On le sait, l’intérêt que la figure d’Ernesto « Che » Guevara suscite dans les secteurs de la jeunesse qui se révoltent contre les injustices du système capitaliste se double souvent d’une méconnaissance de sa vie et de son œuvre. Alors que dans notre pays, un nombre croissant de ces jeunes se tourne aujourd’hui vers la LCR et son projet de nouveau parti, on attendait donc beaucoup du livre d’Olivier Besancenot et Michael Löwy, « Che Guevara, une braise qui brûle encore » [1], paru en octobre dernier. Mais c’est un portrait largement mythifié qui y est dressé, outrancièrement acritique à bien des égards, et ne rendant pas justice au Che sous d’autres aspects.
Il faut donc revenir sur l’action et les conceptions politiques de celui qui fut d’abord, avec Fidel Castro, son frère Raúl et Camilo Cienfuegos, l’un des principaux dirigeants de la révolution cubaine.
Guevara et Cuba
Avant la révolution, Cuba était un protectorat US. En 1952, lorsque Fulgencio Batista y renversa le gouvernement démocratiquement élu et installa sa dictature, Fidel Castro devint un des dirigeants de l’opposition démocratique. Arrêté, il dut s’exiler au Mexique et c’est là qu’il rencontra le médecin argentin Ernesto Guevara. L’expérience de Castro dans la lutte contre Batista et celle de Guevara au Guatemala, lors du coup d’Etat ayant renversé dans ce pays le gouvernement – lui aussi élu – d’Arbenz, les avaient l’un et l’autre convaincus que les dictatures latino-américaines ne pouvaient être renversées que par les armes.
Dès lors, les deux hommes se consacrèrent à l’élaboration et à la mise en application de la stratégie qui allait, au bout de quelques années, les porter au pouvoir. C’est ainsi que naquit le « foquisme », une politique militaire consistant à implanter des « foyers » (« focos » en espagnol) de guérilla à la montagne ou dans les campagnes. Pour subsister, ces groupes de guérilla devaient bénéficier du soutien de la population paysanne locale. Se déplaçant en permanence, le foyer de guérilla montait des embuscades contre les détachements de l’armée à la campagne, avant de s’attaquer aux points névralgiques de pouvoir dans les villes.
Selon les mots du Che : « En visant à ce que se réunissent les conditions à travers la mise en œuvre de la lutte armée, nous devons expliquer que le cadre (…) de cette lutte est la campagne, et que c’est depuis la campagne qu’une armée paysanne, poursuivant les grands objectifs pour lesquels la paysannerie doit lutter (en premier lieu, une juste redistribution des terres) s’emparera des villes (…) Cette armée créée à la campagne, où mûriront les conditions subjectives pour la prise du pouvoir (…) peut et doit défaire l’armée des oppresseurs ; au début dans des escarmouches, combats et attaques-surprise, et à la fin dans de grandes batailles, quand elle se sera développée à partir de sa condition minuscule de guérilla pour atteindre la dimension d’une grande armée de libération. » [2]
C’est cette stratégie militaire qui a été, à Cuba, couronnée de succès : les 1er et 2 janvier 1959, les colonnes de Castro, Guevara et Cienfuegos entraient triomphalement à Santiago de Cuba et à La Havane.
Au pouvoir, le Che devint le bras droit de Fidel. Il organisa et dirigea l’Institut national de la réforme agraire, chargé d’appliquer les nouvelles lois expropriant les grand propriétaires fonciers, fut nommé président de la banque nationale de Cuba, ambassadeur plénipotentiaire de la révolution, puis ministre de l’industrie.
De la victoire de la révolution cubaine, Fidel et le Che tirèrent la conclusion que la stratégie du foyer de guérilla devait pouvoir s’appliquer partout en Amérique Latine. Durant les premières années de la révolution, ils affectèrent une partie des maigres ressources de l’Etat cubain à l’entraînement de nombreux révolutionnaires latino-américains, et les aidèrent à appliquer cette stratégie de guérilla sur le continent. Malheureusement, le modèle cubain n’était pas aussi facilement exportable. La révolution cubaine avait surpris l’impérialisme américain qui n’en avait pas compris la dynamique et avait même, au départ, vu d’un bon œil le renversement de Batista ; il n’allait pas se laisser piéger deux fois et, dans les années qui suivirent, le Pentagone entraîna les forces armées latino-américaine à lutter contre la guérilla, alors que la CIA chapeautait la surveillance des « subversifs ».
La direction cubaine n’en apparaissait pas moins comme l’avant-garde des processus révolutionnaires dans les pays dominés, ce dont témoigne la tenue de la conférence tricontinentale en janvier 1966 à La Havane. L’embargo commercial décrété contre Cuba par le gouvernement US, en février 1962, la conduisit à demander l’aide de l’URSS. Le Kremlin, en application des accords qu’il avait passés avec les Etats-Unis en 1945 à Yalta et Potsdam, mit comme condition que la politique d’extension de la révolution en Amérique Latine soit abandonnée.
L’acceptation de cette condition suscita les premières inquiétudes du Che quant à l’influence de l’Etat soviétique sur le processus cubain. C’est aussi à ce moment que Guevara commença à disparaître progressivement de la scène officielle cubaine : à mesure que l’influence du Kremlin s’étendait, il devenait de plus en plus persona non grata pour la bureaucratie soviétique, ainsi que pour la bureaucratie cubaine naissante. Finalement, il fut conduit à quitter Cuba, pour aller combattre d’abord au Congo, puis en Bolivie où, isolé de tout, il fut exécuté par l’armée le 9 octobre 1967, dans le petit village perdu de La Hoguera.
La réalité du foquisme
Malgré sa mort et malgré les échecs de la stratégie foquiste au Congo et en Bolivie, les appels du Che à créer en Amérique Latine « un, deux, trois Vietnam », et à faire de la cordillère des Andes une nouvelle Sierra Maestra (la montagne cubaine d’où la guérilla castriste était partie), rencontrèrent un très large écho. Par milliers, des militants révolutionnaires s’enrôlèrent dans les FALN (Forces armées de libération nationale) du Venezuela, le MLN (Mouvement de libération nationale) – Tupamaros en Uruguay, le MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) du Chili, l’ELN (Armée de libération nationale) de Bolivie ou l’ERP (Armée révolutionnaire du peuple) en Argentine.
La IV° Internationale joua également un rôle important dans la mise en œuvre de cette politique. Lors de deux congrès mondiaux consécutifs, en 1969 et en 1974, elle adopta majoritairement la stratégie de la guérilla, d’abord rurale sur le modèle foquiste, puis urbaine, pour tout le continent latino-américain. A la fin des années 1970, une fois l’échec de cette stratégie consommé, la direction de la IV° Internationale adopta à ce sujet un document d’autocritique – ainsi dénommé.
La politique « substitutiste » consistant à mener des actions de guérilla séparées des masses, sans leur intervention, dans l’espoir de les entraîner par la vertu de l’exemple de minorités éclairées, politique qui fut en outre appliquée de façon indiscriminée en dehors de toute considération relative aux rapports de forces concrets et aux particularités nationales, a eu des conséquences terribles pour le mouvement ouvrier et pour toute une génération de révolutionnaires. Dans de nombreux pays, l’impérialisme et les bourgeoisies mirent à profit cette violence minoritaire pour attaquer les droits démocratiques et militariser les sociétés, dans le cadre de leur objectif stratégique qui consistait à défaire la montée des luttes ouvrières et populaires ayant suivi la victoire de la révolution cubaine.
Les dictatures militaires qui, au bout de ces processus, renversèrent alors nombre de gouvernements démocratiquement élus, en profitèrent pour éliminer physiquement, non seulement ceux qui avaient suivi la stratégie de la guérilla, mais une grande partie des militants ouvriers et étudiants qui avaient peu ou rien à voir avec les groupes de guérilla. Cette épouvantable saignée a permis à la bourgeoisie de couper un fil historique de continuité des luttes ouvrières radicales et des combats révolutionnaires. Les mouvements qui ressurgirent au sein des générations suivantes durent réapprendre à partir de zéro les vérités les plus élémentaires de la lutte des classes. Dans les journées insurrectionnelles de décembre 2001 en Argentine, au long des dizaines d’années qu’il a fallu aux travailleurs chiliens pour reprendre le chemin de la lutte, à travers les innombrables difficultés que les travailleurs et les peuples d’Amérique Latine rencontrent aujourd’hui pour s’organiser politiquement, sont mises en évidence les places laissées vacantes par les dizaines de milliers de révolutionnaires argentins, chiliens, brésiliens, vénézuéliens, paraguayens et autres dont les vies ont ainsi été fauchées par la contre-révolution pro-impérialiste.
Or, de façon surprenante, ce bilan est absent du livre des camarades Besancenot et Löwy. A propos du rôle joué par la IV° Internationale dans le développement du guévarisme, il est seulement indiqué que celle-ci a « favorisé » la guerre de guérilla. C’est pourtant une cause majeure – quoique non la seule – de sa quasi absence aujourd’hui du continent latino-américain.
L’actualité du Che en Amérique Latine ?
Les auteurs de « Che Guevara : une braise qui brûle » encore tentent de montrer ce que serait aujourd’hui l’actualité de la pensée de Che Guevara en Amérique Latine. Ils reconnaissent que le guévarisme en tant que stratégie révolutionnaire a été défait en Argentine, en Uruguay, au Chili, au Brésil, ainsi qu’en Amérique Centrale. Ils mentionnent l’unique autre insurrection victorieuse, celle du FSLN (Front sandiniste de libération nationale) du Nicaragua en 1979, mais ne signalent pas que le FSLN, contrairement à la direction castriste, n’a exproprié qu’une partie de la bourgeoisie, laissant intacts les principaux mécanismes capitalistes, et que son expérience s’est terminée par un échec. Ils relativisent la défaite du Front Farabundo Marti du Salvador – contraint à rendre les armes après la signature d’accord léonins [3] – en affirmant que son action aurait permis « une certaine démocratisation du pays » (page 164). Et surtout, ils omettent le rôle négatif joué durant toute cette période par la bureaucratie cubaine, qui poussait les révolutionnaires d’Amérique Centrale à rechercher d’impossibles compromis avec l’impérialisme.
A cette longue suite d’expériences faillies, les camarades ajoutent la défaite de la guérilla péruvienne de Sentier Lumineux (dont l’origine et les conceptions politiques – « mao-staliniennes » – étaient certes très différentes), pour relever que ne subsistent plus aujourd’hui que la guérilla colombienne des FARC (qui n’est pas non plus guévariste), ainsi que la guérilla indigène et paysanne du sud mexicain (l’EZLN, Armée zapatiste de libération nationale), qu’ils présentent cette fois comme la véritable « héritière » de Che Guevara en Amérique Latine.
Cette dernière affirmation et les développements auxquels elle donne lieu méritent une réponse. Tout d’abord, même si le sous-commandant Marcos se réfère à Che Guevara, la manière dont a été préparée et organisée l’insurrection du 1er janvier 1994 n’a pas grand chose à voir avec le tragique isolement du « foco » bolivien. Les Zapatistes sont plutôt les héritiers de la tradition mexicaine des guérillas paysannes, comme celle de Lucio Cabañas [4] dans l’Etat de Guerrero, profondément insérée dans les communautés indiennes. Par ailleurs la décision des Zapatistes de se replier dans la forêt lacandone est d’abord la conséquence de leur incapacité à affronter l’armée fédérale. Plus tard, l’échec politique de l’Autre campagne (voir plus loin), s’est lui aussi traduit par un repli sur la seule « question indigène ».
Mais la différence avec la pensée du Che ne s’arrête pas là. Rien, absolument rien n’est en effet plus éloigné de la pensée du Che que l’idée de « changer le monde sans prendre le pouvoir » développée par les Zapatistes – ce qui n’avait toutefois pas empêché le sous-commandant Marcos d’appuyer la candidature de Cardenas [5]. Ernesto Guevara, qui était un révolutionnaire pratique, disait : « si l’on ne parvient pas au pouvoir, toutes les autres conquêtes, aussi avancées qu’elles puissent paraître, sont instables, insuffisantes, incapables d’apporter les solutions nécessaires. » [6]
Mais voyons la politique actuelle du mouvement zapatiste. Face à l’électoralisme et à la corruption des principaux partis politiques et du gouvernement mexicains, l’EZLN avait invité les courants indépendants de gauche à organiser avec elle, à l’occasion de la dernière élection présidentielle, une contre-campagne. Cette « autre campagne » avait suscité de grands espoirs dans la gauche radicale mexicaine, mais son déroulement mit rapidement en évidence deux graves problèmes de la politique zapatiste : son bureaucratisme et son absence de respect de la démocratie. Il s’est très vite avéré qu’il s’agissait en réalité, pour les organisations de la gauche radicale, d’une invitation à se subordonner aux ordres de l’EZLN. Quant au processus électoral lui-même, la direction zapatiste choisit simplement de l’ignorer, ne prenant aucun type de position – ni soutien à un candidat, ni boycott ni abstention.
Pire encore, lorsque les masses mexicaines, indignées par la fraude électorale qui avait donné la « victoire » au candidat du régime contre son adversaire social-libéral, descendirent en masse dans la rue, dans ce qui fut la plus grande mobilisation de ce type de toute l’histoire du pays, le sous-commandant Marcos, qui se trouvait à ce moment à Mexico, décida de ne pas participer au mouvement. A partir de là, les traits sectaires de « l’autre campagne » ne cessèrent de s’aggraver.
L’exploitation et l’oppression particulières que subissent les secteurs indigènes du Mexique sont une réalité, mais il reste qu’ils constituent une minorité de la population du pays, dont les revendications ne pourront être satisfaites qu’à travers un combat commun avec la majorité des travailleurs. Au cours de « l’autre campagne », les zapatistes sont cependant allés jusqu’à affirmer, à propos de la défense des prisonniers politiques, qu’ils défendaient « d’abord » (ce qui concrètement signifiait : exclusivement) leurs propres prisonniers. Avec sa politique actuelle, l’EZLN ne fait pas que dilapider son capital politique, elle se transforme en un obstacle pour la construction de l’organisation nationale indépendante, démocratique et révolutionnaire, dont les travailleurs et les secteurs populaires ont besoin.
Dans le même temps, la classe ouvrière et le peuple du Mexique ont offert de magnifiques exemples de résistance et de combats de masse – dont l’armée zapatiste a été totalement absente. En particulier, l’épopée rebelle du soulèvement des habitants d’Oaxaca contre le gouverneur priiste, soutenu par l’armée et le gouvernement central, ou encore la longue grève des mineurs de la multinationale Grupo Mejico pour de meilleures conditions de travail.
C’est bien là que se trouve d’ailleurs, très loin de la guérilla, la véritable actualité des luttes en Amérique Latine : un renouveau du mouvement ouvrier, et des mobilisations populaires et urbaines de masse qui, de la Bolivie à Oaxaca, prennent plus d’une fois un tour insurrectionnel. De cette réalité, on ne trouve cependant nulle trace dans le livre des camarades.
Ce que le Che nous a légués
Alors, ne resterait-il rien aujourd’hui de la pensée du Che pour l’Amérique Latine et le monde ? Au contraire, il en reste beaucoup.
Sa défense de la lutte de classe comme seule voie pour la prise du pouvoir, sa certitude quant au fait que celle-ci passait par la destruction de l’appareil d’Etat bourgeois, sa dénonciation de l’impuissance et de l’inconséquence des bourgeoisies nationales des pays dépendants dans la lutte contre l’impérialisme, sa mise en accusation des appareils réformistes (alors, principalement staliniens) pour abandonner à leur sort les révolutions en cours, restent pleinement actuelles.
Il en va de même de sa conception de la révolution comme un processus ininterrompu qui ne s’arrête pas avec la prise du pouvoir, ni ne se circonscrit aux frontières d’un pays. Cette conception diamétralement opposée à celle du stalinisme avait conduit le Che à s’opposer à l’appareil bureaucratique du Kremlin et à affirmer qu’une révolution qui ne serait pas socialiste ne pouvait être qu’une « caricature de révolution ».
Il nous reste aussi sa compréhension que la révolution, en tant que changement radical de la société, doit nécessairement faire face à une résistance violente de ceux qui sont ancrés au pouvoir. Che Guevara, qui a appliqué la violence révolutionnaire à chaque fois qu’elle lui paraissait nécessaire, défendait le droit du peuple à l’exercer contre ses oppresseurs. « Une fois initiée la lutte anti-impérialiste, il est indispensable d’être conséquent et de frapper durement, là où cela fait mal, constamment et sans jamais reculer ; toujours de l’avant, toujours en rendant les coups, en répondant toujours à chaque agression par une pression plus forte des masses populaires. Tel est le moyen de triompher. » [7]
A la question de savoir s’il est possible pour les révolutionnaires de parvenir au pouvoir à travers les élections ou par une voie pacifique, le Che répondait : « Il est très difficile que cela vienne à se produire, dans les conditions actuelles, dans n’importe quel pays d’Amérique Latine. Même si on ne peut exclure la possibilité que le changement s’initie par la voie électorale, les conditions qui prévalent le rendent peu probable. » Et il poursuivait : « Si un mouvement populaire parvient au gouvernement d’un pays à la suite d’un large vote populaire et décide, en conséquence, de commencer les grandes transformations sociales qui constituent le programme pour lequel il a été élu, n’entrerait-il pas immédiatement en conflit avec les classes réactionnaires de ce pays ? L’armée n’a-t-elle pas toujours été l’instrument d’oppression de cette classe ? Si tel est le cas, il est logique de penser que l’armée prendra parti pour sa classe et entrera en conflit avec le gouvernement constitué » (idem).
Étrangement, ce n’est pas ce Che révolutionnaire qui ressort du livre mais une sorte d’icône pasteurisée, celle d’un pacifiste qui aurait été pratiquement obligé de prendre les armes. Par-delà toutes leurs bonnes intentions, les auteurs tombent ainsi dans un piège. Lorsque les médias bourgeois accusent le Che d’être un « assassin sanguinaire », ils tentent en réalité de convaincre les travailleurs et les jeunes que la révolution n’est qu’un rêve et que, comme le disait Margaret Thatcher, « il n’y a pas d’alternative » à la domination du capital. Notre réponse à l’accusation de « violence » lancée à la mémoire du Che, comme à tous les révolutionnaires, ne peut être que la suivante : la violence que les travailleurs et le peuple manifestent très occasionnellement à l’égard de leurs exploiteurs est non seulement peu de chose face à celle qu’ils subissent quotidiennement sous la dictature du capital, mais, au cours de la révolution, elle ne fait que répondre à la violence contre-révolutionnaire de la bourgeoisie.
Foquisme ou parti révolutionnaire
Encore faut-il préciser que ce que nous défendons politiquement est la violence révolutionnaire de masse, celle qui est décidée et assumée par les travailleurs et le peuple eux-mêmes, et non celle de groupes minoritaires extérieurs à leur volonté démocratique, comme c’est le cas dans la théorie et la tradition guévaristes.
Car il y aussi de grandes différences entre le guévarisme – réel, non mythifié – et notre tradition marxiste révolutionnaire. C’est là que surgit d’ailleurs un autre sujet d’étonnement. Il est communément admis dans la LCR que notre revendication de grands dirigeants marxistes révolutionnaires tels que Lénine et Trotsky, pour être utile, doit être critique. Et la plupart de nos camarades ne manquent pas – à juste titre – d’adopter une telle démarche lorsqu’ils écrivent au sujet de leurs actions et positions. Pourquoi Guevara devrait-il faire exception ? Rien ne justifie pourtant de verser soudain, en ce qui le concerne, dans l’apologie.
Quelles sont donc nos divergences avec le foquisme ? En premier lieu, pour le Che et ses partisans, le sujet social qui est appelé à faire la révolution est la paysannerie pauvre, opprimée et désorganisée, car « malgré toute la dureté des conditions de vie des ouvriers urbains, la population rurale vit dans des conditions d’oppression et d’exploitation encore plus horribles » [8]. Pour les marxistes révolutionnaires, au contraire, il ne peut y avoir de processus réellement socialiste si le sujet social et politique de la révolution n’est pas la classe des travailleurs (des salariés exploités), regroupant autour d’elle les autres secteurs exploités et opprimés.
En second lieu, le foquisme est une stratégie militariste, et de ce fait non démocratique. Selon les mots du Che lui-même, « l’organisation militaire tourne autour d’un chef (…) qui nomme à son tour les différents commandants de région ou de zone, ces derniers ayant pouvoir de diriger le territoire qui leur est dévolu » ; et si la discipline, « une des bases de l’action de la force de guérilla », « est rompue, il faut toujours châtier le responsable », et « le châtier de manière exemplaire » [9], Ernesto Guevara. C’est assez logique s’agissant d’une armée (encore que dans une armée authentiquement populaire, les chefs seraient – au moins en partie – élus), mais le problème ici est que dans la conception guévariste, cette forme militaire recouvre la forme politique, ou dans le meilleur des cas modèle et domine l’aspect politique. Un parti peut être ou ne pas être démocratique, un « parti-armée » ne peut être que bureaucratique et verticaliste.
Par-delà toutes les bonnes intentions, cette conception s’accompagne ou facilite ainsi le développement d’une conception bureaucratique et autoritaire de l’Etat révolutionnaire. C’est ce qui s’est passé à Cuba, mais aussi en Chine, comme également en Corée du Nord ou au Vietnam, partout où des armées guérilléristes se sont emparé du pouvoir. Or nous savons qu’il ne peut y avoir de véritable objectif socialiste et de transition à un socialisme digne de ce nom si les travailleurs et les masses populaires, non seulement ne disposent pas de toutes les libertés démocratiques, mais ne sont pas en condition de s’autodéterminer pour exercer leur propre pouvoir.
Enfin, troisième problème, du fait même de ce qui a été indiqué aux deux points précédents, la stratégie foquiste est incompatible avec la construction d’un parti révolutionnaire au sein du salariat exploité.
Or ces trois aspects – rôle dirigeant de la classe des travailleurs, auto-organisation/autodétermination de cette classe, existence d’un parti révolutionnaire de masse exprimant ses intérêts – font justement partie des conditions fondamentales de la révolution pour laquelle nous luttons : une révolution pleinement socialiste et démocratique, aux antipodes de toutes les caricatures que le stalinisme et ses succédanés ont pu produire.