KAESONG (CORÉE DU NORD) ENVOYÉ SPÉCIAL
Deux mondes s’observent. Dans le car, des touristes de Corée du Sud ; dans la rue, les habitants de Kaesong, en Corée du Nord. De part et d’autre de la vitre, la curiosité partagée se mêle à une sympathie dont témoignent de furtifs gestes de la main ou des sourires. Mais à l’exception de ces signes amicaux, les contacts entre la population locale et les visiteurs sont réduits à des bavardages avec les guides et les marchandes des boutiques de souvenirs. Les touristes ne s’attarderont que quelques heures.
Pour les plus âgés, aller à Kaesong, qui fut la capitale du royaume de Koryo (918-1392), c’est un voyage sentimental dans le passé. C’est le cas de cet homme qui vient pour la deuxième fois : « Je finirai bien par retrouver un coin de mon enfance », dit-il. Pour les plus jeunes, c’est la découverte d’un pays dont ils partagent l’histoire, la langue et la culture et dont pourtant ils se sentent éloignés.
Les voyages touristiques quotidiens à Kaesong, à une dizaine de kilomètres au nord de la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées - avec de part et d’autre deux armadas sur le pied de guerre -, ont commencé en décembre 2007. Nouvelle étape dans le rapprochement entre le Nord et le Sud, cette incursion n’en révèle que davantage leur éloignement après plus d’un demi-siècle de séparation. En une heure et demie, on passe de la modernité du XXIe siècle à un monde figé plus de cinquante ans en arrière.
Lors de la partition de la Péninsule après la défaite du Japon, en 1945, Kaesong se trouvait au sud de la ligne de démarcation. Puis, elle passa au nord à la suite de l’armistice mettant fin à la guerre de Corée (1950-1953) qui délimita les deux zones en fonction de la ligne de front. C’est aujourd’hui une ville grise et morne qui semble vivre au ralenti, sans autre circulation que celle de vélos. D’un pays à l’autre, les autoroutes, les câbles à haute tension disparaissent. Les cultures au cordeau sous des serres en plastique, les couleurs variées des maisons surmontées d’une antenne de télévision font place à un pays manquant cruellement de tout.
C’est la première fois qu’un aussi grand nombre de Coréens du Sud (300 par jour) ont la possibilité d’entrevoir l’univers de leurs compatriotes du Nord. Alors que l’autre site touristique nord-coréen, le mont Kumgang, ouvert depuis une dizaine d’années sur la côte orientale, est un vaste parc naturel délimité par des grillages et coupé du reste du pays, les visiteurs sont ici en pleine ville. Mais une ville réduite à un décor : les touristes n’ont qu’un aperçu rapide et frustrant de ce que fut cette ancienne capitale devenue par la suite une prospère cité de marchands et de lettrés.
Après les contrôles de police dans des bâtiments flambant neuf construits par le Sud, puis la ligne de démarcation, gardée par un simple planton, la route suit la voie ferrée réservée aux trains de marchandises. Récemment ouverte, cette voie dessert la zone industrielle de Kaesong où ont investi des entreprises du Sud. Arbres dénudés, herbes couchées, rizières gelées : la campagne donne une impression de désolation. La rudesse de l’hiver n’en est pas la seule raison. Dans les hameaux, les maisons de style traditionnel avec un toit de tuiles grises recourbé aux extrémités sont modestes, parfois coquettes. Mais elles paraissent sans vie. Aucune fumée ne sort des cheminées en dépit d’un froid à pierre fendre.
Entourée de collines verdoyantes à la belle saison, l’ancienne capitale a conservé un certain charme en raison de ses vieux quartiers qui ont échappé aux bombardements américains. Dans la partie sud de la ville sont apparus de nouveaux immeubles d’habitation d’une quinzaine d’étages de couleur pastel destinés aux employés nord-coréens de la zone industrielle spéciale. Ailleurs, les petits immeubles décrépis sont mal en point.
Le régime s’efforce de montrer un visage souriant comme celui de ces jeunes vendeuses qui, au pied de la cascade Pakyon, gelée, pèlent de froid en costume de Père Noël, rouge avec un col de fourrure synthétique blanche, pour vendre des cannes en bois de kiwi et servir du thé au ginseng. Les jeunes femmes qui donnent au mégaphone les explications sur les monuments sont, elles, élégamment vêtues de manteaux de bonne coupe et portent une écharpe aux pans négligemment rejetés en arrière.
Lorsque les touristes sont en ville - de 9 heures à 16 heures -, les habitants de Kaesong sont tenus à l’écart des sites. Sur le passage du convoi, les rues perpendiculaires aux grandes avenues empruntées sont gardées par des policiers. La dizaine de bus - dont les plaques minéralogiques sud-coréennes sont voilées - évitent les monuments à la gloire du régime, telle la gigantesque statue de bronze du « Grand Leader » Kim Il-sung, le bras levé indiquant la Voie, qui domine la ville et que l’on ne fera qu’entrevoir sur sa hauteur. Seuls des panneaux muraux représentant un soldat écrasant du poing un char « impérialiste » ou des slogans en gros caractères sur le « Soleil du XXIe siècle » (le dirigeant Kim Jong-il) rappellent l’idéologie ambiante.
Aux arrêts se répète la même scène : d’un côté de l’avenue est agglutiné le groupe de touristes encadré de ses guides surveillants, tandis que sur le trottoir opposé marchent des passants emmitouflés qui sans s’arrêter leur lancent des coups d’oeil furtifs. A l’exception des monuments, les photographies sont interdites et les films des caméras digitales sont inspectés à la sortie.
« On n’apprend pas grand-chose de plus que ce que l’on savait déjà, constate un proviseur de lycée en quittant Kaesong, mais on repart avec un sentiment de tristesse. » Au fil de la visite se fait jour chez les Coréens du Sud le sentiment qu’ils sont désormais si différents de leurs compatriotes que la réunification prendra beaucoup de temps. « J’ai été élevé dans un anticommunisme farouche et aujourd’hui je suis là. C’est déjà extraordinaire, reprend le proviseur de lycée. Et pourtant, cette rue à traverser pour nous serrer la main reste infranchissable. »
Le circuit touristique organisé par Hyundai Asan - entreprise sudiste qui a la haute main sur les activités industrielles et touristiques en République populaire démocratique de Corée (RPDC) - comprend quatre hauts lieux historiques : la cascade Pakyon, l’une des « trois plus belles » de la Péninsule, un temple bouddhiste rupestre, l’académie confucéenne Songyangwan et un mémorable pont de pierre.
La cascade Pakyon est particulièrement chère aux Coréens car venait s’y baigner une héroïne nationale : Hwang Chini, célèbre courtisane du XVIe siècle, qui vécut à Kaesong où se trouve sa tombe. Cette figure de femme au destin singulier dont les poèmes sont connus de tous a réuni récemment les deux Corées : le roman que lui a consacré l’écrivain nordiste contemporain Hong Sok-jung, couronné en 2004 par un prix littéraire au Sud, vient d’être adapté par le cinéaste sudiste Chang Young-hyon.
Sorti en juin, le film est fidèle à l’interprétation que le romancier donne de la vie de son héroïne. « Au Sud, une dizaine de romans a été consacrée à Hwang Chini, explique le réalisateur, rencontré à Séoul. L’originalité de Hong tient à l’accent qu’il met sur le caractère rebelle de cette femme qui, bien qu’évoluant dans le monde aristocratique, lutte contre le joug confucéen en jouant de son pouvoir de séduction. » Une partie du tournage aurait dû avoir lieu à Kaesong, mais en raison de l’essai nucléaire nord-coréen d’octobre 2006, ce fut impossible et des scènes extérieures furent tournées au mont Kumgang.
Les visites à Kaesong, ouvertes aux étrangers, ont été autorisées par le dirigeant Kim Jong-il lors du sommet intercoréen d’octobre 2007 après trois ans de laborieuses négociations. C’est une opération rentable pour la RPDC qui « encaisse » 100 dollars sur les 195 déboursés par chaque touriste - soit environ 1 million de dollars par mois (plus de 645 000 euros), presque autant que ce que rapportent les 13 000 employés de la zone industrielle de Kaesong... A ces « royalties » s’ajoutent les achats de souvenirs dans les boutiques flambant neuves des sites, abondamment fournies en ginseng sous toutes ses formes, alcools locaux variés, champignons séchés (dont raffolent Coréens et Japonais)... Tout est réglé en dollars.
Le tourisme est une source de devises pour la RPDC. Le mont Kumgang a vu défiler 348 000 visiteurs en 2007. A partir du mois de mai, Hyundai Asan organisera un voyage en avion depuis Séoul au mont Paektu, à la frontière chinoise. Dominant les plaines de la Mandchourie, ce volcan éteint, dont le cratère est occupé par un lac (le « bassin du ciel »), offre un paysage grandiose. C’est une des montagnes sacrées de la Péninsule : c’est là que serait descendu sur terre le fils du ciel qui engendra Tangun, le fondateur de la nation coréenne, plus de deux millénaires avant l’ère chrétienne. C’est aussi le berceau du régime nord-coréen puisque le dirigeant Kim Jong-il y serait né. Mais ce n’est peut-être pas ce qui attire le plus les touristes du Sud...
Dans la grande cour carrée flanquée d’anciens pavillons et plantée de vénérables arbres gingkos du musée Koryo à Kaesong, un vieux couple de touristes du Sud assis sur un banc est nostalgique. Tous deux sont nés à Kaesong. « Nous sommes venus à la recherche de notre enfance mais nous n’avons rien retrouvé, sauf cet endroit où nous venions lorsque nous étions écoliers », dit le mari, dont la famille avait fui Kaesong au début de la guerre. « Le reste me rappelle seulement le Sud dans les années 1960, lorsque nous étions pauvres. »