Sarkozy et son gouvernement se sont immédiatement mêlés de l’affaire de la Société générale, oubliant un instant que ce secteur était, grâce à eux ou à leurs homologues, tout entier la propriété de ses actionnaires. Les caisses de l’État pourraient effectivement souffrir de l’événement : si la perte est déclarée au titre de l’exercice fiscal 2007, non seulement l’État ne récupèrera pas l’impôt sur des bénéfices qui s’annonçaient juteux sans cette perte et les dépréciations liées aux subprimes, mais il devra restituer environ 1 milliard d’euros d’acompte à la Société générale. Peut-être est-ce là une raison supplémentaire à la mauvaise humeur de Sarkozy.
Face à ce scandale, qui renvoyait directement à des enjeux de société, mieux valait, pour le gouvernement, en appeler à la responsabilité individuelle et réclamer la tête du trader incriminé, Jérôme Kerviel. Celle du PDG, Daniel Bouton, a été sauvée par son conseil d’administration et quelques centaines de cadres disciplinés. Certains y ont vu la volonté de démantèlement de la Société générale, mais le risque existait dès que le cours des actions a atteint un seuil qui la rendait « opéable », ce qui fut le cas avant que la perte ne soit annoncée.
Le PDG serait-il le rempart protégeant « l’intégrité » de la Société générale ? En tant que gros actionnaire de l’entreprise, quelle sera son attitude ? Son intérêt personnel prévaudra, à l’exemple d’un autre administrateur de la Société générale, Robert A. Day, qui fait l’objet d’une enquête sur un éventuel délit d’initié. Il a été notifié à l’Autorité des marchés financiers (AMF) que 1 500 000 actions ont été vendues entre les 9, 10 et 18 janvier pour son compte et celui d’une fondation qui lui est liée. Ces petites cessions n’ont représenté qu’un montant d’un peu plus de 140 millions d’euros, une peccadille… Ils vendent, pour leur propre intérêt, des morceaux d’entreprises, comme ils se débarrassent de leurs vieilles chaussettes en soie. Initié ou pas, c’est déjà en cela même que réside le délit !
Métier : spéculateur
Interrogé sur France 2, Daniel Bouton s’est donné beaucoup de mal – et l’on veut bien croire que c’était un exercice de style inédit pour lui – pour nous faire admettre que le métier de banquier n’était pas de spéculer sur des positions aussi importantes. En somme, le système n’y serait pour rien. Dans une note explicative sur la fraude exceptionnelle, la direction de la Société générale explique : « Ces activités d’arbitrage, par exemple, consistent à acheter un portefeuille d’instruments financiers A et de vendre, au même moment, un portefeuille d’instruments financiers B, qui présente des caractéristiques extrêmement proches, mais dont la valeur est légèrement différente. Ce sont ces écarts de valeur qui font les profits ou les pertes de ces activités. » On perçoit bien l’utilité sociale d’une telle activité d’arbitrage ! Certes, 50 milliards d’euros, 1,5 fois la capitalisation boursière de l’entreprise à ce moment-là, investis dans des futurs contrats à terme (lire ci-dessous) sur indice générant une perte de près de 5 milliards, c’était sûrement une « grosse » position ! Mais Daniel Bouton ne nous a pas dit ce qu’était une position « moyenne ». Reste cette « perte considérable, il n’y a pas de doute là-dessus », a-t-il ajouté, comme s’il confessait sa faute les deux mains dans le pot de confiture.
L’aspect considérable, c’est bien le seul élément sur lequel nous n’avons pas de doute ! Il s’est dit « extrêmement touché par ce problème ». La preuve, il a proposé au conseil d’administration d’abandonner six mois de son salaire… mais qui peut se passer de six mois de salaire ? Pas nous, pauvres manants ingrats qui ne voyons dans cette charitable proposition qu’une illustration parfaite du fossé entre les classes. Alors qui peut faire cadeau de six mois de salaire sans se retrouver sur la paille ? Un de ceux dont les revenus permettent de considérer que ce virement mensuel est une formalité qu’on peut parfaitement oublier : en 2006, la rémunération de Bouton se serait élevée à 3,3 millions d’euros, auxquels il faut ajouter près de 7,5 millions de plus-values de stock-options, qui seraient de 3,34 millions d’euros en 2007. Un bémol toutefois au désintérêt du PDG pour son salaire : en 2006, il lui avait été accordé une augmentation de 25 %.
Fossé de classe
Qu’en est-il de la situation des salariés de la Société générale ? Pour 2008, la direction a accordé une augmentation de 0,5 % au 1er avril et au 1er juillet, avec plancher de 150 euros pour les salaires de moins de 30 000 euros brut par an. Pour les nombreux heureux « bénéficiaires » du plancher, cela donne une augmentation de 196 euros brut sur l’année. Restent les parts variables à la tête du client, de 0 à quelques centaines d’euros au bas de l’échelle… et, tout en haut, les fameux bonus des traders de plusieurs centaines de milliers d’euros.
De Sarkozy au PS, on y est allé de sa note sur la moralisation du système et la nécessité d’un retour à l’économie « réelle », distillant un message insidieux, nouvelle version d’un scénario connu où le capital dit « productif » serait le bon, les marchés financiers, la brute, et le trader, le truand… Il est vrai que les propriétaires de capital recyclent une partie de la plus-value arrachée à la force de travail sur des marchés financiers, où s’échangent des titres dont le lien avec la sphère productive est de moins en moins direct, plutôt que dans la production de nouvelles marchandises répondant, malgré tout, à des besoins sociaux.
Les marchés financiers s’éloignent de l’économie « réelle » à hauteur de la part de plus-value issue de la production qui leur est consacrée, jusqu’à l’explosion des bulles financières. Ou jusqu’à l’insolvabilité des travailleurs, dont les salaires – trop bas – ne permettent plus de rembourser les prêts immobiliers sur lesquels sont indirectement adossés les subprimes générant, pour les établissements financiers porteurs de ces créances, des « pertes considérables ». La réalité, ce sont des milliers de personnes, contraintes de quitter leur logement, pour qui la perte est considérablement plus grave.
Mais il n’y a pas, d’un côté, un bon capitalisme productif et, de l’autre, un capitalisme financier responsable de tous les maux. Nous sommes confrontés au même rapport social d’exploitation. Contradiction inhérente au système, l’exercice consistant à équilibrer le partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits est risqué pour les capitalistes… et terriblement plus dangereux pour tout le reste de la population. Mais ce système n’a rien d’inéluctable, il faut en finir avec la propriété privée des moyens de production.
Renationalisation
Le cours de l’action de la Société générale est remonté dès qu’il a été question d’offre publique d’achat (OPA). Dilemme cynique dans lequel se trouvent de nombreux salariés aujourd’hui : comme dans d’autres entreprises privées, à la Société générale, beaucoup sont actionnaires, certes dans des proportions hors de comparaison avec les dirigeants. Quant aux petites économies placées dans le fonds d’épargne de l’entreprise, elles ont, avec la chute du cours de l’action, diminué de moitié en quelques mois ; on peut affirmer qu’elles augmenteront si un démantèlement prévoit des licenciements… mais, sans être cyniques à notre tour, car l’inquiétude sur l’emploi est grande pour les salariés. Il faudra éviter le ralliement sous la bannière de la Société générale, comme l’avait tenté la direction en 1999, lors de la première OPA par la BNP, ou sous celle d’une autre banque, car seule la solidarité entre les personnels des différents établissements concernés pourra mettre en œuvre le rapport de force et la mobilisation nécessaire afin d’éviter la casse dans l’ensemble du secteur.
La Société générale a été privatisée en 1987 par le gouvernement Chirac sous Mitterrand, dans une indifférence presque totale, parce que plus personne, y compris le personnel, ne voyait dans ce type d’entreprise le reflet d’un vrai service public. Les gouvernements de gauche n’ont pas non plus cherché à reconstruire ce dernier. Depuis, c’est pratiquement l’ensemble du secteur financier qui est sous contrôle privé, dans la même indifférence. Les politiques de ces établissements n’étaient pas d’orienter l’investissement afin de répondre aux besoins sociaux ; en la matière, il n’y avait pas de différence entre les banques nationalisées ou privées. Pourtant, s’il est un secteur qui devrait être propriété publique, c’est bien celui-là ! Il faut batailler pour la renationalisation des banques, mais sous contrôle public, par les salariés, de l’utilisation des fonds qu’elles collectent.
LIBRE ET NON FAUSSÉE… DEVINEZ QUOI ?
Le pouvoir politique a-t-il la volonté de « contrôler » les opérations sur les marchés financiers ? Il existe des règles prudentielles édictées par le comité de Bâle (composé des représentants des principales banques centrales) : un ratio de solvabilité fixe les limites au-delà desquelles les établissements bancaires ne peuvent se situer sur les marchés, sans risque de mettre en danger les dépôts de leurs clients et l’ensemble du système financier. À l’intérieur de cette marge, la tendance serait à laisser les coudées franches : la directive sur les marchés d’instruments financiers – (Market In Financials Instruments Directive (Mifid) – a, entre autres objectifs, de mettre en concurrence les marchés réglementés existants ; de nouvelles places de négociations peuvent être créées par les établissements bancaires, en concurrence avec les Bourses existantes, les ordres d’achats et de ventes de titres pourront être matchés en interne par les établissements financiers et, ils ne passeront plus obligatoirement par le compensateur d’aujourd’hui qu’est la Bourse… Cela ne va pas dans le sens de crédibiliser leur volonté de contrôle !
MARCHÉ DES DÉRIVÉS : NO FUTURE !
La Société générale détenait 2 milliards d’euros de contrats sur indices FTSE, 30 milliards sur Eurostoxx et 18 milliards sur le Dax. Ce sont des marchés « auto-organisés » : dotés de leurs propres règles, ils ont forcément la connaissance des positions des intermédiaires. La chambre de compensation Eurex aurait interrogé la Société générale en novembre. Ces instruments financiers sont le fruit de l’imagination débordante des capitalistes. Si les contrats à terme ont, en théorie, pour but de couvrir un risque – en bref, ils sont censés fixer le prix d’une marchandise ou de titres, d’actions, que l’on achètera ou vendra à l’échéance prévue, il y a alors perte ou gain en fonction de l’évolution du marché, mais l’échange est sans surprise –, ils sont en fait l’objet d’une spéculation acharnée. Dans le cas des futures ou dérivés sur indice, le support (ou sous-jacent) des contrats est un indice boursier – le CAC 40, par exemple ; il ne s’agit pas directement des actions, mais du calcul de la moyenne des cours d’un échantillon de titres sur un marché. Peut-on croire que de tels produits ne soient pas entièrement dédiés à la spéculation ?