Outre le legs d’une conception impériale de la Chine, l’obsession contemporaine de Pékin sur la question tibétaine peut se décoder à la lumière d’un triple enjeu. Stratégique : le Tibet himalayen occupe une position vitale en surplomb de l’Asie du Sud, en particulier de l’Inde potentiellement rivale. Economique : le Tibet regorge de ressources minérales et hydrauliques très précieuses pour la croissance chinoise. Politique : aux yeux de Pékin, la perte du Tibet créerait un précédent risquant de précipiter la Chine, empire multiethnique, dans un tourbillon de forces centrifuges.
GLACIS STRATÉGIQUE
Sur son flanc sud, le Tibet chinois partage près de 3 000 km de frontières avec la Birmanie, l’Inde, le Bhoutan, le Népal et le Pakistan. Parmi ces cinq Etats, l’Inde est celui avec lequel la Chine cultive la relation la plus délicate. Contrôler le Tibet, c’est s’offrir un glacis stratégique tenant l’Inde en respect. Au cœur de la tension sino-indienne figure le tracé de la frontière hérité de l’ère coloniale britannique : New Delhi l’a entériné, mais Pékin le récuse. Une guerre a déjà opposé, en 1962, les deux pays. Pékin l’avait gagnée et avait imposé sa mainmise sur le territoire disputé de l’Aksai Chin, à l’extrême-ouest de la frontière.
Outre ce contentieux territorial, un autre litige joue un rôle d’irritant : l’Etat indien d’Arunachal Pradesh (extrême est) que Pékin revendique. Un troisième foyer de tension s’est, lui, quelque peu assoupi : le Sikkim, annexé en 1975 par New Delhi et sur lequel Pékin ferme désormais les yeux. Cette question frontalière n’est pas soldée, mais elle a perdu en acuité. Elle se double aujourd’hui d’enjeux stratégiques plus globaux liés à la projection régionale de la Chine. Le Tibet est à la charnière de l’Asie du Sud et de l’Asie centrale, deux régions où les intérêts de Pékin sont pressants. En Asie du Sud, il lui faut prévenir l’idylle entre l’Inde et les Etats-Unis tout en soignant le Pakistan, fidèle allié qui ouvre sur l’océan Indien. Et en Asie centrale, il faut assurer les routes énergétiques acheminant le pétrole et le gaz naturel en provenance - notamment - de la mer Caspienne. Le Tibet est une pièce maîtresse de cette construction géopolitique régionale.
RÉSERVOIR DE RESSOURCES NATURELLES
Le Tibet (Xizang) veut dire en mandarin « Maison des trésors de l’Ouest ». On comprend pourquoi. Il recèle la deuxième biomasse forestière de Chine mais la ressource s’épuise, le déboisement ayant pris des proportions catastrophiques.
Un autre potentiel fait rêver à Pékin et à Lhassa : les ressources minérales. Les gisements de chrome et de cuivre de la Région autonome du Tibet sont les premiers de Chine. Et ses réserves de borax, d’uranium et de lithium (50 %) sont les plus riches au monde. La presse chinoise évoque rituellement avec emphase des découvertes de fer, d’or, d’argent, de plomb, de zinc, de cobalt... En 2004, un article du Quotidien du peuple allait jusqu’à évaluer à 78,4 milliards de dollars le potentiel du Tibet en ressources minérales. L’exploitation a démarré, mais dans des conditions laborieuses.
Une troisième ressource offre davantage de disponibilité : l’eau. Le Tibet historique est le « château d’eau de l’Asie ». Dix des plus grands fleuves de la région y prennent leur source : Yangzi (fleuve Bleu), Huang He (fleuve Jaune), Mékong, Indus, Brahmapoutre, Salouen, Irrawaddy, Sutlej et deux affluents du Gange. Le Tibet recèle, selon la presse chinoise, 30 % des ressources hydrauliques de la Chine. Une aubaine alors que la crise de l’eau menace le nord du pays.
SYMBOLE DE LA COHÉSION DE L’EMPIRE
La Chine se pense comme un Etat multinational. Officiellement, 56 « nationalités » (minzu) sont recensées. Avec 92 % de la population, les Han sont ultramajoritaires. Mais les 8 % de minorités occupent une place de choix dans l’imaginaire national, fût-ce sous les couleurs d’un folklore guimauve.
Surtout, l’espace qu’elles occupent est gigantesque. A lui seul, le Tibet historique s’étend sur un quart du territoire chinois. Aussi Pékin est-il obsédé par le risque d’une contagion séparatiste qui, en embrasant d’autres
ethnies - notamment les Ouïgour du Xinjiang musulman frontalier de l’Asie centrale -, désagrégerait l’empire. Le nationalisme de la population chinoise ne le permettrait pas.
Une population dispersée dans et hors la Chine
Les Tibétains de l’intérieur. Selon le recensement chinois de 2000, les Tibétains seraient au nombre de 5,4 millions en République populaire de Chine. La Région autonome du Tibet en abriterait 2,4 millions, soit 92 % de la population de l’entité administrative. Mais ces statistiques officielles minimisent l’immigration des Chinois han, qui composeraient, selon des sources indépendantes, près du tiers de la population urbaine. Trois millions de Tibétains vivent par ailleurs dans les provinces chinoises voisines (Sichuan, Qinghai, Yunnan, Gansu).
Les Tibétains de l’extérieur. Le soulèvement réprimé de mars 1959, à l’issue duquel le dalaï-lama s’exile à Dharamsala (Inde), déclenche un fort courant migratoire de Tibétains se réfugiant à l’étranger. Selon des chiffres du gouvernement tibétain en exil datant de 1998, cette diaspora compterait 111 170 personnes dont l’écrasante majorité (85 000 personnes) est basée à Dharamsala. Suivent comme terres d’accueil le Népal (14 000), le Bhoutan (1 600), la Suisse (1 540), les Etats-Unis et le Canada (7 000). Des Tibétains continuent de fuir chaque année, à leurs risques et périls, le Tibet chinois.