apitale d’été de l’Etat du Jammu-et-Cachemire, dans le nord de l’Inde, Srinagar est une ville en état de siège où l’armée et les forces de sécurité indiennes sont omniprésentes [1]. Dès l’arrivée à l’aéroport, où les mesures de sécurité sont nombreuses, le ton est donné. Dans la ville et ses environs, on ne peut faire cent mètres sans tomber sur des militaires et des policiers. Abrités dans des bunkers et des postes de guet, revêtus de gilets pare-balles, protégés par des boucliers, par des barbelés ou par l’armure de leurs engins blindés, ils sont partout. Saïgon et Beyrouth, aux pires moments, n’ont jamais connu pareil quadrillage. Dans le centre-ville, des ouvriers réparent un mur de l’Assemblée de l’Etat détruit lors de l’attaque d’un commando-suicide qui fit, en octobre 2001, 40 morts et 80 blessés.
Ce déploiement des forces se prolonge dans les nombreux villages de la Vallée (la partie centrale du Cachemire) ainsi qu’aux abords de la ligne de contrôle (LOC), l’ancienne ligne de cessez-le-feu qui traverse le pays d’est en ouest dans une région montagneuse où l’armée indienne et celle du Pakistan s’affrontent périodiquement. Partout, on vit à l’heure des « groupes armés » et d’une présence militaire et policière massive, que la psychose des attentats rend parfois brutale. Au grand désespoir d’une population prise entre les feux croisés de la guerre et de la misère. Au bord du lac Dal, entre Srinagar et les contreforts de l’Himalaya, les propriétaires de house-boats, ces bateaux-hôtels en bois sculpté, pleurent la manne touristique envolée. Le Cachemire a vu son tourisme chuter de 800 000 à quelques milliers de personnes par an, dans les années 1990. Faute de clients, beaucoup laissent pourrir leurs bateaux. Ici aussi, les militaires qui campent dans un décor spectaculaire et glacé ont remplacé les visiteurs étrangers.
L’Inde a toujours rejeté l’entière responsabilité de cette situation sur le Pakistan. Certes, les dirigeants d’Islamabad n’ont jamais accepté le rattachement du Jammu-et-Cachemire à l’Union indienne en 1947, soutenant en permanence les forces sécessionnistes du Cachemire et faisant de sa reconquête une cause sacrée. En témoignaient encore, en mai 1999, la planification et l’organisation par l’armée pakistanaise de l’invasion de la région de Kargil, du côté indien de la ligne de cessez-le-feu [2]. Mais la République fédérale est loin d’être sans reproche dans cette affaire. Tout particulièrement dans le volet intérieur du dossier, celui qui concerne le traitement par New Delhi du Cachemire et des Cachemiris. De leur identité, de leurs droits et de leurs aspirations légitimes.
Des dizaines de milliers de victimes
Sur toile de fond de confrontation militaire et diplomatique (lire « Un territoire “disputé” ») s’est mis en marche un engrenage de méfiance et d’incompréhension. D’entrée de jeu, le pouvoir a soupçonné la majorité musulmane, en bloc, de sympathies sécessionnistes propakistanaises. « Il y a depuis toujours un malaise et un manque de confiance des dirigeants indiens à l’égard de la population musulmane du Cachemire, qui aboutit au rejet de toute critique et de toute initiative politique », explique Mme Mehbora Mufti, députée et présidente d’un parti cachemiri pro-indien. C’est ainsi que la consultation populaire prévue en 1948 par l’Organisation des Nations unies (ONU) est mise de côté. Malgré ses tentatives, la population locale n’est pas consultée et encore moins associée à la vie politique. Le ressentiment augmente mais, pendant longtemps, Delhi en fera peu de cas.
L’ancien ministre indien des affaires étrangères, M. Jyotindra Nath Dixit, résume ainsi la situation : « Nos dirigeants et notre establishment ont été réticents à admettre que les troubles au Cachemire n’étaient pas seulement dus à des actions pakistanaises, mais également à l’aliénation de certains secteurs de la population (...). Dans les conversations tout le monde s’accordait pour dire que le conflit ne pouvait pas être résolu uniquement par la force et qu’il était nécessaire de restaurer le processus politique, mais aucune politique n’est venue le relancer [3]. » Pendant plusieurs décennies, le sort des musulmans cachemiris, écartelés entre l’Inde et le Pakistan, est passé au second plan. Adeptes d’un islam soufi réputé pour sa modération, ils ont pris leur mal en patience.
Aussi, lors des élections de 1987, l’espoir d’une évolution démocratique « à l’indienne » est-il considérable. Face à la formation officielle de la Conférence nationale, une coalition de partis (indépendantistes, proindiens, propakistanais et partisans d’une autonomie accrue) placée sous la bannière du Front musulman unifié semble avoir le vent en poupe. Le pouvoir craint-il alors un désaveu, dramatique pour l’Inde ? Il a en tout cas recours à deux mesures brutales. Il manipule les votes pour donner la victoire à la Conférence nationale, puis il fait arrêter plusieurs dirigeants du Front musulman. New Delhi utilisera les résultats de l’élection pour convaincre de l’attachement des Cachemiris à l’Inde et écarter du même coup l’idée d’une consultation placée sous les auspices de l’ONU. Mais par ce vote, elle s’aliène durablement des millions de musulmans du Cachemire qui se sentent floués, méprisés et plus que jamais privés de toute perspective politique. Le sentiment anti-indien s’exacerbe. Dans la communauté, les jeunes enragent, la révolte gronde. Le Pakistan va profiter de la situation.
« Pendant quarante ans, nous avons eu recours à des moyens démocratiques et pacifiques, rappelle M. Abdul Gani Bhat, un intellectuel qui préside la All Party Hurriet Conference (APHC), une coalition de mouvements indépendantistes et sécessionnistes propakistanais. L’Inde a répondu par la violence. Or la violence appelle la violence et la haine appelle la haine ; il est arrivé ce qui devait arriver. » En 1989, Islamabad favorise l’entreprise de Cachemiris qui prêchent la lutte armée en leur offrant une base arrière.
« Nous avons été forcés de nous battre, non pas pour des raisons religieuses ou par goût de la violence, mais pour que la voix du peuple soit entendue et que nos aspirations soient prises en compte. Pour que l’Inde cesse de se conduire comme une armée d’occupation et pour qu’elle pratique ici aussi cette démocratie qu’elle pratique chez elle », explique M. Javed Mir, qui fut l’un des premiers à affronter le dispositif militaire indien les armes à la main. Cet ancien dirigeant étudiant, aujourd’hui vice-président d’un parti indépendantiste, le Jammu & Kashmir Liberation Front (JKLF), avait sauté le pas après avoir été arrêté et incarcéré à plusieurs reprises pour ses activités politiques. « Comme bien des opposants musulmans », affirme-t-il.
Cela dit, la frustration des Cachemiris n’a peut-être pas été le seul catalyseur de la lutte armée. « L’année 1989, remarque l’éditeur Tahir Mohiudin, c’est aussi l’année de la défaite des Soviétiques en Afghanistan. Dans l’euphorie, certains ont cru qu’il serait possible de rééditer au Cachemire contre l’Inde ce que les moudjahidins avaient réalisé dans leur pays. » Par exemple en recyclant une partie des combattants islamiques démobilisés et des aides dont ils bénéficiaient via le Pakistan, pour les engager au Cachemire.
Année de référence, 1989 marque le début d’une guérilla dans laquelle ceux qu’on appelle ici les « militants », essentiellement de jeunes musulmans de la Vallée, vont franchir les montagnes et la ligne de contrôle pour se rendre dans les camps d’entraînement du Cachemire pakistanais, du Pakistan et, plus rarement, de l’Afghanistan. Là, ils reçoivent une formation militaire sommaire, complétée par des cours d’instruction religieuse. Le Pakistan fournit la logistique et paie la facture. Après un à deux mois, les nouveaux combattants regagnent la Vallée. Opérant par commandos de 5 à 10, ils jouent sur la mobilité, frappent leur cible et disparaissent.
Pendant environ cinq ans, le combat a été mené essentiellement par les « militants » cachemiris. Preuve, dit-on ici, qu’ils bénéficient d’un large soutien au sein d’une population dans laquelle pratiquement chaque famille a perdu un père, un fils, un frère, ou encore un ami. Car le tribut payé à cette guerre ignorée par le reste du monde se chiffre en dizaines de milliers de vies. En douleurs indicibles que chaque conversation fait resurgir. Est-ce pour compenser cette terrible saignée que l’on constate, à partir de 1993, une nette augmentation des combattants étrangers, pakistanais surtout, mais aussi afghans et soudanais, jusqu’alors peu nombreux ? Certains le pensent. D’autres rappellent qu’à l’époque, et plus encore après 1996, année de la prise du pouvoir par les talibans en Afghanistan, des chefs religieux pakistanais radicaux, comme M. Maulana Masood, prêchaient ouvertement « la libération du Cachemire qui fait partie de notre plan de destruction de l’Inde [4] ». Jusqu’à ces derniers mois, ils recrutaient des volontaires et collectaient des fonds non moins ouvertement pour ce nouveau djihad.
Ces développements ont modifié le rapport de forces au sein de la lutte armée. Selon l’inspecteur général Rajinder Singh, un officier des Forces de sécurité des frontières (Border Security Forces) qui offre le thé et les statistiques dans un bunker de Srinagar, la part des « mercenaires étrangers » dans les effectifs des combattants, estimés à 2000 hommes, se situerait aujourd’hui entre 40 % et 50 %. Selon lui, le groupe armé le plus important dans la Vallée reste le Hizbul Mujahideen, fort d’un millier de combattants, cachemiris à 85 %. Les 1 000 autres seraient, pour l’essentiel, répartis entre quatre groupes pakistanais : le Lashkar-i-Taiaba, responsable, depuis un an, d’une série d’opérations-suicides ; le Jaish-e-Mohammed, réputé proche de l’organisation Al-Qaida de M. Oussama Ben Laden ; enfin le Harakat-ul-Ansar et Al Badar.
Face à ce dispositif, l’armée et les forces de sécurité indiennes compteraient plus de 200 000 hommes sur le terrain. Au fil des ans, la guerre s’est faite plus meurtrière. Elle aurait fait de 25 000 à 40 000 morts dans la Vallée. Macabre routine : chaque jour apporte son lot de victimes à la « une » des journaux locaux. Des combattants mais aussi des civils pris pour cibles ou pris entre deux feux. A Srinagar, Baramulla, Kupwara, Sopore et dans tant d’autres villages, les cimetières sont pleins de jeunes « martyrs ». Les lois d’exception comme le Public Safety Act (PSA), adoptées pour lutter contre la subversion, n’arrangent pas les choses. Des partis et organisations non violents se plaignent d’en faire les frais à la moindre velléité d’opposition.
Les arrestations sont fréquentes, les disparitions aussi. Les prisonniers de guerre sont rares. « Habituellement, les militaires ne s’embarrassent pas de prisonniers », constate M. Manzoor Ganai, avocat à la Haute Cour du Cachemire. Certaines unités paramilitaires ont mauvaise réputation. C’est le cas du Special Operations Group et des National Rifles, régulièrement accusés de meurtres, de viols, de racket et d’autres atteintes aux droits humains. En toute impunité (Lire « Des villageois sans histoire »).
En 2001, pour sa douzième année, le conflit cachemiri, loin de s’apaiser, a connu une nouvelle flambée de violence, une nouvelle hécatombe. En novembre dernier, les statistiques officielles faisaient état de 4 000 incidents contre 2 500 l’année précédente, de plus de 3 000 morts (1 600 « militants », 1 000 civils et 500 soldats indiens) et de 4 000 blessés, dont une majorité de civils. Là encore, une forte augmentation.
Régulièrement, des appels sont lancés pour mettre fin au bain de sang, marginaliser la lutte armée et favoriser un processus démocratique. Mais certains à Srinagar n’y croient plus, ou ne veulent plus y croire. Pour ceux-là, le rétablissement d’un minimum de confiance, qui constitue un préalable, n’existe pas et rien n’est fait pour détendre l’atmosphère. Au contraire. « Ces dernières années, aucune tentative sérieuse n’a été faite pour combler le fossé qui sépare l’Inde de la population, c’est cela la tragédie du Cachemire », déplore Yousouf Jamil. Pour ce journaliste unanimement respecté, « ne pas vouloir différencier les groupes armés et les traiter tous de terroristes, c’est refuser de voir les réalités, c’est se couper de toute possibilité de négocier ». Or, regrette-t-il, « à toutes les vraies questions, la seule réponse de l’Inde a été la répression. Delhi a gaspillé son capital de sympathie. Maintenant il est bien tard ».
Trop tard ? De nombreux Cachemiris le pensent. D’autres veulent croire à une dernière chance. L’Inde, disent-ils, pourrait profiter, en 2002, d’une série de circonstances favorables : lassitude de la population, nouvelle échance électorale et effets positifs de la crise afghane, pour faire bouger les choses. Pour M. Mehboba Mufti, la cause est entendue : « Si le gouvernement indien veut arrêter l’hécatombe, il est urgent de rétablir la confiance. Et d’abord de tenir des élections honnêtes. Sans cela rien ne sera possible. »
Dans la perspective de l’année électorale au Cachemire, le premier ministre indien Atal Bihari Vajpayee s’est engagé, en août 2001, à tenir ici une consultation « libre et honnête ». Reste cependant un passif électoral plutôt lourd : après la fraude de 1987, les partis indépendantistes et sécessionnistes ont boycotté les consultations de 1996 et 1999. Principale force d’opposition, l’APHC affirme qu’elle ne participera plus à des élections indiennes. A l’instar du Pakistan, elle réclame désormais une consultation sous l’égide de l’ONU et des négociations avec l’Inde incluant des Cachemiris. Cela étant, les Indiens peuvent-ils prendre le risque d’élections vraiment libres alors qu’à l’évidence la population ne leur est pas favorable ? « En dépit d’une majorité électorale des deux tiers, la Conférence nationale [le parti au pouvoir] reste éloignée des masses », écrivait, en novembre 2001, le Kashmir Times.
L’Inde pourrait aussi tirer avantage de la crise afghane pour tenter de faire avancer le dossier du Cachemire. Mais il s’agit d’une option à double tranchant. La mobilisation internationale contre le terrorisme, la politique proaméricaine du général Pervez Moucharraf et la dislocation du régime des talibans ont porté un coup sérieux aux groupes islamistes opérant au Cachemire et renforcé du même coup la main de l’Inde tant sur le plan intérieur que sur la scène internationale. A l’instar d’Indira Gandhi arrachant des concessions, en 1972, à un Ali Bhutto affaibli par la perte du Pakistan oriental (devenu le Bangladesh), les dirigeants indiens se retrouvent en position de force face aux militaires pakistanais. Mais il n’est pas certain qu’ils aient envie de bouger sur ce dossier. Du moins pas tant qu’ils n’auront pas obtenu des preuves tangibles et la garantie que les dirigeants pakistanais sont décidés à démanteler les réseaux dirigés contre le Cachemire indien. « A mettre fin à la terreur et au djihad », résume un haut fonctionnaire indien. On en est loin.
L’Inde paraît d’autant moins pressée de rouvrir cette boîte de Pandore qu’elle ne veut pas de tiers dans cette affaire. C’est là une constante de sa politique. Or il n’est pas impossible que la communauté internationale, tirant les leçons de la crise afghane, s’intéresse à la poudrière du Cachemire. Et qu’elle s’attache à la désamorcer en incitant les deux adversaires, détenteurs l’un comme l’autre de l’arme nucléaire, à négocier. « La menace potentielle du conflit du Cachemire est considérable non seulement pour notre région, mais pour le monde entier, estime M. Shabir Dar, secrétaire général de la Conférence musulmane du Cachemire. La communauté internationale doit faire quelque chose. » Quoi qu’il en soit, l’Inde est bien décidée à ne pas se laisser forcer la main. « Nous ne sommes pas un petit pays que l’on pousse à telle ou telle concession, tel ou tel compromis contre sa volonté », affirme avec force un haut fonctionnaire des affaires étrangères.
Ce langage de grande puissance est doux aux oreilles des partisans d’une poursuite de la solution militaire. Or il n’en manque pas, et le conflit donne périodiquement lieu à une surenchère nationaliste. Le ministre de la défense de l’Union, M. George Fernandes, celui de l’intérieur, M. Lal Krishna Advani, et le premier ministre du Jammu-et-Cachemire, M. Farooq Abdullah, en appelaient récemment au droit de poursuite, pour pouvoir traquer les « militants » jusqu’à leurs sanctuaires pakistanais. D’autres « faucons » rêvent ouvertement d’une « bonne guerre » avec le Pakistan pour vider l’abcès. Tous ceux-là trouvent un écho favorable et des électeurs dans la communauté hindoue. Et, bien sûr, chez tous ceux, civils et militaires, qui profitent de la guerre. Dans ces conditions, remarquait cyniquement un journaliste cachemiri, « le maintien du dispositif militaire et la mort de 500 soldats par an, ce n’est pas cher payé pour une nation d’un milliard d’habitants ».