La nation, l’islam, la guerre : dans cette passe délicate qu’il traverse, le Pakistan se retrouve face à lui-même et face à son jeune passé. Comment, après avoir instrumentalisé les islamistes et suscité les talibans, l’armée et ses services secrets (Inter Services Intelligence, ISI) peuvent-ils gérer la nouvelle ligne, alors qu’ils usent de groupes armés islamistes pour maintenir la pression au sein du Cachemire indien ? Comment faire face à l’antiaméricanisme, stimulé par les bombardements de l’Afghanistan, affronter le sentiment de solidarité musulmane au profit des partis religieux et des groupes partisans du djihad ? Réunis dans le nouveau Conseil de défense pakistano-afghan, ces derniers dénoncent, comme M. Oussama ben Laden, la « trahison » du régime.
Né en 1947 de la volonté de la Ligue musulmane de créer un Etat propre aux musulmans de l’ancien Empire des Indes [1], le Pakistan est le fruit de la théorie des deux nations formulée en 1933 par Rahmat Ali, qui affirmait qu’hindous et musulmans ne pouvaient cohabiter dans l’égalité. Entérinée par la Ligue en 1940, cette volonté de partition aboutit à la création, dans les territoires indiens à majorité musulmane, d’un Pakistan certes musulman, mais bicéphale, divisé en deux parties, occidentale et orientale, séparées par l’Inde nouvelle. Ce sera un échec quand, en 1971, les Bengalis du Pakistan oriental, majoritaires en nombre mais écartés du pouvoir par Islamabad, feront sécession pour fonder le Bangladesh, avec l’appui militaire de l’Inde.
Purgé de sa population hindoue au lendemain des massacres de la partition, et recevant des millions de Mohadjirs, ces musulmans quittant ou fuyant l’Inde nouvellement indépendante, le Pakistan est musulman à 97 %. Raison d’être du pays, cette absolue domination fonde la nation sur une identité indélébile, profondément vécue, constamment invoquée, entretenue par l’école, les célébrations publiques et les médias gouvernementaux, mais mal définie dans ses rapports à l’islam. Islamique, l’Etat n’en est pas pour autant islamiste, et l’islam lui-même se divise. Sous l’effet de la radicalisation du sunnisme militant à la faveur de la guerre d’Afghanistan (1979-1988), puis de la poussée des talibans (à partir de 1995), la cohabitation traditionnelle entre les sunnites (75 %) et les chiites est désormais troublée par les attentats commis par des groupes ultra des deux bords.
L’islam ne fut pas le ciment national idéal invoqué par les fondateurs, car il n’a pas effacé les appartenances ethno-linguistiques, comme la sécession du Bangladesh l’a montré. Dans la mosaïque pakistanaise d’après 1971, les Pendjabis (56 % de la population) l’emportent sur les Sindhis (17 %), les Pachtounes (16 %) et les Baloutches (3 %), sans compter les langues tribales de l’extrême nord.
Leur hégémonie est plus qu’arithmétique. Elle est décisive dans l’armée et les autres structures de pouvoir : la bureaucratie permanente, l’aléatoire Parlement aujourd’hui dissous, la maîtrise de l’eau, essentielle à l’économie du pays. Cette domination pendjabie est particulièrement ressentie par les Sindhis et par les Baloutches, ainsi que par les Mohadjirs de Karachi. L’insurrection baloutche de 1973 fut ainsi violemment réprimée par l’armée.
La distribution géographique des principales communautés compte aussi : toutes chevauchent les frontières, le fleuve Indus, axe structurel du pays, constituant aussi une ligne de partage linguistique. Les parlers de l’Est, pendjabi et sindhi, se prolongent en Inde. Ceux de l’Ouest, pachtou et baloutche, s’étendent en Afghanistan et en Iran. De fait, tout en revendiquant une histoire millénaire remontant à la civilisation de l’Indus, le Pakistan reste enserré dans des frontières coloniales.
La frontière contestée avec l’Afghanistan, c’est la ligne Durand. Datant de 1893, elle traverse les terres pachtounes, front ultime de la souveraineté britannique à l’heure du Grand Jeu, qui opposait déjà Russes et occidentaux aux confins de l’Asie centrale et de l’océan indien au XIXe siècle. Frontière ouverte, elle a laissé passer armes, drogue, moudjahidins puis réfugiés depuis les années 1980 et talibans en 1995. Démarcation quasi fermée avec l’Inde, la ligne de la Partition, tracée par Sir Cyril Radcliffe en 1947, laisse en suspens la question du Cachemire. Et, sur la ligne de contrôle (LOC), s’infiltrent au Cachemire à partir du Pakistan, sous les tirs d’artillerie, non seulement les militants cachemiris en lutte contre le régime indien, mais aussi les mouvements islamistes à prétention internationaliste.
Basés au Pakistan, certains de ces groupes sont reliés organiquement ou idéologiquement à la sphère d’Al-Qaida. Ainsi de l’Armée des purs (Lashkar-e-Taiba), émanation du Centre d’invitation à l’écoute de la parole divine (Markaz ad-dawat wal Irshad), mouvement prônant la guerre sainte internationale ; et de Jaish-e-Mohammad, nouvelle mouture du Mouvement des partisans du Prophète (Harkhat-ul-Ansar), lui-même émanation du Rassemblement des oulémas du Pakistan (Jamaat-i-Ulema-i-Pakistan) [2].
En tenaille entre l’Inde et l’Afghanistan
L’échec de l’expérience démocratique - le Pakistan en est à son quatrième régime militaire, même si l’actuel n’a jamais recouru à la loi martiale - tient pour une large part à la sociologie du pays. Les Mohadjirs venus de l’Inde étaient pour beaucoup issus de milieux socio-économiques avancés. Mais ils durent compter avec le poids des féodalités foncières du Pendjab et avec celui des structures tribales dominant les terres pachtounes de la province frontière du Nord-Ouest et du Baloutchistan. Au total, en dépit de la popularité des chefs des deux principaux partis, la Ligue musulmane de M. Nawaz Sharif et le Parti du peuple pakistanais de Mme Benazir Bhutto, la vie parlementaire s’est moins nourrie de l’implication des groupes majoritaires de la société, voire de la classe moyenne, que des jeux de l’élite, du clientélisme et des accusations réciproques de corruption. C’était laisser aux militaires le rôle décisif, soit en coulisse, soit sur le devant de la scène, quand l’armée, insatisfaite des gouvernements civils, saisit le pouvoir, comme le fit sans heurts le général Pervez Moucharraf en octobre 1999 [3].
Les contrecoups du 11 septembre et la « guerre contre le terrorisme » lancée par Washington modifient profondément le scénario géopolitique régional et ont des implications essentielles sur le Pakistan, dans quatre domaines critiques.
Se pose d’abord la question de l’instrumentalisation de l’islamisme par l’Etat. Cette politique a été mise en œuvre dès les années 1980 par le général Zia Ul-Haq, les services secrets de l’ISI et la CIA américaine pour renforcer les moudjahidins afghans contre l’occupant soviétique.
Sous Mme Bhutto, en 1995, le soutien aux talibans relevait de la même logique militaire. Islamabad, déçu par l’incapacité du dirigeant du Hezb-e-Islami, M. Gulbuddin Hekmatyar, à tenir le pays, entendait favoriser un régime ami à Kaboul afin d’assurer, face à l’Inde, sa profondeur stratégique (moins nécessaire toutefois après les essais nucléaires de mai 1998) et d’éviter une prise en tenaille entre Afghanistan et Inde [4]. Il s’agissait aussi d’être présent sur l’échiquier énergétique, où s’agitaient alors les compagnies pétrolières américaines, prêtes à traiter avec les talibans, « force stabilisatrice », pour faire transiter le gaz turkmène vers les côtes pakistanaises.
Seconde question : le Cachemire. Mettre un terme à l’aventurisme pakistanais en Afghanistan impose-t-il de faire de même au Cachemire ? A majorité musulmane mais au souverain hindou, l’Etat princier rallia l’Inde en 1947, en réaction à l’avancée de francs-tireurs, avant-garde de l’armée pakistanaise. Cette première guerre aboutit au partage de facto du territoire, préservé après la seconde guerre, en 1965. La troisième, en 1971, ne changea guère le tracé de la ligne de contrôle divisant l’Etat. La dernière intervention pakistanaise, décidée par le général Moucharraf, alors chef d’état-major, aboutit à la guerre masquée de Kargil, en 1999 [5].
Aujourd’hui, le général Moucharraf distingue la question afghane de celle du Cachemire. Il souligne à ses concitoyens qu’il redéfinit sa politique afghane au nom des quatre intérêts supérieurs pakistanais, dont celui de « la cause du Cachemire [6] ». C’est qu’en effet, dans la construction de la nation pakistanaise, comme dans la vulgate géostratégique dominante, le Cachemire compte davantage pour le Pakistan que l’Afghanistan : il est au cœur de la relation conflictuelle avec l’Inde.
Terre indienne pour New Delhi, qui invoque la nature multireligieuse de la nation, territoire musulman contesté, dont le sort doit être défini par référendum pour Islamabad, le Cachemire cristallise des images opposées de la nation et nourrit des rancœurs réciproques. Il permet aussi à Islamabad d’imposer au grand voisin une guerre de basse intensité, appuyant d’abord les Cachemiris insurgés à compter de 1989, puis introduisant des « frères invités », les groupes jihadis formés, financés et basés au Pakistan.
Cette politique d’intervention deviendra toutefois de plus en plus difficile à tenir. L’Inde appelle Washington et la communauté internationale à poursuivre la guerre contre le terrorisme au-delà d’Al-Qaida pour viser les formations islamistes armées basées au Pakistan et opérant au Cachemire. Les Etats-Unis font tout pour éviter que l’Inde ne déstabilise le Pakistan en y attaquant, comme eux-mêmes le font en Afghanistan, les camps des organisations qui la frappent. Balançant entre les deux voisins nucléarisés, l’administration américaine envoie des signaux à New Delhi : Jaish-e-Mohammad et Lashkar-e-Taiba sont en voie d’être déclarés groupes terroristes. Islamabad a du reste concédé pour la première fois que l’attentat-suicide du 1er octobre 2001 contre le Parlement de Srinagar, qui a fait 35 morts au Cachemire indien, était un acte terroriste.
Troisièmement, se pose la question de l’identité de la nation elle-même, tiraillée entre nationalistes et islamistes radicaux. Le général Moucharraf estime les partisans des mouvements islamistes très minoritaires. Sans doute a-t-il raison. Les partis religieux n’ont jamais obtenu plus de 6 % des voix aux élections et leur capacité de mobilisation contre la nouvelle ligne politique n’a rencontré qu’un succès mesuré. Mais, nourrie par les lacunes du dévelop-pement économique et social, leur audience peut s’accroître en arguant des bombardements américains sur l’Afghanistan et d’une guerre de l’Occident contre l’islam. L’identité musulmane du Pakistan, que Mohammed Ali Jinnah, le « Père de la nation », voulait modérée, doit être précisée : quel islam, pour quelle nation ?
Critique comme les autres de M. Moucharraf, le principal parti religieux, le Jamaat-e-Islami, a pour projet national de faire du Pakistan un véritable Etat islamiste, fût-ce pour devenir un moteur de l’Oumma, la communauté transnationale des croyants. Mais, au fond, il s’agit d’un projet national. Pour les plus radicaux en revanche, fondamentalistes internationalistes du djihad, l’Oumma compte plus que la nation, et le projet idéologique des talibans apparaît plus essentiel que les compromissions modernistes de l’Etat pakistanais ou le jeu stérile des partis majoritaires aujourd’hui éloignés du pouvoir [7].
Enfin, quatrième et dernier enjeu : l’armée. Les islamistes seuls ne pourraient renverser le régime sans l’appui des militaires. Mais quel est le poids de l’islamisme en son sein ? Certains généraux ont pu instrumentaliser les groupes islamistes pour conduire la guerre en Afghanistan et leur stratégie anti-indienne au Cachemire, sans adhérer pour autant à leur idéologie. D’autres l’ont fait aussi par conviction. Le 7 octobre, juste avant les premières frappes américaines, M. Moucharraf a écarté certains de ses proches, tel le général Mahmoud Ahmed, chef de l’ISI. Un mois plus tard, d’anciens hauts responsables militaires devenaient sujets de controverse [8].
Les dirigeants indiens ne croient pas que le président Moucharraf souhaite user des circonstances pour opérer la grande transformation dont le Pakistan a besoin. Quand bien même il le voudrait, le pourrait-il dans le climat de tensions qui s’aggrave, quand sont en cause l’enjeu emblématique du Cachemire, la puissance de l’armée, nourrie de cinquante ans de tension avec l’Inde, et le défi de l’islamisme radical ? Le retour des civils au pouvoir, toujours annoncé pour octobre 2002, n’est pas en soi la garantie d’une modification dans les priorités nationales [9] et de la politique régionale ni de stabilité politique. Dans un Pakistan qui se cherche, c’est l’incertitude qui prévaut.