec une nouvelle grève de la faim de 600 d’entre eux en juin, et surtout avec l’immense grève tournante de la faim de 1000 forçats des bagnes I et II contre la mauvaise nourriture trois semaines durant en août- septembre 1935 qui a un écho considérable sur la terre ferme. Trois missions d’enquête officielles se succèdent alors au pénitencier que prolongent au moins dix grèves de la faim de janvier à août 1936, jusqu’à la veille de l’amnistie promulguée par le gouvernement du Front populaire le 11 août 1936. A ce moment, tel un « Potemkine » insularisé, Poulo Condore a quelque chose d’un immense bateau ivre. Au total, du 1er mars 1935 au 11 août 1936, au moins quatorze grèves de la faim souvent complétées par le refus d’exécuter les corvées, s’y sont succédées [45] et ont mobilisé une bonne partie des prisonniers non politiques, par exemple lors de la grève de 48 h des 27 et 28 mai [46]. Le contrôle du pénitencier échappe peu à peu à l’administration, comme le note en mars 1936 l’administrateur Bary au retour de sa mission :
« Pendant les derniers mois passés à Poulo Condore par le précédent directeur (Cremazy), la discipline s’était à ce point relâchée qu’il devenait urgent que le bagne fut repris en mains par une autorité moins hésitante, plus ferme ; les équipes étaient en partie désorganisées, les refus de travail collectifs étaient devenus fréquents, les opérations de chargement et de déchargement s’opéraient avec une sage lenteur. Je ne parle pas des grèves de la faim et autres manifestations collectives qui sont encore à l’heure actuelle monnaie courante à Poulo Condore… » [47].
La reprise en mains tentée avec le retour du directeur Bouvier, un ancien de l’administration pénitentiaire de la Guyane, se fera attendre en fait jusqu’à la guerre. Dans le pénitencier la tension est à son comble comme le montre l’évolution du nombre des punitions : 95 en novembre 1935, 237 en janvier 1936 et encore 174 en mars. Les détenus ont maintenant leurs délégués, osent adresser leur cahier de revendications au Gouvernement général et au ministère de la France d’Outre-Mer. Les grèves sont pourtant durement châtiées : diminution de la durée des récréations au bagne II, mises au riz sec, suppression du thé quotidien, mises aux fers après la grève du 4 janvier, deux morts et vingt mises au cachot pendant les neuf jours et demi de grève de la faim en mars, une trentaine de blessés, dix-sept mises en cellule lors de la grève des 27-28 mai. Mais des deux côtés des murs du pénitencier informations et initiatives se répondent désormais. Difficile d’apprécier l’écho social de la révolte des détenus en Indochine mais il fut sans aucun doute important et l’on est en droit de penser que, conjugué à l’amnistie du début août, il eut un effet certain, sinon déclencheur, du moins entraîneur, dans l’éclatement de la vague des grèves ouvrières à partir d’octobre 1936 en Indochine [48].
Au printemps de 1936, l’action des bagnards relayée par la campagne permanente de « La Lutte » amène l’envoi d’un enquêteur officiel à Poulo Condore tandis qu’à l’initiative du journal se crée à Saigon un Comité Indochinois d’Amnistie avec de nombreuses personnalités vietnamiennes et françaises, la plupart des directeurs de journaux, les sections de la SFIO, de la Ligue des Droits de l’Homme et du Parti radical. Le rapport des forces à l’intérieur du pénitencier, comme d’ailleurs dans les prisons, s’inverse alors momentanément au profit des prisonniers. L’amnistie du 11 août 1936 est promulguée seize jours plus tard en Indochine.
Un an après, à la date du 6 octobre 1937, 1532 prisonniers auront été libérés dont environ 500 de Poulo Condore, parmi lesquels Pham Van Dong. A l’heure où le gouvernement du Front populaire s’apprêtait à supprimer le bagne de la Guyane [49], le système pénitentiaire indochinois a pu sembler en sursis. Mais ce n’était que l’apparence d’un espoir. Poulo Condore ne sera pas supprimé, il n’y aura même pas de réforme pénitentiaire. Signes qui ne trompent pas du brusque effacement de la perspective historique de l’espérance diffuse d’une décolonisation pacifique. Un autre horizon d’attente s’installe : la guerre.
« En prison, avait écrit Nguyên An Ninh dans les années 1930, le cœur se brise ou se bronze… ».
BIBLIOGRAPHIE
En langues occidentales
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Nhuong-Tông, « Doi trong Hoa-lo, Côn-dao, Hon-cau » (« Ma vie à Hoa Lo, Côn Dao, Hon Câu »), Hanoi, 1935.
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ANNEXES
Annexe n° 1 : La révolte de 1890 vue par le Juge Daurand-Sorgues
« Ce serait une erreur de croire que tous les condamnés tonkinois ont été pris les armes à la main. En arrivant, encore sous le coup d’une détention qu’il peut considérer comme provisoire ou comme résultant d’une erreur, il (le prisonnier, D.H.) apprend tout d’abord qu’il est condamné « à la perpétuité » par un juge qui ne l’a pas entendu, qu’il n’a peut-être même pas vu. Tout espoir de revenir dans son pays – et l’on sait à quel point les Annamites en général sont attachés à leur sol natal – lui est enlevé. Aucune voie de recours lui est ouverte. En même temps il se voit astreint à un labeur constant et souvent pénible, à une discipline humiliante. Si dans cette situation un de ses anciens chefs vient en outre lui annoncer de nouvelles rigueurs également arbitraires, qu’y aura-t-il d’étonnant à ce qu’il préfère courir les chances d’une révolte, lui qui n’a plus rien à perdre. Et c’est ainsi en effet, comme l’établit l’information, qu’ont précédé les meneurs de l’affaire du dix neuf juin. Le numéro 1132, Nguyên Van Cân, l’ancien lieutenant du dôc Tich et l’un des principaux instigateurs de la révolte, triompha des dernières hésitations de ses co-détenus en répandant de salle en salle la nouvelle que les Tonkinois allaient être déportés en masse à Obock, et en leur démontrant que la révolte était le seul moyen de salut qui pût leur rester.
Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que l’on peut dès à présent prévoir que la persistance des mêmes errements amènera très probablement dans l’avenir des résultats analogues.
Il me reste, Monsieur le procureur Général , à vous faire connaître quelles sont les mesures préventives qui paraissent à mon avis s’imposer pour assurer dans ces conditions la sécurité relative du pénitencier de Poulo Condore. Tout d’abord il y a lieu de considérer que cet établissement qui renfermait au 1er janvier 1889 un total de 726 condamnés en renfermait le 30 juin dernier 1530. cet accroissement considérable suffirait à lui seul à justifier une augmentation correspondante du personnel de garde. J’estime en outre que le pénitencier, en l’état actuel, ne saurait sans inconvénient recevoir un nombre indéfini de détenus. Les chiffres de 1800 à 2000 sont un maximum qui ne devrait que rarement être dépassé. Or les fournées de Tonkinois se succèdent à intervalles très rapprochés. Huit jours après la révolte, on en débarquait environ 75. En second lieu, la nature des travaux auxquels sont employés les détenus exige que la majeure partie sorte du bagne au moins deux fois par jour. Là encore, une réforme serait nécessaire. Est-il besoin de rappeler qu’en principe les condamnés à de fortes peines ne doivent jamais sortir du lieu de leur détention effective ? ».
(« Un enquête sur les faits criminels commis au pénitencier de Poulo Condore le 19 juin dernier », Rapport d’inspection du juge Daurand Forgues, 26 juillet 1890, CAOM, GGI, 22791)
Annexe n° 2 : Population incarcérée en Indochine (1867 – 1945)
Années | Population incarcérée : totale, au 31/12 (P.I.T.) | En détention dans les pénitenciers ; nombre de pénitenciers (entre parenthèses) | % de la P.I.T | En détention à Poulo Condore | % de la P.I.T. |
1867 | . | . | . | 500 ? | . |
1880 | . | . | . | 772 | . |
1890 | . | . | . | 1530 | . |
1909 | . | . | . | 1 000 ? | . |
1912 | . | 1932 | . | 1435 | . |
1913 | 18 340 | 2301 | 12,55 | . | . |
1914 | 19 334 | 2415 | 12,49 | . | . |
1915 | 20 234 | 2317 | 11,45 | . | . |
1916 | 20 884 | 2219 | 10,63 | . | . |
1917 | 20 227 | 2460 | 12,16 | . | . |
1918 | 19 568 | 2392 | 12,22 | . | . |
1919 | 22 722 | 2638 | 11,61 | . | . |
1920 | 22 189 | 2987 | 13,46 | . | . |
1921 | 20 267 | 2778 | 13,11 | . | . |
1922 | 21 185 | 2810 | 13,26 | . | . |
1925 | . | . | . | 1462 | . |
1926 | . | . | . | 2079 | . |
1927 | . | . | . | 2038 | . |
1928 | . | . | . | 2102 | . |
1929 | 16 087 | . | . | 1992 | 12,38 |
1930 | 20 312 | (7) 3297 | 16,23 | 2146 | 10,56 |
1931 | 23 719 | (10) 3666 | 18,67 | 2276 | 9,59 |
1932 | 28 097 | (10) 4895 | 17,42 | 2584 | 9,19 |
1933 | 25 388 | (10) 4723 | 18,60 | 2818 | 11,10 |
1934 | 24 031 | 4242 | 17,65 | 2717 | 11,30 |
1935 | 23 388 | 4279 | 18,30 | 2399 | 10,25 |
1936 | 20 515 | 3850 | 18,77 | 2436 | 11,87 |
1937 | 20 842 | 3648 | 17,50 | 2018 | 9,68 |
1938 | 22 064 | 3767 | 17,07 | 2050 | 9,29 |
1939 | 21 441 | 4043 | 18,86 | 2271 | 10,59 |
1940 | 26 233 | 4350 | 16,58 | 2634 | 10,04 |
1941 | 29 871 | 6813 | 22,81 | 4204 | 14 |
1942 | 28 722 | 6280 | 21,86 | 4403 | 15,32 |
1945 (janvier) | . | . | . | 4500 ? | . |
Sources : P. Zinoman, The Colonial Bastille...”, op. cit., p.49 ; “Annuaire statistique de l’Indochine” (1913-1942 avec interruptions) ; rapport Bourgeois-Gavardin d’avril 1936, cité par D. Hémery, « Révolutionnaires vietnamiens et pouvoir colonial… », op. cit., p. 178 et 459 ; Dr. A. Corre, « Ethnographie criminelle… », op. cit. pour les chiffres de 1880 et 1889 ; rapport Talade, 22 août 1941.
Annexe n° 3 : Entrées dans les prisons et pénitenciers d’Indochine de 1930 à 1945
Années | Nombre total des entrées (prisons, centrales, pénitenciers) |
Entrées dans les pénitenciers | Entrées à Poulo Condore | % par rapport aux entrées dans les pénitenciers |
1930 | 64 876 | 1707 | 809 | 48 |
1931 | 70 459 | 1749 | 610 | 34,8 |
1932 | 81 519 | 1959 | 641 | 32,7 |
1933 | 82 134 | 1733 | 605 | 34,9 |
1934 | 96 367 | 694 | . | . |
1935 | 99 571 | 1098 | . | . |
1936 | 91 118 | 1071 | . | . |
1937 | 78 368 | 663 | . | . |
1938 | 77 815 | 752 | . | . |
1939 | 69 334 | 1512 | . | . |
1940 | 74 108 | 1346 | . | . |
1941 | 89 996 | 4281 | . | . |
Total | 975 665 | 18 565 * | . | . |
* 1547 en moyenne annuelle.
Sources : P. Zinoman, « The Colonial Bastille ...”, op. cit., p. 64, données complétées pour Poulo Condore par celles des Annuaires statistiques de l’Indochine.
Annexe n° 4 : Décès et taux de mortalité à Poulo Condore (1925 – 1939)
Années | Nombre de décès | Taux de mortalité/1000 |
---|---|---|
1925 | 129 | 88,2 |
1926 | 58 | 27 |
1927 | 69 | 33,8 |
1928 | 103 | 49 |
1929 | 117 | 58,7 |
1930 | 338 | 157,5 |
1931 | 154 | 67,6 |
1932 | 100 | 38,6 |
1933 | 78 | 27,6 |
1934 | 76 | 27,9 |
1935 | 37 | 15,4 |
1936 | 50 | 20 |
1937 | 26 | 12,8 |
1938 | 22 | 10 |
1939 | 41 | 18,1 |
1940 | 48 | 18,2 |
Sources : P. Zinoman, « The Colonial Bastille… », op. cit., p. 96 ; Annuaires statistiques de l’Indochine ; D. Hémery, « Révolutionnaires vietnamiens et pouvoir colonial en Indochine… », p. 185 (chiffres légèrement différents des précédents).
Annexe n° 5 : Futurs dirigeants communistes vietnamiens détenus à Poulo Condore entre 1930 et 1945
. | Année d’entrée au pénitencier |
Année de libération |
Duong Bach Mai | 1939 | 1944 |
Lê Duân | 1931 | 1936 |
à nouveau | 1941 | 1945 |
Lê Duc Tho | 1931 | ? |
Nguyên Van Cu | 1932 | 1936 |
Nguyên Van Linh | 1931 | 1936 |
. | 1941 | 1945 |
Nguyên Van Tao | 1939 | 1944 (gracié) |
Ngô Gia Tu | 1931 | 1935 (évadé puis disparu en mer) |
Pham Van Dong | 1929 | 1936 |
Pham Hung | . | . |
Tôn Duc Thang | 1931 | 1936 |
Trân Huy Liêu | 1932 | 1936 |
Trân Van Giau | 1935 | 1943 |
Ung Van Khiêm | 1931 | ? |
Annexe : Plans et photos du pénitencier
Annexez non reproduite ici.