Le premier Forum social asiatique (FSA) s’est tenu à Hyderabad, en Inde, du 2 au 7 janvier 2003. Un beau succès qui marque une étape de plus dans le processus d’internationalisation des forums sociaux initiés voilà trois ans (trois ans seulement !) à Porto Alegre. Qui fait apparaître les multiples visages de l’altermondialisation et des mouvements de résistance populaires.
Hyderabad, c’est un forum sous toile. Un cadre bien différent de la PUC -le campus universitaire de Porto Alegre- ou de la bien nommée et bien aimée « Forteresse d’en bas » à Florence. Nous sommes sur un vaste terre-plein attaché au Nizam College, au cœur de la ville, où ont été plantée deux immenses tentes tubulaires pour les conférences, des auvents pour les séminaires, des stands pour les organisations... Rien n’est en dur. Les grandes plénières d’ouverture et de clôture se tiennent à ciel ouvert. Fort heureusement, malgré le chaos climatique naissant, la saison des pluies s’avère bel et bien terminée. Le soleil brille. Des milliers de sièges plastiques, des hectares de tapis posés à même le sol sont à disposition. Les délégué(e)s prennent librement possession de cette structure légère, bon marché, très souple : au gré des besoins, des réunions informelles et des rencontres imprévues, ils déplacent les chaises ou occupent un tapis.
Hyderabad, c’est aussi la couleur, le son. La tenue verte ou rouge, noir ou blanche, les tambours, tambourins et grelots des nombreux groupes culturels militants qui, la journée durant, animent l’espace du forum. Les rutilants saris de ces femmes qui, avec une infinie dignité, époussettent sans cesse la terre, pourchassant le moindre gobelet de thé jeté par un délégué insouciant.
Nous sommes indubitablement en Inde ; ni au Brésil ni en Italie. Ne nous voilà pas pour autant en terre si étrangère que cela. La magie des forums sociaux est à l’œuvre avec la constitution d’un espace dynamique de convergences militantes. On s’y reconnaît.
Il y a eu entre 20.000 et 25.000 participant(e)s. Or, les organisateurs du FSA en prévoyaient à l’origine 7.000 : ils voulaient créer les conditions d’un dialogue entre des mouvements qui n’ont pas l’habitude de se rencontrer plutôt que de jouer sur le nombre. Une fois que 14.500 délégué(e)s aient été enregistrés, ce fut la rupture de stock : plus de programmes, de kits... Plus rien a donner aux nouveaux arrivants. Et en sus des délégué(e)s enregistrés, il y avait les volontaires, les groupes culturels, le camp jeunes et ses 800 participant(e)s, sans compter les habitants d’Hyderabad qui ne se sont pas souciés de s’inscrire...
Par rapport aux objectifs initiaux, le nombre de participant(e)s a donc doublé ou triplé. Surtout, quelque 860 organisations étaient représentées, provenant de secteurs très variés. C’est d’abord ici que le succès du FSA s’est joué. Il n’était en effet pas évident de créer des convergences unitaires à l’échelle de l’Inde. Il ne s’agit pas seulement d’une question de taille dans ce pays-continent, de sa diversité sociale et culturelle ou des divisions habituelles entre courants politiques. De nombreux autres clivages entrent eu jeu, qu’il faut savoir surmonter. Par exemple, ceux hérité du système des castes ; ou ceux qui opposent les nouveaux « mouvements populaires » aux « mouvements de masse » traditionnels. Pour les Européens, les Latinos-Américains et pour beaucoup d’Asiatiques aussi, la participation au FSA fut l’occasion d’une formation accélérée à ces réalités indiennes.
Le terme de « mouvements populaires » (ou de « mouvements sociaux ») désigne ici des associations, réseaux et coalitions qui ne sont pas liés à des partis politiques et qui peuvent leur être hostiles. Ce ne sont pas pour autant des ONG : ils sont socialement enracinés. Il s’agit, par exemple, de ce long combat de la Narmada contre la construction de grands barrages dans le nord de l’Inde. Notons que beaucoup des animateurs de ces luttes sont de culture gandhiste. En revanche, le terme de « mouvements de masses traditionnels » désigne ici les syndicats, associations de femmes, organisations de jeunesse, etc., qui sont généralement identifiés à la mouvance d’un de ces partis qui couvrent l’éventail politique de ce que nous appelons en Europe le mouvement ouvrier (et qui vont de l’extrême gauche aux socialistes en passant par les deux grands PC indiens).
Des organisations provenant de ces deux composantes étaient conjointement présents à Hyderabad, ce qui n’est pas courant.
La question des financements est aussi très sensible en Inde. Parmi les multiples clivages opérant dans ce pays, il y a celui qui oppose les organisations acceptant des subventions (en particulier « occidentales ») et celles qui refusent d’en recevoir. Les organisateurs du Forum social asiatique ont donc été particulièrement prudents en ce domaine.
Tous les secteurs sociaux, populaires, semblent avoir participé au FSA, bien qu’inégalement. Les mouvements de Dalits (les « Intouchables » ou « hors-castes ») étaient particulièrement présents, ainsi que les associations de femmes avec, notamment, une marche des « femmes en noir » contre les violences qui leur sont faites. En revanche, les tribus et les organisations paysannes étaient trop faiblement représentés ce qui peut refléter des difficultés objectives (comme l’existence de conflits entre tribus) ou des retards accumulés lors de la préparation du forum (dans l’intégration des mouvements paysans dans un certain nombre d’Etats).
780 délégué(e)s étrangers de 42 pays ont participé au FSA. Toute l’Asie du Sud -le « sous-continent »- était venue, dont le Pakistan et Sri Lanka, avec parfois les plus grosses délégations nationales : Bangladesh, Népal... La majorité des autres contrées asiatiques étaient présents (Thaïlande, Philippines, Indonésie, Corée du Sud, Japon...) ainsi que quelques Etats du Pacifique (Australie...).
L’Asie est une région du monde particulièrement diverse (beaucoup plus diverse que l’Europe ou l’Amérique latine) et le comité d’organisation indien à dû consacrer l’essentiel de son énergie à la création de liens et de synergies à l’échelle nationale. De ce fait, l’intégration des autres pays asiatiques à la préparation du FSA n’a été que partielle. Disons, de ce point de vue, qu’Hyderabad a été un Forum social indien ouvert aux Asiatiques. Mais ce fut aussi une première étape dans l’affirmation d’une identité, d’une perspective orientale au sein du processus international du Forum social mondial.
Un large éventail de forces politiques indiennes a soutenu le FSA : mouvements gandhiens, courant socialiste, parti communiste historiquement identifié au bloc prosoviétique (PCI) ou indépendant (PCI-Marxiste), une partie des nombreuses organisations issues du naxalisme maoïste (la mouvance « ligne de masse » avec notamment les PCI-ML « Libération » et « Unité-Initiative »)... Huit de ces courants (dont six PC) se sont réuni pour tenir le 5 janvier, en dehors du cadre du FSA mais en soutien, une « Convention politique » contre la globalisation inégalitaire.
Une autre partie des organisations maoïstes, la mouvance « guerre du peuple », a manifesté contre le FSA, l’Andhra Pradesh étant l’un des Etats indiens où ce courant est le mieux implanté. Le forum a ainsi été inondé de tracts vengeurs dénonçant les turpitudes cachées de ses organisateurs, accusés de discourir au lieu d’agir. Leur hostilité déclarée n’a pas empêché les « vrais anti-impérialistes » de tenir stand au sein même du forum, sans en troubler l’atmosphère bon enfant.
La volonté de se rassembler, de regrouper les forces, a prévalu à Hyderabad ; et ce d’autant plus que la situation politique en Inde est difficile. Le gouvernement est dominé par des mouvements qui se réclament de l’Hindutva, le fondamentalisme religieux hindouiste, et qui, apprentis sorciers, n’hésitent pas à attiser les conflits intercommunautaires pour consolider leur mainmise sur le pouvoir. Le principal d’entre eux, le BJP, vient d’emporter haut la main les élections dans le Gujarat, au nord-ouest du pays, là précisément où de très graves violences communalistes ont fait des milliers de victimes, essentiellement chez les musulmans. La montée en puissance d’une vaste mouvance composite, fondamentaliste hindouiste, nommée Sang Parivar, remonte à plus d’une dizaine d’année. Elle s’est accompagnée de meurtrières provocations contre les minorités, en particulier musulmanes (10% de la population), comme la destruction de la grande mosquée d’Ayodhya en 1992.
Après l’indépendance, le parti du Congrès, gandhien, avait longtemps dominé la vie politique du pays. Son hégémonie s’est érodée au point qu’aujourd’hui, les fondements laïques de l’Etat sont menacés par ce que la gauche analyse comme la montée d’une nouvelle forme de fascisme. Les tenants de l’Hindutva prétendent en effet mettre en place l’Hindu Rashtra, un Etat hindou. En Inde aussi, l’impact social destructeur de la mondialisation libérale avive de très graves conflits intercommunautaires. La construction de solidarités à même de faire pièce à l’intolérance religieuse était d’ailleurs au cœur des débats du Forum social.
Dans un environnement plutôt sombre, le Forum social asiatique a offert aux militant(e)s une goulée d’air frais et contribué à une dynamique unitaire face à la montée des périls. Ce n’est pas le moindre de ses succès. En son sein, à l’instar de ce qui s’est fait à Porto Alegre ou Florence, un document a été préparé et adopté le 7 janvier : la « Déclaration des organisations et mouvements sociaux, populaires et de masse » qui se conclut par un appel à mobilisation contre l’impérialisme et la guerre, pour l’abolition de l’arme nucléaire ; contre la globalisation néolibérale (avec en perspective la conférence de l’OMC à Cancun) ; en défense de la démocratie et des valeurs laïques ; contre le fondamentalisme religieux et les violences fondées sur le communalisme, les castes et l’oppression de genre ; pour les droits des populations à accéder aux ressources (énergie, eau...) et services (santé, éducation, transports) ; contre les privatisations et en défense des droits des travailleurs ; pour l’annulation de la dette et pour un autre mode de développement. (1)
La proposition d’une coordination internationale des mouvements sociaux faite par la CUT et le MST du Brésil, par la Marche mondiale des femmes, par Attac France et par Focus on the Global South, a été traduite en plusieurs langues de la région et distribuée aux délégué(e)s pour qu’elle puisse être discutée en Asie, avant de l’être à Porto Alegre.
Le Forum social s’est conclu sur une manifestation très colorée et dynamique de près de 30.000 personnes.
Hyderabad a représenté une étape initiale dans l’enracinement du processus du forum social en Asie. Il reste certes beaucoup à faire pour consolider et élargir les convergences entre mouvements indiens et pour mieux associer les autres pays de la région. Mais cette première étape n’en est pas moins très importante. Ce n’est qu’un début, le processus continue ! Et cela augure bien de la tenue espérée, en janvier 2004, du quatrième Forum social mondial en Inde.
(1) Une autre déclaration, dite de la « Rencontre des mouvements populaires au Forum social asiatique », a été adoptée à Hyderabad à l’initiative de l’institut philippin Ibon. Cette déclaration a, en fait, été pour l’essentiel préparée en dehors du cadre du forum social et reflète une volonté de certaines organisations de se démarquer à priori des processus unitaires à l’œuvre au sein du FSA.