En dénonçant, même de manière populiste, les corruptions et la pauvreté dont sont victimes la grande majorité des Kenyans, Raila Odinga a suscité un espoir d’amélioration de leur vie. C’est cette perspective que la population voit disparaître qui est la source des manifestations, au début pacifiques, mais violemment réprimées par le GSU (General Service Unit), l’unité paramilitaire de la police. Cette violence a, peu à peu, dégénéré et s’est formalisée en partie dans des affrontements entre communautés. Ces affrontements ethniques existent parce qu’ils ont été alimenté tout au long de l’histoire du Kenya.
De par le rôle qu’il joue dans les pays africains, l’Etat est un enjeu pour la bourgeoisie parasite afin de s’accaparer les richesses dans le pays ; celles produites par les paysans, celles de l’aide internationale et celles qui leur permettent de bénéficier des contrats publics. Accéder au pouvoir et le garder nécessite une base sociale restreinte qui peut être construite autour de l’ethnie ; ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, que tous les gens appartenant à cette communauté bénéficieront de la redistribution, souvent le seul avantage c’est d’espérer en bénéficier.
Le Kenya ne déroge pas à cette règle. En 1963, date de l’indépendance du pays, Jomo Kenyatta accède au pouvoir. D’un nationaliste intransigeant il deviendra rapidement un conservateur qui va mettre en place une gestion où quelques privilégiés de son ethnie -les Kikuyu- vont pouvoir s’accaparer la plupart des richesses. Destitué par son vice-président, Daniel Arap Moi, celui ci fera de même, mais au profit de son ethnie. Pendant plus de vingt ans les Kenyans vont devoir supporter dictature, pauvreté et corruption. Moi, pour rester au pouvoir, va soutenir des tensions ethniques, tenter d’exacerber les divisions, mais cette politique deviendra vite inefficace face à la volonté d’un peuple de renverser cette dictature. Dans cette bataille, les Kenyans feront preuve d’unité et de solidarité, bien au-delà des différences d’ethnies. Ce qui démontre que des projets politiques pour des changements sociaux peuvent faire fi des divisions. Fin des années 90, ces mobilisations vont s’amplifier ; un front large de l’opposition -le NARC- va se construire, dirigé par Kibaki et secondé par Odinga, de l’ethnie des Luo, qui remportera triomphalement les élections. Avec plus de 60 % des voix obtenues sur la base de trois grands principes : instauration de la démocratie, lutte contre la corruption, partage des richesses.
Dès les premiers mois de pouvoir, Kibaki va se détourner de ses promesses : au niveau démocratique il va proposer une constitution différente de celle promise qui sera finalement rejetée par référendum. Au niveau de la corruption, John Githongo, le commissaire chargé des enquêtes, devra se réfugier au Royaume-Uni car menacé de mort après avoir pointé les délits financiers du clan Kibaki. Mais surtout, et c’est le plus important, il va rompre le pacte d’unité (le Memorandum of understanding) entre les différentes communautés en refusant de prendre Raila Odinga comme premier ministre et en ressuscitant les réseaux des privilégiés Kikuyu. La déception et la rancœur seront immenses.
Si les libéraux vont louer l’économie du Kenya, du fait de son système bancaire fiable et performant, et de sa croissance économique de plus de 6% tant en 2006 qu’en 2007, ils se garderont bien de préciser que cette croissance se fera contre la population. La communication du bureau des affaires sociales des Nations-Unies du 11 janvier l’illustre bien : « Avant l’entrée en fonction de M. Kibaki, nous achetions du sucre pour 45 shillings », s’est souvenue Agnès Naliaka, habitante de longue date du bidonville de Kawangware, à Nairobi. « Maintenant, c’est 65 shillings. Un kilo de graisse de cuisson valait 50 shillings, maintenant, il se vend à plus de 100 shillings », a-t-elle expliqué, ajoutant que les loyers avaient doublé dans le bidonville, au cours des cinq dernières années. Aujourd’hui le bilan c’est que la grande majorité des kenyans, vivent avec moins de deux dollars US par jour. Les dirigeants de ce pays, par leur trahison, leur fraude et leur corruption ont plongé la population dans le désespoir nourrit par un système particulièrement dur comme l’indique un éditorial du journal kenyan le Sunday nation : « Le Kenya pratique un capitalisme sauvage, inhumain, qui encourage une concurrence féroce pour la survie, les richesses et le pouvoir. Quant à ceux qui ne sont pas compétitifs, on les laisse vivre comme des animaux dans des bidonvilles » Au niveau des campagnes, la question foncière se pose, notamment là où les conflits les plus vifs se déroulent, mais cette question est aiguisée au fur et à mesure que les élites corrompues et traders internationaux accentuent l’exploitation des paysans, prix à payer pour que le Kenya s’insère dans le marché mondial.
Le vrai drame que vit le Kenya est qu’une partie de la population assimile les dirigeants avec leur ethnie d’appartenance. Le nombre de kikuyu qui vivent dans le dénuement aux cotés d’autres kenyans des autres communautés devrait permettre de relever le vrai défi : la construction d’une organisation capable de mettre la question du partage de la richesse non pas sur des critères d’appartenance ethnique, mais sur des critères de classe. Les mobilisations du peuple kenyan, notamment contre la dictature de Moi, les réseaux militants existants, montrent que cette perspective, loin d’être utopique, est la seule réaliste pour éviter les désastres.