Les 4 et 6 mars, deux mobilisations nationales sur la question des retraites mettent l’accent sur des aspects peu ou pas assez débattus : l’état de santé à l’âge de la retraite et la faiblesse des pensions, caractérisés par une forte inégalité entre homme et femmes.
Le débat sur l’état de santé à l’âge de la retraite – « l’inégalité d’espérance de vie ou du temps de retraite en bonne santé », selon l’expression consacrée – est masqué par le discours sur l’augmentation sans cesse croissante et générale de l’espérance de vie aprè 60 ans, mais ayant un coût collectif « insupportable » selon les tenants de la retraite par capitalisation. Au début du XXe siècle, lorsque les premières formes de retraites publique ont été légalisées (1910), les bénéficiaires avaient une très faible espérance de vie au-delà de 60 ans. Les syndicalistes dénonçaient cette « retraite pour les morts », car les travailleurs étaient usés au moment du départ et mourraient très tôt, sans avoir bénéficié des pensions obtenues par leurs versements.
Les choses ont changé, mais pas pour tout le monde, et pas de manière équivalente. Toutes les enquêtes le montrent, à droits identiques, on n’a pas le même espoir de retraite, selon son métier ou sa catégorie socioprofessionnelle. « L’écart d’espérance de vie à 35 ans entre les cadres et les professions libérales d’un côté et les ouvriers de l’autre est de plus de sept ans pour les hommes et de plus de trois ans pour les femmes », explique le rapport du Centre d’études de l’emploi (CEE), « Départs en retraite et travaux pénibles » [1]. Anne-Françoise Molinié et Serge Volkoff, deux des auteurs de ce rapport, font remarquer que « les médecins du travail considèrent que 3 % des hommes et des femmes de 50-51 ans et jusqu’à 23 % des hommes et 17 % des femmes de 58-59 ans devraient cesser de travailler », parce que leur santé est défaillante en raison des risques qu’ils ont subis. Les enquêtes du ministère du Travail le confirment : au lieu de s’améliorer, les conditions de travail s’aggravent, même si certains éléments changent. Il y a dégradation des conditions en ce qui concerne le port de charges lourdes, l’exposition aux nuisances chimiques, de bruit ou de chaleur, les contraintes de rythmes, le travail de nuit, les horaires alternés, etc.
Santé et...
La question syndicale est donc la suivante : comment rétablir une égalité vis-à-vis de la retraite entre des salariés exposés à des risques différents d’accidents de santé suivant leur itinéraire professionnel ? Tel est l’objet de la négociation entamée depuis 2005, en application de l’article 12 de la loi Fillon de 2003, faisant obligation de négocier sur les conditions de travail et les pénibilités.
Or, depuis l’ouverture de cette négociation, le Medef n’a eu cesse de bloquer tout accord ou de se livrer à des provocations. On se retrouve un peu dans la même situation qu’avant la loi de 1898 reconnaissant la responsabilité patronale sur les accidents du travail : le Medef refuse catégoriquement d’admettre une responsabilité collective des entreprises sur les nuisances du travail. Lors de la douzième séance, en septembre 2007, il a finalement eu l’audace d’admettre une certaine « réparation » en fin de carrière pour les salariés victimes de nuisances, mais à condition de remplir les critères suivants : avoir 58 ans, dont 40 ans d’activité, dont 30 années d’exposition à des risques, dont dix ans d’exposition à au moins trois facteurs de nuisances ! Autrement dit, être à la porte de l’hôpital… ou du cimetière. Et ce n’est pas tout : pour constater ces effets, le Medef veut passer par une démarche strictement individuelle pour le salarié, avec un certificat médical d’attestation à obtenir et aboutissant à une mise en « invalidité ».
En bref, ce que le Medef ne veut absolument pas, c’est reconnaître un droit automatique, avec des critères publics et collectifs indiscutables. La question est du même ordre que pour les accidents dans l’entreprise qui, selon le code du travail, doivent aujourd’hui être déclarés comme accidents du travail s’ils se produisent « par le fait ou à l’occasion » du travail salarié, donc indépendamment des causes immédiates qui les ont occasionnés. C’est la reconnaissance que le travail commandé par le chef d’entreprise est, « de fait », dangereux, ou peut l’être. Le même raisonnement doit être tenu pour les nuisances de santé subies à l’occasion du travail salarié, pendant un certain nombre d’années, et cela quel que soit l’état de santé apparent à la cinquantaine ou au moment de la liquidation des droits à la retraite.
…bonificat
Anne-Françoise Molinié et Serge Volkoff expliquent que « les conditions de travail vécues tout au long de la vie ont un effet sur la longévité et sur la qualité de vie au grand âge, donc sur la durée de la qualité de retraite – y compris pour un salarié qui, au moment du départ, serait en bonne santé ». Par exemple, il est prouvé que le travail de nuit ou les nuisances chimiques provoquent immanquablement des atteintes à la santé proportionnelles au temps d’exposition, même si elles ne sont pas encore ressenties comme telles. Le projet syndical défendu dans la négociation, notamment par la CGT, et visant à faire reconnaître des « réparations », pour les salariés victimes, puis une « prévention » pour l’avenir, demande donc la reconstitution de carrières professionnelles et l’établissement de grilles individuelles d’exposition au risques. Il fait valoir un droit au départ anticipé proportionnel sous la forme, par exemple, d’un trimestre de bonification par année d’exposition au risque. Cette revendication s’accompagne d’une exigence de financement patronal par mutualisation de l’effort des entreprises.
Y a-t-il un risque d’individualisation du droit à la retraite ? Non, à condition que les critères retenus pour obtenir la bonification soient publics, donc automatiques pour tout salarié concerné, et validés, par exemple, par la Caisse nationale de retraite (CNAVTS) et non par le médecin traitant. Il est en effet important de ne pas médicaliser individuellement ce risque, comme le veut le Medef, et d’en faire un objet de débat public sur les conditions de travail dégradantes. À partir de là, le chemin est ouvert pour la prévention, d’une part par la responsabilité financière du risque – payé par les entreprises sous la forme de cotisations – et, d’autre part, par le débat sur le lieu de travail, avec délibération sur ce qu’il faudrait faire pour réduire les nuisances ou les supprimer. C’est-à-dire contrôler collectivement le travail, y compris les techniques employées, pour le rendre compatible avec la bonne santé.
Pensions au rabai
Être en bonne santé pendant sa retraite est donc aujourd’hui une question tout aussi cruciale que d’avoir un niveau de vie décent. La réforme Balladur, puis le plan Fillon de 2003, ont remis en cause le droit de la retraite à 60 ans. Les accords Arrco-Agirc de 1996 ont remis en cause les retraites complémentaires, réduisant régulièrement le pouvoir d’achat du point de retraite. Au total, les mesures prises depuis plus de dix ans ont toutes le même effet : il sera de plus en plus difficile de partir à la retraite à 60 ans à taux plein, le taux de remplacement baisse régulièrement et la valeur du salaire de référence aussi puisque celui-ci est basé sur les 25 meilleures annuités. Cela amène inexorablement à la baisse du montant des retraites, et les salariés du public suivent désormais la même pente que ceux du privé.
Les différentes réformes ont d’abord aggravé les inégalités pour toutes les personnes aux carrières heurtées. Les femmes, qui ont déjà des pensions inférieures en moyenne de 40 % à celles des hommes, sont particulièrement touchées par l’allongement de la durée de cotisation et par les effets très pénalisants de la décote. À ce jour, seulement 39 % des femmes retraitées ont pu valider 37,5 ans contre 85 % des hommes. Sont aussi touchés les chômeurs, les précaires, les petits boulots, les temps partiels et les jeunes générations qui débutent plus tard dans la vie active.
Depuis 1994, pour les salariés du secteur privé, ces mesures entraînent, selon le Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (Cerc), une baisse de 0,3 % par an du pouvoir d’achat de la retraite et de 0,6 % par an pour la retraite complémentaire, celui de la retraite des fonctionnaires baissant de 0,5 % par an. Ces baisses devraient se poursuivre dans le futur et le décrochage par rapport aux salaires s’accentuer. Ainsi, entre 2003 et 2030, le salaire réel moyen devrait progresser de 56 % contre 9 % pour les retraites du secteur privé. Le prétexte invoqué pour toutes ces régressions est la courbe démographique qui mettrait en péril les régimes de retraites.
Les salariés n’ont donc aucun autre choix que d’assumer avec leur salaire direct le financement de leurs vieux jours. Dans les entreprises, l’ensemble des systèmes de plan d’épargne (Pere, Perco) font recette, tout comme les produits financiers individuels. En pratique, les patrons financent de moins en moins les retraites et les salariés de plus en plus. Le taux de chômage élevé réduit le financement des caisses de Sécurité sociale, en tête desquelles la branche vieillesse. Ces dernières années, la cotisation patronale a été loin de suivre la progression de la part ouvrière dans la cotisation vieillesse. Depuis 1970, dans la masse salariale totale des entreprises, la part ouvrière de cotisations à la Sécurité sociale a presque triplé (passant de 5,6 à 16,1 %) alors que la part patronale restait pratiquement stable (passant de 23,3 % à 24,8 %). Aujourd’hui, le financement patronal des retraites représente donc une proportion de moins en moins importante du produit intérieur brut. Comme pour l’ensemble des éléments du salaire différé, le patronat arrive progressivement à réduire son financement.
Dans les mois qui viennent, le gouvernement s’apprête une nouvelle fois à attaquer l’ensemble des retraites, du privé comme du public, avec le passage à 41 années de cotisations et, sans doute avant la fin de quinquennat, à 42 annuités. Avec le même argument et le même prétexte pour nous faire avaler la pilule : l’allongement de la durée de vie. Trop de retraités par rapport aux actifs ? Il faudra donc allonger indéfiniment la durée de cotisation et diminuer systématiquement le montant des pensions ! C’est oublier que la productivité du travail et les richesses produites n’ont jamais été aussi importantes. Le prétendu « problème des retraites » n’est pas la conséquence de « phénomènes démographiques », mais de l’accaparement des richesses créées par tous au profit d’une petite minorité d’actionnaires. Financer une retraite décente pour tous est possible grâce à une réelle redistribution de ces richesses, à commencer par la suppression des allégements des cotisations patronales. Et grâce à l’augmentation des salaires et du niveau d’emploi, dont l’un des premiers effets sera d’augmenter les cotisations perçues. 300 euros net mensuels de plus par salarié, c’est 55 milliards de plus par an dans les caisses de la Sécu.
Les mobilisations de cette semaine doivent être une première étape pour une mobilisation générale sur la question des retraites, seule à même de faire reculer le gouvernement.
Notes
1. Gérard Lasfargues, avec Anne-Françoise Molinié et Serge Volkoff, avril 2005.