CALCUTTA ENVOYÉ SPÉCIAL
Confortablementassis à côté des portraits de Marx, d’Engels, de Lénine et de Staline, Protim Gosh, militant communiste depuis vingt ans, ne cache pas son embarras. La révolution qui a eu lieu, il y a vingt-deux jours exactement, n’est pas celle qu’il attendait. Le Parti communiste marxiste indien (CPI-M) s’est officiellement converti au capitalisme.
Dans le bureau du parti, en plein quartier populaire de Bagbazar, tous les militants ne parlent que de cela. Le portrait de Mao, décroché du mur pour lui « redonner un coup de jeune », a été oublié dans un coin de la pièce.
A l’occasion du 42e anniversaire de la création du CPI-M, le 3 janvier, Buddhadeb Bhattacharjee, le chef politique (communiste) du Bengale-Occidentale, a ainsi indiqué : « Nous avons conscience que, sans capitalisme, l’industrialisation n’est pas possible. Nous devons nous inspirer des succès de la Chine et du Vietnam dans leur politique d’industrialisation. »
Son prédécesseur, Jyoti Basu, lui a immédiatement emboîté le pas : « Le socialisme, à ce stade, n’est pas réalisable. » Le dernier rempart indien contre le capitalisme est tombé. Calcutta veut tourner la page de trente ans de communisme pour devenir une métropole internationale.
Dans la ville, au sein du parc technologique de Rajerhat, des hommes torses nus, suspendus à des échafaudages en bambou, construisent les bâtiments de verre qui abriteront bientôt des sociétés informatiques.
D’après une étude publiée en janvier 2007 par le cabinet d’études Jones Lang Lasalle, 160 000 m2 de bureaux sont en chantier à Calcutta. Le secteur des technologies de l’information, évalué à 612 millions de dollars, croît à un rythme annuel de 70 %. Abhishek Roy, un étudiant en informatique, qui milite à la fédération indienne des étudiants, affiliée au Parti communiste, se fait une raison : « Si ma conscience professionnelle penche plutôt du côté de Bill Gates, ma conscience sociale rejoint Karl Marx. »
Sur les bords des grandes artères, des centres commerciaux flambant neufs surgissent au milieu des façades de vieux immeubles décolorées par le passage de la mousson. Le centre culturel de la capitale n’est pas épargné. Bientôt, les passants du quartier des bouquinistes de College Street n’auront plus à enjamber les biographies de Bill Gates ou les textes sacrés hindous, dispersés sur le bitume. Le centre commercial de Barnaparichay regroupera sous un même toit les librairies du quartier sur 17 000 m2.
Les conférences organisées feront concurrence aux débats du Coffee House, situé juste à côté. En haut d’un escalier recouvert par les graffitis, des serveurs coiffés d’une toque blanche parcourent une salle immense qui résonne de discussions. Bhashu, un retraité de 70 ans, qui vient prendre ici son café depuis trente ans, regrette les temps anciens, lorsque des réunions sur tous les sujets étaient improvisées.
De la littérature à la politique en passant par les mathématiques. Chacun glissait au meneur des débats des poèmes et des équations mathématiques, écrits sur du papier à cigarette. « Il n’y plus que des jeunes couples qui viennent ici. L’amour a remplacé la révolution », lâche Bhashu. « Ces derniers temps, les discussions tournent autour des projets d’industrialisation », confie un serveur en costume blanc impeccable.
Ce chemin vers le capitalisme n’est pas sans écueil. Le 14 mars 2007, la police a ouvert le feu sur des paysans qui dénonçaient leur expropriation pour la création d’une zone économique spéciale à Nandigram, un bourg agricole situé à 180 kilomètres de Calcutta. Quatorze villageois sont morts. Des membres du parti ont, par ailleurs, rendu leur carte.
D’autres militants soutiennent l’évolution en cours. Pour Gora Rajatmaitra, « les entreprises ont le pouvoir de l’argent, nous, on a le pouvoir du peuple, le nouveau socialisme doit réconcilier les deux pour développer la région ». Ainsi, même si des paysans ont été expropriés pour ce projet, il défend la création de l’usine Tata Motors à Singur, qui assemblera la Nano, la voiture la moins chère du monde, car « c’est la voiture du peuple ».
Dans l’attente du « nouveau socialisme », Gora Rajatmaitra continue, à mi-temps, à prêcher la parole de Marx dans son quartier et à recueillir les doléances des habitants. Le reste du temps, il se rend dans les mêmes familles pour, cette fois, leur vendre des crédits bancaires, car « pour aider les autres, il faut d’abord survivre soi-même ».