La Seconde Guerre mondiale sonne le glas des empires coloniaux. De manière différée cependant pour l’Indochine française. Si l’effondrement cataclysmique de la France en juin 1940, suivi par une brève guerre franco-thailandaise arbitrée par Tokyo au profit de Bangkok en mai 1941, y a été immédiatement perçue comme le commencement de la fin, la tentative de coup de main sur Langson le 23 septembre d’un contingent de nationalistes du Phuc Quoc (« Restauration Nationale »), entrés au Tonkin avec l’armée japonaise et convaincus d’amorcer la libération du pays, est brisée nette. Il en est de même fin septembre du soulèvement communiste de Bac Son au Tonkin et surtout de la grave insurrection communiste du 22 novembre 1940 dans onze des vingt provinces de Cochinchine, écrasée par une implacable répression militaire et policière qui décime le PCI. Mais pour le Gouvernement général, que le régime du maréchal Pétain installé à Vichy après l’armistice franco-allemand a confié à l’amiral Decoux, ce n’est qu’un bref répit. Car l’administration et l’armée indochinoises, fidèles à Vichy jusqu’en 1945 malgré la formation clandestine de réseaux de la France Libre du Général De Gaulle, ont dû céder aux ultimatums japonais dès le 30 août 1940 puis signer les accords franco-japonais de janvier, mai et juillet 1941. Vichy et le Gouvernement général ont accepté l’installation dans les villes, les points stratégiques et les bases militaires d’une armée japonaise de 50 000 hommes et l’insertion de l’économie indochinoise dans la « Sphère de co-prospérité » nipponne c’est-à-dire sa mise au service de l’effort de guerre du Japon. En échange, ce dernier s’est engagé à respecter la souveraineté française sur l’Indochine où l’administration coloniale reste en place.
Chez les colonisés d’Indochine s’établit dès 1940 la conviction inébranlable que la libération de la domination coloniale et l’indépendance ne sont qu’une question de temps et que le « moment favorable », pour reprendre une ancienne notion confucéenne, ne peut qu’être proche. Le fait majeur des années 1940-1945 est la fulgurante nationalisation des esprits dans toute l’Indochine : le projet national devient un fait de masse. Au Cambodge se déchire le vieux pacte tacite entre les élites et le Protectorat à l’occasion de la « manifestation des ombrelles » du 20 juillet 1942 à Phnom Penh organisée pour protester contre l’arrestation d’un des animateurs du « Nagaravatta », Hem Chieu. Elle donne lieu aux premières répressions, à de lourdes condamnations et à l’exil de Son Ngoc Thanh à Tokyo. C’est l’émergence d’un nationalisme populaire relayé par une partie du clergé bouddhiste et auquel l’entourage du jeune roi Norodom Sihanouk, intronisé en 1941, est sensible. Au Laos progressent rapidement dans la jeunesse instruite l’idée d’indépendance et la réanimation collective du passé lao.
Au Vietnam l’idée nationale moderne progresse comme jamais auparavant et la culture collective se nationalise à un rythme inconnu jusqu’alors. De nouvelles revues et des périodiques comme « Tri Tan » (« Connaissance du nouveau »), « Thanh Nghi » (« Opinion éclairée ») sont les centres d’impulsion les plus actifs du phénomène que les autorités ne parviennent que difficilement à contenir et qu’encourage la propagande japonaise sur le thème de la « Grande Asie ». La littérature et le théâtre modernes connaissent un succès sans précédent même, la soif de connaître, l’intérêt pour l’histoire nationale se répandent jusque dans les classes populaires urbaines et même parfois dans les campagnes. Les controverses et les débats sur la culture, l’éducation, le développement, l’avenir du pays, sont suivis avec avidité. Mouvement profond, qui s’est en fait engagé dès avant 1940 et auquel participent les courants politiques clandestins, le PCI par exemple qui publie en 1943 un « Manifeste Culturel » dans lequel il exhorte les écrivains et les artistes à participer à l’élaboration d’une « culture nationale, scientifique et prolétarienne ». A partir de 1943, la politisation des masses grandit à pas de géants. La jeunesse instruite se mobilise dans d’innombrables activités sociales, par exemple l’alphabétisation populaire en quôc ngu qu’avait lancée en1938 l’Association pour la Diffusion du Quôc Ngu » créée à Hanoi et dont l’animateur était Truong Chinh, le futur secrétaire général du PCI, ou encore les mouvements de secours au victimes des inondations. Sous le couvert de ces activités se constituent en 1944 des mouvements de jeunesse apparemment apolitiques que parvient mal à contrôler le Commissariat à la Jeunesse et aux Sports créé par les Français, en particulier les « Jeunesses de Première Ligne » du chef scout Ta Quang Buu à Hué et le « Thanh Niên Tiên Phong » (« Jeunesses d’ Avant-garde ») créés par des personnalités secrètement membres du PCI en Cochinchine, comme le Dr Pham Ngoc Thach. Ces mouvements seront des viviers d’activistes pour le Vietminh. La guerre du vocabulaire fait rage : le terme « Viêt Nam » se répand partout, refoule et efface peu à peu les vieilles dénominations coloniales, « Annam », « Tonkin » et même « Cochinchine », il s’impose désormais comme le marqueur incontestable de la nouvelle identification nationale, au point que les autorités françaises sont parfois contraintes de l’utiliser. Elles tentent bien de jouer un jeu subtil et cherchent à canaliser un phénomène sur le point de les dépasser mais à l’approche de1945, au sommet de cette formidable révolution mentale, pour les peuples d’Indochine, la colonisation est devenue intolérable, dans tous les esprits l’indépendance est désormais une échéance incontournable.
Entre temps, du fait de la protection – prudente il est vrai – des Japonais, les mouvements nationalistes ont vite repris leurs activités. Le VNQZD, dont il ne subsiste que des petits groupes de réfugiés en Chine depuis 1930, demeure dans la mouvance du Guomindang chinois mais lie sa réapparition dans le champ politique vietnamien à l’occupation de la moitié nord de l’Indochine par les troupes chinoises prévue par la Conférence de Potsdam. Les petits partis nationalistes embryonnaires, plus récents, liés pour l’instant aux Japonais, le Dai Viêt et le Phuc Quôc, n’ont qu’une influence limitée et à l’approche de la défaite japonaise vont transférer leur allégeance aux généraux chinois des armées du Yunnan et du Guangxi, au contraire du Caodaïsme et des Hoa Hao qui entreprennent à partir de 1944, avec l’accord des services politiques japonais, de prendre le contrôle de régions entières en Cochinchine et y constituent des milices armées sans que les autorités coloniales soient en mesure de s’y opposer.
Mais l’essentiel a lieu ailleurs, dans les montagnes de la Haute Région, le « Viêt Bac », la zone frontalière avec la Chine, véritable « Border Region » mal contrôlée par les autorités coloniales où, au début de 1941, une nouvelle direction du PCI a entrepris de réorganiser le parti sur la base d’une clarification stratégique décisive. Celle-ci intervient avec le retour de Nguyên Ai Quôc, revenu d’URSS puis d’un long séjour discret à Yanan entre 1938 et 1941 et qui va prendre en 1942 le nom de Hô Chi Minh. Il passe la frontière le 8 février 1941 – avec sa valise et sa machine à écrire … - , s’installe à proximité de la Chine au nord-ouest de Cao Bang et s’impose désormais sans conteste comme la figure historique et l’inspirateur du communisme vietnamien et indochinois. C’est au Viêt Bac que le 8e Plenum du Comité Central réuni à Pac Bo du 10 au 19 mai 1941 adopte une nouvelle ligne politique, celle que préconisent Ho Chi Minh et les jeunes rescapés des répressions coloniales de 1939-1940 au Tonkin qu’il a regroupés, essentiellement Vo Nguyên Giap, Pham Van Dong, Truong Chinh. La nouvelle ligne donne la priorité à la « révolution de libération nationale », ajourne la révolution agraire et la lutte des classes, met sur pied un front politique connue sous l’abréviation « Vietminh », le Viêt Nam Doc Lap Dong Minh ( « Alliance pour l’Indépendance du Vietnam »), officiellement créé le 8 septembre.
En dépit de son discours propagandiste, le Vietminh n’est pas une alliance entre des forces politiques indépendantes, ni une coalition politique, ni un nouveau Front Populaire, ni non plus un « front anti-impérialiste ». Sa fonction, proclame le 8e Plenum, est de « réunir tous les patriotes, sans distinction de fortune, d’âge, de sexe, de religion ou d’opinion politique, pour travailler ensemble à la libération de notre peuple et au salut de notre nation ». C’est une vaste et souple structure d’accueil, quasiment insaisissable mais promise à l’omniprésence, à direction totalement communiste, destinée à prévenir et neutraliser les éventuelles concurrences politiques, à mobiliser et encadrer soigneusement la population, le patriotisme populaire, le maximum de forces nationalistes et de réseaux d’influences : bref un appareil à créer de l’unanimité constitué aussi en prévision de l’inévitable lutte pour le pouvoir qu’implique par essence toute « libération nationale ». Celle-ci est conçue comme une lutte armée – les premiers noyaux de l’ « Armée de Salut national », la future Armée Populaire, et les premiers maquis s’organisent dès ce moment dans la Haute Région - et comme l’installation des structures nationales d’un Parti-Etat sur le modèle qu’en offre la révolution communiste, le maoïsme et le Parti Communiste chinois avec lequel les communistes vietnamiens sont en liaison régulière. L’objectif : simultanément la libération nationale et la prise du pouvoir. Le moyen : la lutte armée épaulée par un travail politique frontiste. Mais, et ce choix va favoriser l’adhésion populaire au Vietminh, au Viêt Bac ce dernier se réclame également des Alliés et du combat anti-japonais. Il parvient à établir une certaine coopération avec les officiers américains de la section Indochine de l’OSS (Office of Strategic Services) en Chine dans le but d’obtenir une apparence de légitimation américaine et alliée. Car le communisme national vietnamien est tout sauf isolationniste, il va patiemment opérer sur le terrain politique international, se réclamer inlassablement de la solidarité entre tous les peuples, y compris les peuples français et américain.
Pour l’instant la bifurcation historique du communisme indochinois n’est encore prise qu’au Tonkin, où le PCI était plus récent qu’ailleurs en 1939, et en quelques provinces de l’Annam. Dans le Sud le PCI, presque totalement coupé du Nord, demeure sur des positions communistes staliniennes plus classiques. Il s’est vite reconstitué à partir de 1943 sous la direction de son leader d’avant-guerre Trân Van Giau et dispose en 1945 d’un dense réseau clandestin de syndicats ouvriers et d’associations paysannes et urbaines constitué en vue de la prise révolutionnaire du pouvoir. Mais la réunion de Pac Bo achève sur le plan idéologique, stratégique et pratique la mutation décisive du communisme vietnamien dans cette figure historiquement nouvelle et pour l’essentiel asiatique de l’histoire révolutionnaire et de celle du communisme, le communisme national. Un communisme qui était déjà une tendance forte du PCI à ses débuts, qui est réapparue en son sein vers 1937-1938, qui l’emporte définitivement et qui est fondamentalement proche de la formule stratégique qu’a explorée et élaborée la Chine Rouge depuis les années 1930. L’histoire va lui donner sa chance et pour longtemps. Mais à un coût humain, social et écologique grandissant, qui ne cessera de s’alourdir pour les sociétés qui auront à l’assumer, au point de devenir insoutenable pour la survie du communisme national lui-même quatre décennies plus tard.
Dans l’immédiat, la chaîne des évènements valide au-delà de toutes les espérances la capacité opératoire au Vietnam de la nouvelle ligne communiste. Car à partir de 1944 le régime colonial vacille puis se désagrège rapidement. Ses structures économiques se disloquent sous les effets combinés des énormes prélèvements japonais, de l’inflation, de la rupture des communications ferroviaires et maritimes entre la Cochinchine et le Tonkin à la suite des bombardements alliés, et, en conséquence, de la généralisation des pénuries. A l’hiver 1944-1945, une catastrophique récolte de riz et la rupture des arrivages de riz du Sud plongent le Tonkin et le Nord Annam, dans une effroyable famine qui a peut-être fait un million de victimes. Dans les villes où affluent les paysans faméliques, l’on relève chaque matin les cadavres des morts de faim de la nuit. Désormais dénué de moyens d’intervention, isolé, le régime colonial est paralysé. En mars 1945, les Japonais désormais en situation de plus en plus difficile sur tous les fronts asiatiques, inquiets de l’activité des réseaux de la France Libre dans l’armée et l’administration françaises d’Indochine ainsi que de la possibilité de leur retournement armé contre leurs propres installations se décident à franchir le pas décisif. Dans la nuit du 9 mars, les troupes japonaises désarment l’armée coloniale, internent soldats et responsables français dans les camps et les prisons. En quelques jours le régime colonial s’effondre irrémédiablement dans toute l’Indochine. A Hué, à l’incitation de l’ambassadeur japonais et de Tokyo, l’empereur Bao Dai proclame l’indépendance du Vietnam le 11 mars et constitue un gouvernement de personnalités nationales, ce que font également le roi Sihanouk au Cambodge et au Laos le roi Sisavang Vong. Avec la fin de trois quarts de siècle de domination française, l’histoire des peuples indochinois subit dès lors une brusque et imprévisible accélération.
Au Vietnam, la « Révolution d’Août »
Jusqu’à la capitulation japonaise annoncée le 10 août 1945, les trois nouveaux gouvernements indochinois, composés de personnalités nationalistes respectées mais qui se heurtent au scepticisme général à l’égard d’indépendances issues non pas d’une initiative des Alliés mais d’un Japon virtuellement vaincu, n’ont disposé que de cinq mois pour s’organiser et s’imposer. Pari relevé, pari perdu. L’heure n’est plus au nationalisme modéré….
A partir de juin c’est une situation révolutionnaire qui s’installe dans l’ensemble du Vietnam. L’administration coloniale disparue, les autorités impériales, bien qu’elles soient soutenues par les Japonais, ne parviennent pas à prendre le relais de l’administration coloniale, l’impôt cesse d’être levé, les fermages d’être versés aux propriétaires fonciers, les locaux officiels sont occupés par la foule, parfois pillés ou incendiés, les prisons et les bagnes se vident, la Garde Indigène et les miliciens (les « linh ») des anciens mandarins se dispersent progressivement, le désordre et la peur sociale s’installent. A la fin de juillet et au début d’août une lame de fond, révolutionnaire et nationale à la fois, soulève la paysannerie, la jeunesse, les ouvriers et la plèbe des villes, emporte les autorités en place et généralise la vacance du pouvoir depuis le fond des campagnes jusqu’au cœur des grands centres. Pour tous c’est le moment décisif, le bref instant qui se situe entre la capitulation japonaise, l’entrée, prévue par la Conférence de Potsdam, des troupes chinoises au Nord, sur lesquelles misent les groupes nationalistes et des troupes britanniques au Sud, et le retour prévisible et redouté des Français : le temps suspendu entre une oppression disparue et un avenir dont il faut tout craindre. Un moment favorable dont chacun sait qu’il ne durera pas mais où l’impossible hier devient possible. Pour l’existence nationale, brève séquence historique à ne pas manquer, à laquelle renvoie la notion presque eschatologique de « salut national » (« cuu quôc »), d’un décisif « maintenant ou jamais ».
Alors s’accomplit la prise du pouvoir par les communistes sous la bannière du Vietminh. Depuis la fin de 1944, le Parti communiste, ses cinq mille membres,
dont un millier sont en prison, seule force politique organisée à l’échelle du pays ou du moins dans un grand nombre de provinces, ont mis sur pied des centaines de « comités de salut national » (« cuu quôc hôi ») groupant probablement des dizaines de milliers d’activistes. Ils se multiplient. Au Tonkin, à partir de mars 1945, les groupes armés du Vietminh, équipés de matériel neuf par les officiers de l’OSS américaine qui les accompagnent, ont poussé jusqu’à Thai Nguyên aux portes du delta et Ho Chi Minh a établi son quartier général à Tan Trao à soixante-dix kilomètres de Hanoi, tandis qu’en Cochinchine le PCI arme ses milices ouvrières. A l’annonce de la capitulation japonaise, une « Convention nationale » improvisée réunie à Tan Trao du 13 au 15 août proclame la constitution d’un gouvernement provisoire dirigé par Ho Chi Minh, les unités du Vietminh marchent sur Hanoi où le comité Vietminh et ses milices s’emparent sans coup férir des bâtiments essentiels le 19 août après avoir négocié avec le délégué impérial au Tonkin. L’armée japonaise est restée neutre, elle va le rester dans toute l’Indochine. Ho Chi Minh, entré discrètement dans la ville le 26, proclame le 2 septembre, pour la seconde fois l’indépendance et la République Démocratique du Vietnam (RDV) ainsi que la formation d’un gouvernement d’union nationale, en fait largement communiste, devant une foule enthousiaste de centaines de milliers de Vietnamiens qui le légitiment. A Hué, le Vietminh prend possession de la capitale le 22 août, le 29 l’empereur Bao Dai accepte d’abdiquer et de prendre le titre de « conseiller suprême » du gouvernement de la RDV, investissant en quelque sorte ce dernier du « mandat céleste » et de la légitimité impériale. A Saigon, c’est un Comité Exécutif du Nam Bo présidé par le communiste Tran Van Giau, dans lequel le PCI est majoritaire face aux représentants des sectes politico-religieuses et des trotskystes, qui a pris le pouvoir les 24-25 août.
Dans les deux Protectorats du Cambodge et du Laos, les conséquences de la capitulation japonaise ont été différentes. A Phnom Penh, par le coup d’Etat du 9 août, Son Ngoc Thanh met à l’écart le jeune roi Sihanouk et gouverne en fait jusqu’à son arrestation le 15 octobre 1945 par Leclerc. Situation différente à Vientiane, le roi Sisavang Vong choisit de renouer avec la France tandis que le prince Phetsarath, ses demi-frères Souvanaphouma et Souphanouvong revendiquent au contraire l’indépendance et créent le mouvement Lao Issara avec lequel le Vietminh entre en contact en octobre.
Les dirigeants du Parti et de la RDV se sont trouvés immédiatement aux prises avec une double problématique historique : conserver la totalité du pouvoir réel et installer solidement partout l’appareil des « comités populaires » chargés de la gestion locale, combattre l’ennemi extérieur, français et/ou chinois. Très vite en effet l’unanimité nationale du mois d’août se fissure. Au nord, si les nationalistes du VNQZD, du Dai Viêt et du Phuc Quôc essaient sans grand succès de disputer le terrain au Vietminh dans quelques provinces du Nord, si dans l’ensemble ils se retrouvent fortement minoritaires, ils sont néanmoins renforcés par l’entrée de l’armée chinois du Yunnan au Tonkin et au Laos et se réorganisent au grand jour, dans les villes notamment. A Saigon, le conflit fait rage au sein du Comité exécutif du Nam Bo qui va livrer en ordre dispersé la bataille de Saigon contre les troupes françaises, sorties des camps japonais et réarmées le 23 septembre par les Anglais débarqués dix jours auparavant, renforcées par le Corps Français Expéditionnaire en Extrême-Orient (CEFEO) du général Leclerc qui débarque le 25 septembre 1945 à Saigon et entreprend la reconquête de la moitié sud de la péninsule. En beaucoup de régions, le Vietminh élimine physiquement nombre de leaders adverses : Pham Quynh à Hué, les chefs constitutionnalistes en Cochinchine, Bui Quang Chieu notamment. Les trostkystes qui sont encore influents au Sud sont assassinés par le Vietminh, Ta Thu Thau dès septembre à Quang Ngai , ses camarades Phan Van Hum, Tran Van Thach, Huynh Van Phuong et bien d’autres, probablement exécutés en Cochinchine pendant ou après les combats de Saigon, comme le sera Huynh Phu So, le leader prophétique des Hoa Hao abattu en 1947.
L’issue de la Révolution d’août est donc double : la prise du pouvoir par le Parti Communiste indochinois (en fait vietnamien), la mise place par les communistes de la RDV, alors investie d’une considérable sinon massive adhésion populaire… Deux réalités, alors totalement imprévues hors d’Indochine, mais fragiles. Parce qu’elles sont incompatibles d’une part avec la présence militaire et politique chinoise et le soutien qu’elle représente pour le nationalisme anti-communiste, d’autre part avec le projet indochinois de la France, préparé en secret depuis 1943 et exposé dans la déclaration du Gouvernement du Général De Gaulle du 24 mars, dont la réalisation sur le terrain est confiée à l’amiral d’Argenlieu nommé Haut Commissaire en Indochine. L’incompatibilité du projet français avec les indépendances indochinoises de 1945 est totale. Pour De Gaulle et pour la nouvelle classe politique française issue de la Résistance et de la Libération, il n’est pas question de les accepter, et encore moins de reconnaître le fait accompli de la Révolution d’août. Il s’agit au contraire, non pas de restaurer l’ordre colonial en place avant le 9 mars, mais de fonder une dépendance coloniale renouvelée, néo-coloniale au véritable sens historique du terme. Tout d’abord par la mise en place d’un nouveau partenariat politique avec les élites modernes des cinq pays de l’ancienne Indochine (il est exclu de reconnaître l’unité du Vietnam) dans le cadre d’une formule de self-government assorti d’une certaine démocratisation politique réelle dans chacun d’entre eux, sous le contrôle d’un gouvernement fédéral puissant présidé par le Haut Commissaire de France. Un projet secret de Constitution indochinoise a d’ailleurs été rédigé en ce sens. En second lieu par la mise en œuvre d’un plan d’industrialisation accélérée de l’Indochine financé par l’investissement métropolitain dans le but de permettre à ce dernier de participer à la reconstruction de la Chine et de remédier au sous-développement alarmant des campagnes vietnamiennes et khmères qui ne cesse de s’approfondir depuis les années 1930. Tel est le véritable sens du concept géopolitique de « Fédération indochinoise » mis en avant dans la déclaration du 24 mars, cette Fédération étant pensée comme la pierre angulaire du projet d’Union française alors en discussion dans le cadre du débat constitutionnel français de 1945-1946 et destiné à remplacer les structures politiques de l’ancien empire colonial. La guerre est donc inévitable avec la RDV, qui met sur pied dans l’urgence ses premières unités militaires.
Déconcertante Révolution d’août vietnamienne en Indochine parce
qu’imprévue et de fait imprévisible, parce que sa réussite la soumet quasi instantanément aux lourdes et multiples contraintes de la guerre et d’une guerre ininterrompue, parce que, comme dans les futures révolutions du Tiers Monde, une fois l’indépendance conquise, le pouvoir politique a été immédiatement et durablement confisqué. Sans que l’expérience historique de la démocratie politique ait pu prendre quelque consistance autrement que sur le papier : le temps joue contre elle. Au Vietnam, plus vite encore que dans les précédentes expériences révolutionnaires du siècle, dans le mouvement même de la révolution se construit un Etat non pas tout-puissant mais plus fort que la société et s‘affirme la montée d’une bureaucratie de cadres investie du monopole du pouvoir. Tout s’accomplit dans un saisissant raccourci : une immense révolution populaire presque instantanément prise en mains par le mouvement communiste et d’emblée muée à la fois en Parti-Etat et en guerre révolutionnaire. Et du même mouvement la marche vers le pouvoir de l’intelligentsia révolutionnaire vietnamienne, sa transformation en bureaucratie communiste investie du monopole absolu du pouvoir.
Métamorphose dont personne ne peut encore prévoir qu’elle va se reproduire hors du Vietnam, gagner toute l’Indochine, ni deviner non plus que l’août vietnamien n’a été dans la péninsule que le fulgurant prologue d’une montée aux extrêmes, de la mise à feu d’un interminable cycle de trois guerres emboîtées, la « Guerre des dix mille jours » selon une expression vietnamienne d’aujourd’hui…Probablement la plus longue des guerres du XXe siècle parce que vont s’y enchevêtrer le devenir de la décolonisation, une guerre civile péninsulaire, le conflit mondial entre l’Occident sous direction américaine et le camp communiste, et enfin le conflit sino-soviétique.
De la première Guerre d’Indochine (1945 – 1954)…
A l’été 1945, le monde sort exsangue de la guerre mondiale, quatre ans plus tard l’immense Chine, en guerre depuis quatre décennies, est en paix, l’Indochine, qui depuis 1937 n’y a participé qu’indirectement, y entre et s’y enfonce jusqu’en 1991. Désormais elle est en feu pour plus de 37 ans, si l’on tient compte des deux relatives rémissions de 1954-1961 et de 1975- 1978. Comme si le nuage noir de la violence planétaire s’était déplacé et immobilisé au cœur, presque indemne jusque là, de l’Asie du sud-est, l’Indochine.
La dynamique guerrière régionale qui s’y enclenche à l’automne de 1945 a eu pour sens un faisceau d’enjeux qui dépassait cet espace et n’a pas cessé de se complexifier au point de devenir mondial au point que cette dynamique a fini par fusionner avec le gigantesque et inexpiable affrontement triangulaire entre l’Union Soviétique, les Etats-Unis et la Chine populaire. Deux raisons à cette « mondialisation » du sens des guerres indochinoises. En premier lieu, c’est en Asie du sud et du sud-est qu’avec les indépendances de l’Inde, de l’Indonésie et de l’Indochine s’est enclenchée l’onde choc de la décolonisation et c’est là que s’est décidé le naufrage des empires coloniaux européens, quelle qu’ait pu être l’importance à cet égard des autres conflits de la décolonisation. En second lieu, si le communisme vietnamien puis indochinois fait exception dans la décolonisation du domaine colonial français, il s’inscrit en même temps dans une vaste révolution asiatique, dans un processus de révolutions à formes principalement militaires, synchrones mais pas forcément victorieuses, de la Birmanie à la Corée à partir de l’impulsion chinoise initiale et dont l’Indochine a été en quelque sorte l’épicentre.
Dès septembre 1945, les communistes vietnamiens ont préparé l’épreuve de force militaire avec la France néo-coloniale, sans négliger nullement pour autant la possibilité d’un compromis négocié, lequel a largement dépendu de l’évolution du rapport des forces politiques en métropole à la Libération et de la capacité du puissant Parti Communiste français de peser dans ce rapport. Ils savent d’emblée la probabilité de l’affrontement, étant donné la volonté française d’appliquer le plan de Fédération Indochinoise, mis en œuvre sur le terrain indochinois par le Haut Commissaire, l’amiral d’Argenlieu, avec la caution de tous les gouvernements qui se succèdent à Paris en 1945-1946. D’autant qu’il est commencé depuis septembre 1945 en Cochinchine. Sa généralisation est cependant reportée plus d’une année durant, en raison de la relative faiblesse de chacun des adversaires et de la nécessité pour les Vietnamiens comme pour les Français d’écarter par la négociation la Chine de Chiang Kai-shek et ses armées du nord de l’Indochine, qu’elles occupent depuis septembre 1945 conformément aux décisions de Potsdam et où elles soutiennent les petits partis nationalistes vietnamiens réorganisés sur place, le VNZQDD et le Dai Viêt, farouchement hostiles au pouvoir du Vietminh. Bien que ce dernier ait eu l’habileté de les neutraliser politiquement : il leur réserve des sièges dans l’Assemblée constituante élue le 6 janvier 1946 et des postes dans le gouvernement d’union nationale constitué le 2 mars. D’où quinze mois de négociations jusqu’en décembre 1946 entre la RDV, les Français et les Chinois . Ces derniers abandonnent finalement la partie en février-mars 1946 au moment où les troupes du général Leclerc débarquent à Haiphong et s’installent à Hanoi dans une coexistence tendue avec le gouvernement de la RDV, ses « milices d’auto-défense » (« tu ve » ) et l’embryon d’Armée Populaire de Libération (APL) qu’organise Vo Nguyên Giap.
Certes les Accords du 6 mars 1946 conclus in extremis à la veille du débarquement français au Tonkin par Ho Chi Minh et le négociateur français Jean Sainteny ouvrent en apparence la voie au compromis avec la France : celle-ci reconnaît un « Etat libre du Viet Nam » qui fera partie de la Fédération Indochinoise et de l’Union Française et dont l’unification sera décidée par un référendum en Cochinchine, des négociations plus complètes sur l’avenir devant s’ouvrir sans tarder. En fait ce premier compromis a surtout permis au deux adversaires de gagner du temps. Et aussi aux communistes d’éliminer leurs adversaires nationalistes. Dans les mois qui suivent ces derniers sont dispersés ou écrasés militairement. Ils ne seront pas représentés dans le prochain gouvernement formé le 6 octobre.
Les négociations franco-vietnamiennes s’avèrent donc très difficiles et vouées à l’échec, comme l’anticipe le piétinement de la première Conférence de Dalat en mai 1946. Ho Chi Minh est bien reçu en quasi chef d’Etat à Paris en juillet, mais en juillet-août la Conférence de Fontainebleau, destinée à débloquer l’impasse, est un total échec. Dès lors la spirale de la guerre, déjà en cours dans le delta du Mékong entre troupes françaises et maquis Vietminh réorganisés par leur nouveau chef Nguyen Binh, est en marche. L’affrontement armé est délibérément préparé depuis avril 1946 par le haut commandement français et par D’Argenlieu qui, couvert par Paris, a bloqué en juillet les préparatifs du référendum cochinchinois, encouragé la mise sur pied d’un éphémère République Autonome de Cochinchine dirigée par le Dr Nguyên Van Tinh, un ancien leader du Constitutionnalisme saïgonnais, et obtenu de Paris le rappel du général Leclerc en désaccord avec ces choix. Le bombardement de Haiphong par la flotte française les 20-23 novembre 1946 porte la tension à son comble. D’ultimes tentatives de dialogue n’y changeront rien : au soir du 19 décembre, le Vietminh engage et perd (mais après un mois de terribles combats) la bataille à Hanoi contre les troupes françaises qui sont, de toute façon, prêtes à passer à l’action.
Pour la France, la Guerre d’Indochine – pour les Vietnamiens, la « Première Résistance » - a d’abord été perdue politiquement avant qu’elle ne le soit, en différé, militairement. A l’origine pourtant le rapport des forces militaires n’est pas favorable au Vietminh. Le CEFEO compte environ 100 000 hommes en 1947 équipés du matériel moderne de la Seconde Guerre mondiale et doté d’une aviation, face aux 80 000 combattants réguliers vietnamiens, mais il faut compter avec les milices villageoises et les unités régionales qui pratiquent une guérilla à grande échelle selon les conceptions expérimentées depuis 1927 dans les bases communistes régionales chinoises puis à Yanan. Néanmoins en octobre1947, le Vietminh et l’APL parviennent à sortir indemnes de l’offensive du CEFEO dans la Haute Région du Tonkin où se sont repliés le gouvernement et l’appareil central du PCI et donc à ruiner l’hypothèse française initiale d’une guerre courte, désormais totalement illusoire, comme l’avaient prévu Leclerc et son entourage. C’est une guerre longue que le Vietminh réussit alors à imposer durablement, que théorisent les textes « De la Guerre prolongée » du secrétaire général du PCI, Truong Chinh, et plus tard « Guerre du peuple, armée du peuple » du général Vo Nguyên Giap, adaptations des conceptions militaires de Mao Zedong à la situation vietnamienne. Réussite acquise au prix d’efforts et de sacrifices inouïs de la part de la paysannerie, par-dessus tout par le développement d’une omniprésente guérilla rurale et assez souvent urbaine qui contraint le CEFEO à disperser ses effectifs et à s’engluer dans une épuisante lutte quotidienne sans guère d’effets concluants et durables.
Mais aussi par la mise en place précoce, dès la fin de 1945, d’un vaste réseau de collecte des moyens matériels de la guerre qui s’étend de la Thailande à la Chine du sud et par la construction patiente d’un non moins vaste système d’alliances politiques internationales dans toute l’Asie, le monde communiste et, surtout peut-être, avec la gauche française.
Dans cette guerre, l’enjeu idéologique est fondamental. Les communistes vietnamiens et le Vietminh ont mené un combat de tous les jours pour conserver la légitimité nationale. Ils l’avaient largement acquise en 1945-1946, ils l’entretiennent ensuite sans cesse en généralisant l’intense et permanente mobilisation populaire expérimentée depuis 1941 sur le double thème de la lutte pour l’indépendance et pour l’unité du Vietnam. Mais dans ce combat pour la légitimité nationale la promesse d’un mieux-être pour les classes populaires, d’une sortie du sous-développement économique et social, a beaucoup compté. Le gouvernement de la RD matérialise dès1945-1946 ses premières et effectives mesures sociales : réduction des fermages, alphabétisation et scolarisation de masse, mise en place d’un système de soins de base, mesures pour prévenir la famine et intensifier la production agricole. Ho Chi Minh, dont le charisme peu commun, concorde depuis 1945 dans les termes spécifiques de la culture vietnamienne avec une profonde demande nationale, dont la popularité est par ailleurs savamment entretenue, et les autres dirigeants communistes vivent eux-mêmes intensément la volonté nationale existentielle qui s’est emparée de l’esprit public, qu’ils incarnent sans peine par leur sens de la simplicité et de la frugalité face à la corruption qui discrédite les milieux baodaïstes. Ils maîtrisent à fond l’art des gestes politiques et des signes du destin : le comité central du PCI n’a-t-il pas été jusqu’à décider de dissoudre officiellement le Parti Communiste indochinois le 11 novembre 1945 (dans les faits, il n’en a bien sûr rien été)….
Pour analyser le phénomène communiste vietnamien, il est d’usage de chercher à distinguer entre un communisme enraciné dans la tradition confucéenne et nationale qui est supposé constituer l’équipement intellectuel de Ho Chi Minh, de Pham Van Dong, de Vo Nguyên Giap, et un courant communiste orthodoxe, rigide et dogmatique, porteur du stalinisme classique plus ou moins infléchi par la thématique maoiste, qu’incarneraient des dirigeants tels que Bui Cong Trung, Tran Van Giau, le dirigeant du Sud progressivement écarté après 1947, et Truong Chinh le secrétaire général du Parti jusqu’en 1956. Cette tension binaire se manifesterait par l’opposition entre partisans de la priorité à donner en toutes circonstances à la recherche de l’unité nationale maximum et partisans de la mise œuvre rapide de la lutte des classes et du projet communiste. Cette lecture, moins étayée par les faits que par les espoirs quelque peu naïfs de ses promoteurs, ne rend compte ni du contenu historique précis des notions convoquées (stalinisme, tradition confucéenne) ni de la complexité sociale autant que culturelle du vivace communisme national vietnamien. Car la Révolution d’août s’est accomplie par la rencontre du communisme et de la nation, sur la base d’un lent syncrétisme idéologique entre projet communiste et projet nationaliste jusqu’alors dissociés.
Viscéralement patriote comme tous les mouvements d’opposition que la colonisation a dû combattre, le communisme vietnamien (et indochinois) a été investi dès ses débuts par la problématique et les thèmes de la pensée nationaliste, d’autant qu’il résulte de la brusque conversion politique et idéologique au communisme d’une partie importante de l’intelligentsia nationaliste radicale des années 1920-1930, conversion qui est loin d’avoir été une rupture. Mais il est non moins acquis au modèle communiste soviétique. Dans les années 1925-1939, le communisme s’est présenté et a été largement reçu – et ne cessera de l’être - comme la seule réponse historiquement opératoire à la crise de la nation ouverte par l’entrée en dépendance coloniale, à la problématique historique mise à jour par la pensée nationaliste dans les années 1900-1930 comme aux échéances qui vont surgir au fil de l’histoire du XXe siècle et que résume le terme de « cuu quôc », « salut national ». La Révolution d’août 1945, la proclamation de l’indépendance le 2 septembre par Ho Chi Minh - au milieu du peuple et non pas du fond du Palais impérial comme l’avait fait Bao Dai le 11 mars 1945 - et la longue résistance armée à la France néo-coloniale lui ont confèré la légitimité nationale. Mais en même temps l’adhésion au communisme des générations successives de l’intelligentsia révolutionnaire s’est accompagnée de leur indéracinable implantation dans le prolétariat des villes, des usines, des mines et des plantations, et surtout au village. Pendant toute la Guerre d’Indochine, le Parti a été constamment attentif à l’articulation entre la lutte militaire et l’appui, à l’occasion contraint par la violence, de la paysannerie qui, au Nord Vietnam et en partie au Sud, a donné ses fils à l’Armée populaire, lien que Giap définit dans ses écrits comme fondateur de la « guerre du peuple ». A la différence des petits partis nationalistes urbains , le communisme vietnamien se présente donc aussi comme l’alternative historique à la crise d’une société rurale qui en nombre de régions s’enfonce depuis les années 1930 dans le sous-développement. Il expérimente en décembre 1953 dans la « région libérée » de Thai Nguyên la réforme agraire, la confiscation et la redistribution des terres des propriétaires fonciers, peut-être sous la pression de l’URSS stalinienne et de la Chine Populaire elle-même en pleine révolution agraire, et s’apprête alors à éliminer la classe des propriétaires fonciers.
De cette complexe rencontre historique entre communisme, nation et société résulte dès la révolution d’août et durant le conflit avec la France la transformation de l’intelligentsia et des cadres communistes ( « cân bô ») en une puissante bureaucratie civile et militaire, pour l’instant dans une version militante et combattante, omniprésente même dans les zones tenues par l’ennemi, et détentrice d’un monopole politique non discutable. Dans la guerre et par la guerre se sont configurées pour longtemps les structures fondatrices du Parti-Etat vietnamien. Il va en être de même dans les zones des minorités ethniques du nord-est du Laos tenues par le Pathet Lao, front politique fondé sur le modèle du Vietminh par le prince Souphanouvong après l’auto-dissolution du mouvement Lao Issara en 1949, et de manière plus embryonnaire dans les petits maquis des Khmer Issarak, mouvement fondé en 1945-1946 au Cambodge par Son Ngoc Minh et Tou Samouth, deux anciens bonzes alors entrés au PCI. Au Vietnam, l’ensemble des cinq « Inter-Zones » (« liên khu »), et dans une mesure importante les régions occupées par le CEFEO et par l’administration de l’Etat du Vietnam (voir la carte n°1), se trouvent quadrillées par l’immense réseau des cellules du Parti. La société y est réorganisée en vue de la production de guerre et du ravitaillement de l’armée, mobilisée dans les multiples campagnes de masse que le Parti lance par l’intermédiaire de grandes organisations de masse, fédérées dans le Front de la Patrie, le « Liên Viêt » qui a remplacé le Vietminh en 1951, qu’il dirige et qui ont pour fonction de contrôler l’espace social. L’effort demandé à la paysannerie est inimaginable et sera librement consenti d’une manière assez générale, en tout cas sans guère de résistance autre que locale : intensification de la production agricole, improvisation d’innombrables ateliers de fabrication d’outillage et de petit armement, portage sur d’invraisemblables parcours ( il faut cinq à six mois de marche pour aller du Nam Bo, le Sud, au Viet Bac). Mais en retour les structures du pouvoir communiste se sont trouvées subtilement investies de l’intérieur par les micro-intérêts de la société villageoise, de l’élite intellectuelle dont on ne peut se passer et du petit peuple des villes. Double tendance lourde de pesanteurs et à la longue d’un écrasant conformisme, même si ce dernier a été freiné par l’abnégation et l’ascétisme d’innombrables militants et soldats comme par les contraintes de la guerre qui ont eu pour effet de mettre en échec bien des décisions radicales. Au total, un communisme de guerre au sens plein du terme qui entretient avec la société paysanne et les classes populaires un complexe et durable rapport d’instrumentalisation-coercition-adhésion.
En définitive, la substitution totale du Parti à la société politique embryonnaire qui s’était développée au cœur des villes coloniales, ses principes d’organisation empruntés au communisme stalinien et maoïste, la constitution, au moins d’une nouvelle classe politique, d’une bureaucratie définie par son monopole du pouvoir, structurée dans le Parti et les unités de l’Armée Populaire elles-mêmes sous le contrôle étroit de la hiérarchie des cellules et des commissaires politiques, dans l’appareil de la police politique l’administration de la République Démocratique, sont des faits acquis majeurs du développement social vietnamien pendant la Première Résistance. A partir de la réapparition officielle du Parti en 1951, les pratiques de la « rectification » et de la « refonte » personnelle (« chinh huân »), en fait une violence psychique à base de culpabilisation sociale, copie vietnamienne du « cheng feng » chinois, clé de voûte de l’éducation politique maoïste, en partie inspirée de la conception confucéenne du « chinh zânh » (« rectification des noms »), deviennent pour plusieurs décennies des composantes essentielles de la formation permanente des militants puis d’une part grandissante de la population. Elles visent à mettre les esprits en conformité avec les versions conjoncturelles de l’idéologie officielle. Il n’y a pas de place dans ce système pour les libertés, pour la pluralité des opinions, encore moins pour l’opposition. L’assassinat des adversaires politiques en 1945- 1946 en a été l’annonce. Le cheminement populiste des jeunes intellectuels des années 1925 aura finalement conduit nombre d’entre eux au statut de commissaires ou de cadres politiques.
Ainsi précocement structurée, la Première Résistance a eu pour premier effet de contraindre la IVe République à abandonner pour l’essentiel son projet de Fédération Indochinoise et à lui substituer au début de 1947 une nouvelle option géopolitique : la mise en place de trois « Etats Associés » rattachés par traités à l’Union Française. Il s’agit désormais pour le Haut Commissariat français d’opposer des régimes nationalistes anticommunistes au communisme national vietnamien et à ses alliés khmers et laotiens (les premiers militants khmers du PCI et, au Laos, le petit mouvement Lao Issara devenu après son auto-dissolution en octobre 1949 le Pathet Lao), encore très peu nombreux il est vrai. Première version de ce que l’on appellera plus tard, sous Nixon, la « vietnamisation de la guerre ». Le statut d’Etats Associés est mis en place au Cambodge et au Laos à la suite d’accord avec les deux monarchies devenues constitutionnelles. De longues et difficiles négociations avec l’ex-empereur Bao Dai, celles de la baie d’Along de décembre 1947, de juin 1948, puis avec les micro-partis nationalistes vietnamiens et les sectes caodaïste et Hoa Hao du Sud qui entre temps se sont doublées d’importantes milices armées, aboutissent aux Accords Auriol-Bao Dai du 8 mars 1949 reconnaissant l’indépendance-association de l’Etat du Vietnam dont Bao-Dai devient le chef à son retour en avril mais dont les instables gouvernements successifs, la fragile administration et l’armée formées avec un considérable soutien français ne parviendront jamais à s’imposer par leurs seules forces.
Car presque au même moment en octobre 1949 la République Populaire est proclamée à Pékin, en décembre ses armées atteignent la frontière du Tonkin. C’est le tournant décisif de la Guerre d’Indochine, bien plus que ne le sera Dien Bien Phu : de l’attitude chinoise a toujours dépendu l’issue finale des guerres indochinoises, quelle que soit la force de leurs déterminations internes, en conséquence la France n’a plus aucune chance de l’emporter sur l’Armée Populaire vietnamienne, bientôt muée en une solide armée régulière, équipée et soutenue matériellement et intellectuellement par la Chine. A partir du début de 1950, une mission permanente chinoise, militaire et politique, est à pied d’œuvre auprès de la RDV, du PCI et de l’état-major vietnamien que dirige Vo Nguyên Giap. En 1954, près de dix mille conseillers et techniciens chinois sont actifs jusqu’au niveau du bataillon comme dans la gestion administrative. Du même coup, le communisme indochinois ne peut pas ne pas glisser dans la sphère d’influence chinoise elle-même traversée par les clivages que l’on sait entre ce que l’on commence à appeler le maoïsme et les courants adverses prosoviétiques ou simplement pragmatiques. Ce que manifeste en février 1951 le second congrès du PCI qui transforme ce dernier de parti communiste qu’il était depuis 1930 en un simple Parti du Travail du Vietnam (« Viet Nam Lao Dong Dang »), parti de rang inférieur et désormais pénétré, dans une mesure importante mais difficile à évaluer, par l’influence idéologique et politique du Parti Communiste Chinois.
En octobre 1950, le désastre français à Cao Bang et sur la RC 4 (Route coloniale n°4) et l’évacuation en catastrophe de la grande base stratégique française de Langson confirment militairement ce tournant : le CEFEO vient de perdre le contrôle si décisif de la frontière chinoise et doit désormais partager l’initiative stratégique avec le Vietminh, ce que confirment, même si elles sont mises en échec, les premières grandes offensives de l’APL sur le delta du Fleuve Rouge en 1951. C’est l’égalisation du rapport de forces militaire, l’état-major Vietminh est désormais capable de faire manœuvrer, à côté d’une omniprésente guérilla locale et des unités régionales, de grandes unités régulières du niveau de la division équipées d’un abondant armement d’infanterie, d’une artillerie moderne et de DCA, dont les effectifs et les cadres sont formés et sans cesse renouvelés dans leurs bases arrières (camps d’entraînement, écoles de cadres militaires et politiques, hôpitaux, zones de repos) du Yunnan et du Guangxi, ainsi en partie « sanctuarisées ». La nouvelle stratégie du général de Lattre de Tassigny, nommé Haut Commissaire et commandant en chef français en décembre 1950, la mise sur pied accélérée à son initiative d’une armée vietnamienne baodaïste qui va compter près de 300 000 hommes, n’assurent que temporairement un fragile redressement militaire français au cours de l’année 1951, tandis qu’en France l’opposition à la guerre d’Indochine que cultivent soigneusement les dirigeants de la RDV, déjà vigoureuse dans la classe ouvrière sous l’impulsion du Parti Communiste français, dans la gauche chrétienne et intellectuelle (« Témoignage Chrétien » et « Les Temps Modernes » de J.P. Sartre), gagne à partir de 1950 les classes moyennes, le Parti Socialiste, les partis du Centre et trouve en 1953 un remarquable porte-parole à l’Assemblée Nationale française en la personne de Pierre Mendès-France.
Entre temps l’espace de la guerre s’est élargi. Sur le terrain militaire, celle-ci est devenue péninsulaire en s’étendant au Cambodge et au Laos, ce vaste avers géostratégique du théâtre de guerre indochinois, où le Vietminh installe ses maquis, ses bases, trouve ou constitue ses alliés, faibles certes mais nullement négligeables : le petit Parti Révolutionnaire du Peuple Khmer, qui compte peut-être en 1951 un millier de membres, et le Parti Populaire Lao, tous deux créés en février 1951 lors du congrès fondateur du Lao Dong vietnamien, en fait communistes et étroitement dépendants de ce dernier. L’élargissement continu de son espace stratégique a été la réponse du communisme vietnamien à l’écrasante supériorité du feu adverse, français d’abord puis plus tard américain. Dans les deux royaumes en passe d’être emportés dans la spirale de la guerre indochinoise montent, en particulier dans les élites sociales, le neutralisme et la contestation de leur statut d’Etats Associés à l’Union Française. C’est le cas au Laos, où leur porte parole est le prince Souvanna Phouma mais où l’APL pénètre en mars-avril 1953 et installe à Sam Neua un gouvernement allié du Pathet Lao. En octobre le Laos obtient par des négociations bilatérales une pleine indépendance. Au Cambodge le roi Norodom Sihanouk prend la tête des aspirations neutralistes, quitte Phnom Penh et lance à travers le pays dans la première moitié de 1953 la « Croisade pour l’indépendance » qui rencontre un immense succès populaire et à laquelle les Français vont devoir céder l’année suivante de peur d’une radicalisation du nationalisme khmer qui le rejetterait dans le camp du Vietminh.
Surtout, avec l’entrée en scène de la Chine populaire, la Guerre d’Indochine inévitablement s’internationalise. Avec la mise sur pied de l’Etat du Vietnam et de son armée, elle devient une guerre civile. Par ailleurs depuis 1949 ses enjeux n’ont cessé de s’élargir et dépassent maintenant de beaucoup la seule péninsule. De conflit pour le devenir de l’Union Française, elle s’est muée en une guerre pour l’issue de la décolonisation et pour le devenir du Tiers Monde, comme l’ont bien perçu les concepteurs de la stratégie planétaire des Etats-Unis qui n’y engageront la surpuissance américaine que pour cette seule raison. Désormais son enjeu essentiel est une double problématique : sur quels régimes politiques et sociaux, sur quelles hégémonies sociales internes, sur quelles appartenances aux systèmes d’alliance mondiaux vont déboucher les révolutions nationales du Tiers Monde et se construire les nouveaux Etats issus de la décolonisation ? Entre le modèle socialiste que proposent l’URSS et la Chine Populaire à la veille de devenir ennemies, le modèle occidental et capitaliste de développement et la voie du neutralisme et du non-alignement, de quel côté basculera l’immense humanité du Tiers Monde ? La réponse à ces questions se joue largement dans les deltas et les montagnes de l’Indochine, foyer exemplaire de la seule révolution communiste réussie du monde colonisé.
D’où l’entrée en scène dès le début de 1950, à quelques mois du déclenchement en juin de la guerre de Corée, des Etats-Unis et de l’URSS sur le théâtre stratégique indochinois, à peine la Chine Populaire y a-t-elle pris pied, comme si tous trois s’y « marquaient » mutuellement. La reconnaissance diplomatique de la RDV par la Chine Populaire intervient le 18 janvier 1950, celle de l’URSS le 30, quelques jours après la première rencontre de Ho Chi Minh avec Staline à Moscou, de même que la reconnaissance inverse des Etats Associés par les Etats –Unis et la Grande-Bretagne le 7 février…C’est à l’Indochine qu’est appliquée la célèbre « théorie des dominos », exposée par le secrétaire d’Etat Foster Dulles (en fait inventée antérieurement par les géopolitologues français) de l’administration Eisenhower. A partir de 1951, les Etats-Unis prennent en charge une part croissante des dépenses militaires françaises en Indochine, jusqu’à 40 % en 1953, 70 % l’année suivante, de sorte que celles-ci ne dépasseront jamais plus de 9 % du budget français. A l’égal de la Corée, mais de manière active bien plus durablement, l’Indochine est sur le point de devenir le front chaud de la Guerre froide.
En 1953 les communistes vietnamiens sont alors en mesure de retourner victorieusement contre l’adversaire français sa propre stratégie. Le plan conçu en 1953 par l’état-major du général Navarre, le dernier commandant en chef français, s’inspire de la stratégie des « hérissons » expérimentée par l’état-major allemand face aux offensives soviétiques après Stalingrad et adaptée avec succès par les Français au terrain vietnamien en 1952 lors de la bataille de Na San. Il a trois objectifs : barrer la route du Laos à l’APL pour prévenir l’ouverture d’un nouveau front au Laos et au Cambodge qui prendrait à revers le dispositif du CEFEO, épuiser et briser le corps de bataille de l’APL en l’obligeant combattre à 400 kilomètres de ses bases contre le puissant camp retranché français de Diên Biên Phu aménagé à la fin de 1953 et appuyé par l’aviation, négocier ensuite un règlement diplomatique du conflit, sur la base d’une carte de guerre améliorée, ce qui donnerait sa chance au Vietnam anti-communiste de Bao Dai et de son gouvernement, soutenu par les Etats-Unis et la France. Or le plan Navarre sous-estime gravement la capacité de l’Armée Populaire à transporter à travers les difficiles massifs montagneux et forestiers de la Haute Région le matériel lourd et l’artillerie nécessaires pour encercler et assiéger ce qui va être une sorte de Verdun asiatique. La gageure est relevée par 50 000 à 70 000 « zân cong » (« travailleurs citoyens ») pour 40 000 combattants, hommes et femmes recrutés par une intense mobilisation politique dans la paysannerie du Nord Vietnam, qui construisent à travers la jungle, sur 500 kilomètres depuis Thai Nguyên, la route 41 achevée le 25 janvier 1954 sur laquelle canons et matériel chinois sont transportés par camions jusqu’à Diên Biên Phu. Le 13 mars la bataille finale s’engage.
Elle s’achève par un désastre complet pour les Français : après deux mois de combats acharnés, le 7 mai 1954, alors que commence la Conférence de Genève réunie par les Quatre Grands en vue d’un règlement des différents conflits asiatiques avec la participation de la Chine Populaire et des gouvernements indochinois, Diên Biên Phu est pris d’assaut par l’APL. Le commandement français n’a pratiquement plus de réserves mobiles (voir la carte n° 2). A Genève, P. Mendès-France, devenu président du Conseil, négocie dans l’urgence avec le soutien des Soviétiques et des Chinois qui font pression sur les dirigeants de la RDV (Zhu En Lai rencontre secrètement Ho Chi Minh et Giap le 5 juillet à Luzhou), les Accords des 20- 21 juillet. Une convention d’armistice divise le Vietnam en deux zones « provisoires » au Nord et au Sud séparées par le 17e parallèle et destinées au regroupement des troupes (et des civils qui le souhaiteraient) de la RDV et de l’Union française, de même qu’au Laos celles du Pathet Lao seront regroupées dans deux provinces du nord-est. Une « déclaration finale » neutralise les trois pays et prévoit des élections générales au Vietnam avant juillet 1956, destinées à unifier le pays. Elles n’auront pas lieu devant le refus obstiné, annoncé dès le 16 juillet 1955, du gouvernement du Sud de les tenir. Ce dernier, présidé par l’ancien mandarin catholique Ngô Dinh Diêm (1901- 1963) et soutenu par les Etats-Unis, a récusé l’armistice comme la déclaration finale de Genève et va obtenir de la France le départ du CEFEO en avril 1956. Au surplus ni l’URSS, ni la Chine Populaire ne tiennent à l’unification du Vietnam, et en 1957 Moscou proposera l’admission à l’ONU des deux Vietnam…
Durant les neuf années d’une guerre cruelle dans les « rues sans joie », selon l’expression des soldats français, des deltas et des montagnes de l’Indochine, de la plus décisive de toutes les guerres de décolonisation, le grand projet néo-colonial français de 1945 a fait naufrage. L’Union française ne s’en est pas relevée : quatre mois après Genève la guerre d’Algérie commence. Les communistes vietnamiens et la RDV ont mené à bien la décolonisation du Vietnam mais ne l’ont pas unifié : moins d’un an après Genève, la guerre retrouve donc son implacable nécessité…
...à la seconde et à la troisième Guerres d’Indochine (1955 – 1993)
Le premier effet régional du bref et impossible compromis de Genève a été en Indochine comme dans l’ensemble du Tiers Monde la poussée du neutralisme et du non-alignement, encouragée par la Chine qui redoute l’installation de bases militaires américaines sur son flanc sud. Poussée vite fragilisée cependant sauf au Cambodge où le neutralisme l’emporte pour une décennie à l’initiative du prince Sihanouk qui a pris le pouvoir en 1960 après avoir abdiqué, combat l’influence américaine avec l’appui chinois et tolère l’implantation des bases communistes vietnamiennes à la frontière du Sud Vietnam jusqu’au coup d’état pro-américain de 1970, tout en réprimant l’action des communistes khmers. Il en est de même mais de manière beaucoup plus brève et chaotique au Laos où le Pathet Lao participe au gouvernement Souvanna Phouma en novembre 1957. Mais l’année suivante une guerre civile larvée, entrecoupée de cessez-le-feu et de négociations, s’installe jusqu’en 1975 entre le Pathet Lao retranché dans le nord-est, la droite laotienne, appuyée sur une partie de l’armée royale et par les Etats-Unis, et les forces neutralistes de Souvana Phouma, durablement constituées en pouvoir politico-militaires régionaux. Dans les deux pays, comme dans l’Indonésie du coup d’état anticommuniste de 1965, la voie du neutralisme, qui aurait pu être celle de luttes démocratiques entre les forces politiques intérieures va se fermer progressivement dans la décennie 1960 du fait de la progressive reprise de la guerre dans la partie vietnamienne de la péninsule entre 1955 et 1965.
Au Vietnam en effet, entre le Parti-Etat solidement installé au Nord du 17e parallèle et l’Armée-Etat que l’administration Eisenhower et son secrétaire d’Etat Dulles ont entrepris de consolider au Sud sous le nom de République du Vietnam, officiellement fondée à la suite de la déchéance de l’ex-empereur Bao Dai en mai 1955 et du référendum parfaitement contrôlé du 23 octobre 1955 (gagné par Ngo Dinh Ziêm avec 98 % des suffrages …), l’antagonisme est d’emblée irréductible.
Pour la puissante bureaucratie de la RDV et les dirigeants du Lao Dong la réunification du Vietnam n’a jamais été pensée autrement que comme l’extension globale au Sud du modèle fondateur de l’Etat bureaucratique du Nord : les structures politiques et socio-économiques du communisme de guerre expérimentées dans les « régions libérées ». Certes le Parti n’exclut pas la perspective d’élections réunificatrices telles qu’elle avaient été prévues à Genève et qui auraient probablement été favorables aux traductions politique du Vietminh. Certes il accueillera favorablement par la suite les propositions de réunification à l’amiable et de neutralisation formulées par les courants neutralistes du Sud et admises par certains généraux sudistes. Mais sa visée stratégique ne comporte nullement l’instauration dans l’ensemble du pays d’une démocratie politique pluraliste qui impliquerait à terme l’élimination de la perspective historique nationale du système de pouvoir en place en RDV. Au contraire, après Genève et la semi-victoire de 1954, dans une société dévastée par la guerre les conditions semblent optimales pour la mise en œuvre de l’économie planifiée et pour l’instauration du contrôle total du Parti-Etat sur la société. Version vietnamienne modérée du mythe maoïste de la « page blanche »… Le Nord Vietnam va donc être le banc d’essai d’une transformation radicale qui sera étendue en 1975 à l’ensemble du pays. En conséquences, l’assistance et peut-être l’insistance chinoises aidant, les structures du communisme de guerre sont généralisées à tout le territoire et à tous les secteurs d’activité de la RDV entre 1954 et 1960.Mais au terme de deux graves épreuves de force.
La première a été la brutale mise en œuvre en 1956 de la réforme agraire expérimentée depuis trois ans dans certains districts. Elle est conçue selon le modèle de son homologue chinoise de 1953 et donc sur le principe d’une « classification » sociale des paysans qui fixe un quota uniforme de 5 % de propriétaires fonciers par village à éliminer par un moyen ou un autre : pour les familles et les enfants une « mauvaise classification » se répercute durablement sur tous les aspects de la vie. Les équipes de la réforme agraire multiplient les « luttes de masse ». Tribunaux populaires spéciaux, séances d’accusations publiques, épuration des cellules locales du Parti, violences et exécutions sommaires au nom de la lutte contre les propriétaires fonciers et les paysans riches ou prétendus tels (il y a eu probablement 20 000 arrestations et peut-être 15 000 exécutions) terrorisent les villages, au point que des révoltes paysannes ont éclaté dans plusieurs provinces qui avaient pourtant été des bastions du Vietminh, notamment au Nghê An. Le Parti doit reculer, présenter son autocritique, destituer en 1956 son secrétaire général Truong Chinh et le remplacer provisoirement par Ho Chi Minh pendant quelques années et l’on reclassera la moitié des « mal classés » à un niveau social inférieur. Mais l’essentiel des mesures envisagées a été maintenu : dislocation de l’ancienne élite des notables villageois remplacée par une bureaucratie locale de cadres politiques et administratifs, redistribution égalitaire de 810 000 hectares à 2 100 000 familles de paysans pauvres ou sans terres. Le village est profondément divisé, les anciennes solidarités sont rompues. En 1958, notamment pour résorber l’émiettement extrême de l’exploitation agricole paysanne, s’engage alors la collectivisation de la terre sur le modèle soviétique et chinois en coopératives (« hop tac xa ») généralement de la taille d’un village, soumises à l’obligation des livraisons obligatoires à l’Etat à des prix fixés par ce dernier, avec le seul correctif de l’institution de lopins de terre familiaux. En1960, 86 % des familles appartiennent aux coopératives, l’exploitation familiale a disparu de même qu’une grande partie de l’artisanat et du petit commerce privés. En même temps sont lancés grâce à une importante aide (elle atteindra plus de trois milliards de dollars de 1968 à 1970) de l’URSS, de la Tchécoslovaquie, de l’Allemagne de l’Est, plus secondairement chinoise, la planification générale de l’économie et un programme d’industrialisation accélérée. Plus de 650 000 jeunes ruraux sont transférés dans les nouvelles usines, quatre-vingt centrales électriques, une métallurgie lourde, une industrie minière modernisée,un embryon d’industrie mécanique des dizaines d’usines de coton voient le jour qui amorcent en RDV le processus d’industrialisation le plus rapide d’Asie du sud-est à l’époque. En parallèle l’intensification et un début de modernisation technique de la riziculture et des cultures d’exportation dans le cadre des coopératives et des fermes d’Etat permettent un certain développement de la production agricole. Du même coup se structure l’économie de guerre qui permettra à la RDV de tenir pendant la guerre avec le minimum de dommages, au prix toutefois d’une certaine flexibilité apportée au fonctionnement des coopératives.
Dans les villes importantes, quadrillées par un ilôtage politico-policier, se déroule en même temps la seconde épreuve de force : la diciplinarisation de la culture et la mise au pas de la contestation démocratique d’une partie des intellectuels les plus brillants de la RDV, les plus connus étant le poète romantique Phan Khoi, le lexicographe Dao Zuy Anh, l’avocat Nguyên Manh Tuong et le remarquable philosophe Tran Duc Thao. Elle s’est organisée en concomitance avec les « Cent fleurs » chinoises (mai-juillet 1956) dans le cadre des revues indépendantes « Nhân Vân » et « Giai Pham » : elles sont interdites, leurs animateurs, sont dénoncés au cours de violentes campagnes de masse, envoyés en rééducation par le travail au village, interdits de publication et, pour certains, condamnés à de lourdes peines. Le monopole politique du Parti est désormais absolu. Après le vote en décembre 1963 de la résolution du IXe Plenum du Comité central condamnant le « révisionnisme moderne » (c’est-à-dire le Krouchtchevisme) et la purge de 1967 – une série d’incarcérations sans jugement, toutefois non suivies d’exécutions, de généraux, d’anciens ministres et de cadres considérés comme pro-soviétiques et krouchtchéviens - le pouvoir réel est exercé par un noyau dirigeant pratiquement inamovible composé en particulier de Truong Chinh, Lê Duan (1908-1986), secrétaire général du Parti après 1960, Lê Duc Tho, Nguyên Chi Thanh, Pham Van Dong. Considéré comme « pro-soviétique » et donc comme « révisionniste », Vo Nguyên Giap, visé par la purge, est mis à l’écart. Après 1960, Ho Chi Minh n’exerce plus quant à lui qu’un pouvoir plus symbolique qu’effectif. Incarnation de la figure de père de la patrie, il se prête au pesant culte personnel dont il est de son vivant le « sujet » actif et dans lequel se mêlent traditions de la religion des ancêtres et pratiques staliniennes classiques du « culte de la personnalité ».
Pour deux décennies, le devenir du mouvement communiste se joue désormais dans la confrontation avec un nouveau couple adverse : non plus l’ancienne puissance coloniale et son allié tardivement et difficilement improvisé, l’ « Etat du Vietnam » baodaïste, mais le régime du Sud – la République du Vietnam - qui, dès ses débuts, s’est organisé sur un mode autoritaire, bureaucratique, militaire et policier, soutenu par toute la puissance américaine. Double base constitutive des régimes successifs du Sud Vietnam, très mal connus parce que peu étudiés, que tempère à peine l’existence d’institutions constitutionnelles et d’une pluralité de forces politiques anticommunistes, essentiellement les deux petits partis nationalistes survivants du précédent conflit, essentiellement le Dai Viêt et le VNQZD. En 1955, à Saigon, le pouvoir est aux mains de la famille Ngô Dinh Ziêm, mais aussi du corps des officiers généraux d’une armée (l’ARV) en pleine croissance et enfin de l’élite administrative et policière de formation française et de plus en plus américaine, regroupée dans le parti « Can Lao ». Ce parti officiel créé en septembre 1954 par le frère et mentor de Ziêm, Ngo Dinh Nhu, qui tente d’encadrer avec ses organisations de masse, de militariser et de reconstruire la société du Sud sur la base de l’anticommunisme. S’y ajoutent l’appui des 600 000 réfugiés catholiques tonkinois, ainsi que celui, fragile il est vrai, de la bourgeoisie latifundiaire et des affairistes du Sud. Système politique qui ne « tient » que par l’appui, sans faille pour l’instant, des Etats-Unis, que par leur aide financière massive (1,4 milliard de dollars de 1955 à 1960, soit 60 % du budget) et que par l’action omniprésente de leurs milliers de conseillers et instructeurs militaires (9000 en janvier 1962) et civils qui assistent l’armée et l’appareil d’Etat sud vietnamiens. Pour l’administration Eisenhower et plus encore pour son successeur J.K. Kennedy et son secrétaire à la Défense, Robert Mc Namara, il s’agit au Sud Vietnam de donner corps au concept de « national building » sur le modèle de la Corée du Sud, en faisant de l’armée l’épine dorsale de l’Etat anti-communiste à construire dans le cadre de la stratégie globale américaine du « containment » anticommuniste en Asie du sud-est.
C’est très vite l’échec. Coalition de minorités, le régime de Ngo Dinh Ziêm n’a pu compenser son isolement que par une répression de plus en plus dure (en 1960, il admet détenir dans ses camps 50 000 prisonniers politiques). Il entre en conflit militaire ouvert au printemps 1955 avec les sectes caodaïstes et avec les Hoa Hao qui contrôlent d’importantes enclaves territoriales. Leurs milices armées sont écrasées et leurs débris prennent alors le maquis. Dans les campagnes du delta, où la terre est aux mains des grands propriétaires absentéistes, il maintient l’essentiel du statu quo agraire et la petite paysannerie doit renoncer aux terres distribuées par le Vietminh pendant la guerre ( soit environ 600 000 hectares) : les mesures de 1955 qui plafonnent les fermages à 25 % de la récolte et prévoient des baux à durée fixe sont peu appliquées, l’armée aide les grands propriétaires qui avaient fui dans les villes à recouvrer les loyers impayés, la réforme agraire de 1956 qui plafonne les propriétés à 100 hectares est peu appliquée (en 1965 les 10 % de propriétaires les plus riches possèdent toujours 55 % de la terre). D’où l’échec des incessantes « campagnes de dénonciation des communistes » lancées par Ziêm contre les militants et les guérilleros du Vietminh restés au Sud (entre 5 000 et 15 000 hommes), dont l’action, pour l’instant essentiellement politique, contre le régime trouve sans grande peine une écoute grandissante dans la société rurale et urbaine du Sud. Avec l’ordonnances du 11 janvier 1956 qui autorise l’internement sans jugement et celle du 21 août qui fait du communisme un crime puni de mort, les violences de l’armée et de la police se multiplient dans les villages. Pour la direction du Lao Dong la résistance armée devient alors le seul mode de résistance aux opérations répressives. Un seuil est franchi en mai 1959 : le 15e Plenum du Comité central du Lao Dong se prononce pour une reprise de la lutte armée afin de réunifier le pays, autorise les opérations de guérilla pour appuyer la propagande. Désormais la RDV envoie hommes et matériel au Sud tandis que commence en mai l’aménagement à cet effet de la piste Ho Chi Minh en territoire laotien. A partir du IIIe Congrès du Lao Dong de janvier 1960, la nouvelle direction du Parti composée du premier secrétaire, Lê Zuan, de Lê Duc Tho, le secrétaire à l’organisation, du général Nguyên Chi Thanh, chef du Département politique de l’Armée, pousse à la guerre et la prépare activement. Au Sud, la guérilla soulève avec succès la province de Ben Tré dans le delta du Mékong et le 20 décembre est créé à Tan Lap, dans la province de Tây Ninh au nord-ouest de Saigon,le Front National de Libération (FNL), présidé par l’avocat Nguyên Huu Tho, un grand bourgeois de Saigon, ancien membre du Vietminh et « compagnon de route » des communistes du Sud. En fait le FNL est contrôlé à tous les échelons par des militants communistes du Sud dont aucun ne l’est ouvertement et entièrement dirigé depuis Hanoi par le Bureau politique du Lao Dong. Ce dernier décide en janvier 1961 de préparer une insurrection armée en combinant action politique et lutte militaire.
Le FNL réactualise le programme du Vietminh : priorité à l’indépendance nationale sur les mesures sociales, constitution au Sud d’un gouvernement de coalition démocratique qui négociera avec la RDV une réunification pacifique. Le Front pratique les alliances et les ouvertures les plus larges, il est présent sans les rangs adverses parfois au plus haut niveau : sous le régime Diêm, l’un des responsables du programme des « hameaux stratégiques » est un agent de la RDV, le colonel Pham Ngoc Thau, qui lors du coup d’état militaire du 1er novembre 1963 sera chargé par la junte des généraux d’occuper le palais présidentiel.... Mais l’action révolutionnaire et militaire, le travail politique clandestin priment. En 1961 est constituée l’Armée populaire de libération (APL) dont les forces régulières, les unités de guérilla régionale et les milices de village comptent 15 000 combattants à la fin de l’année. Avec la RDV, le FNL est vite actif dans le monde entier particulièrement sur la scène diplomatique et dans l’opinion des différents pays où son action suscitera un mouvement de solidarité internationale sans aucun précédent. Par ailleurs le Lao Dong utilise remarquablement le conflit sino-soviétique maintenant déclaré : tout en se prononçant pour l’intensification des luttes anti-impérialiste, le Parti vietnamien tient la balance égale entre les deux antagonistes qui se doivent dès lors de lui apporter un soutien politique et matériel qui ne cessera de grandir. Pour la Chine populaire il s’agit d’écarter l’Amérique de son flanc sud, de prendre solidement pied pour l’avenir dans la péninsule indochinoise et dans ce double objectif de probablement satelliser la RDV. Pour l’URSS aussi le Vietnam a valeur d’exemple, il s’agit simultanément pour ses dirigeants d’ouvrir un nouveau front anti-américain dans le contexte de la seconde Guerre Froide et de nouer potentiellement une alliance de revers face au nouvel adversaire chinois. D’où les deux aides croisées dont vont bénéficier les Nord Vietnamiens et le Front : entre 1967 et 1970 au total, selon les estimations américaines, 995 millions de dollars en provenance de Chine, 2335 millions en provenance d’Union soviétique, soit plus de 3,3 milliards au total. A une échelle sans commune mesure avec la précédente guerre révolutionnaire dans la péninsule mais avec un aboutissement semblable, la « Seconde Résistance » du communisme vietnamien s’engage. Elle va s’avérer capable de résister au défi le plus inouï, celui d’une guerre avec la plus grande puissance du monde .
Jamais peut-être l’expression « guerre totale » n’a été autant validée que par les vingt années indochinoises qui ont suivi Genève. Guerre totale d’abord parce que s’y sont mêlées une guerre civile entre Vietnamiens, une guerre internationale indirecte, par Vietnam, Laos, Cambodge interposés, entre les trois grandes puissances mondiales, enfin une guerre pour l’exemple que les Etats-Unis ont livrée afin de prévenir l’avènement de régimes révolutionnaires ou simplement neutralistes dans l’ensemble du Tiers Monde. Plus encore qu’auparavant une guerre pour le monde : « La frontière des Etats-Unis se prolonge jusqu’au 17e parallèle… », dira Ngo Dinh Ziem le 13 mai 1957. En second lieu parce que la seconde Guerre d’Indochine a été une guerre totale d’un nouveau genre, déjà préfigurée par la guerre française d’Indochine, en raison de la gigantesque disproportion des forces aux prises. « Guerre du faible contre le fort », paradoxale puisque le fort ne parvient ni à la gagner ni même, et à l’inverse du faible, à la soutenir durablement et donc la perd… Dans les forêts et les plaines rizicoles de l’intérieur se configure ainsi le schéma tripartite constitutif – mais évolutif et nullement infaillible bien sûr - du nouveau cycle des guerres asiatiques puis plus tard africaines de l’avenir : instrumentalisation et militarisation de fractions entières des paysanneries locales par des élites révolutionnaires urbaines, guérillas de très longue durée préparant à la création d’armées régulières, aides multiples (armement, sanctuaires extérieurs etc.) et participation indirecte des grands Etats régionaux ou mondiaux. Avec cependant cette autre donnée historique propre à la situation indochinoise : dernières révolutions communistes du XXe siècle, celles qui s’y sont développées se sont résorbées presque instantanément en guerres révolutionnaires interminables vite internationalisées et en Etats-nations bureaucratiques contraints de mettre en œuvre dans l’urgence une révolution régionale divisée.
Dans la seconde Guerre d’Indochine, l’expérience vietnamienne de la guerre révolutionnaire accumulée pendant le précédent conflit démontre ses capacités historiques en deux temps. Le premier est la mise en échec du « national building » dans sa version ziémiste. Solidement épaulé par l’aide militaire de la RDV convoyée sur le dense réseau des routes carrossables en toutes saisons de la Piste Ho Chi Minh aménagées dans les zones frontalières du Laos et du Cambodge, les guérillas du FNL sont en mesure de multiplier les opérations armées. Elles apprennent à enterrer leurs installations, infiltrent, neutralisent et subvertissent largement entre 1960 et 1963 les « hameaux stratégiques », installés par la contrainte en 1962-1963 - et souvent la violence – pour regrouper les dix millions de paysans du Sud, pièce essentielle de la stratégie de « contre-insurrection » du général Maxwell Taylor et du MACV (Military Assistance Command in Vietnam, 1962) qu’a adoptée Kennedy au début de son mandat. Elles prennent le contrôle de régions entières du delta du Mékong, s’infiltrent dans les villes, portent la guerre sur les hauts plateaux du Sud. Après son alarmant succès à Ap Bac dans le delta le 2 janvier 1963, l’APL est en train d’acquérir l’initiative militaire. Il en résulte que le régime du président Ngo Dinh Diêm, la pléthorique et lourde armée du Sud Vietnam, ses conseillers américains, perdent le contrôle de parties entières du territoire, se heurtent à l’opposition des intellectuels, des étudiants des villes, puis, à partir de 1962-1963, de l’influente communauté bouddhique vietnamienne mobilisée par les mesures hostiles de Ziêm et par la sanglante répression de la manifestation bouddhiste à Hué du 8 mai 1963. Le 11 juin se produit le premier suicide par le feu d’un bonze. En quelques semaines la protestation bouddhiste, vite gagnée à l’idée neutraliste d’une négociation entre le Sud et le Nord et encouragée en ce sens par le FNL et Hanoi, soulève le Centre et le Sud en raison des violences répétées des forces spéciales à l’encontre les manifestations de rue et des pagodes. A l’été Nhu et Ziêm craignant un rapprochement entre Washington et Moscou dont ils feraient les frais négocient secrètement avec Hanoi afin de former un gouvernement de coalition avec le FNL…Les rapports se tendent à l’été 1963 entre le gouvernement de Ngo Dinh Ziêm , Nhu, l’ambassade et l’administration américaines, en même temps que des généraux inquiets des ouvertures faites à Hanoi préparent un coup d’état auquel Kennedy et la CIA laissent le champ libre en octobre. Le 1er novembre 1963 Ziêm est renversé et assassiné avec son frère par les militaires.
Dans la deuxième étape une brutale et spectaculaire montée aux extrêmes oppose directement les communistes vietnamiens à la surpuissance américaine. Pour la société vietnamienne c’est l’heure d’ « Apocalypse Now »…La République du Vietnam sombre dans une succession de coups d’Etat militaires, avortés ou temporairement réussis, tels celui du général Khanh le 30 janvier 1964 et les putschs manqués qui l’ont suivis. Dès lors, sous une façade constitutionnelle et parlementaire, c’est une dictature militaire violente mais à demi-paralysée qui s’installe avec l’appui redoublé des Etats-Unis. L’administration américaine et le Pentagone sont en effet plus que jamais convaincus que dans les sociétés postcoloniales désarticulées du Tiers-Monde seule l’armée peut de par sa surpuissance, comme en Corée du Sud ou en Indonésie après la chute de Soekarnoe, constituer l’Etat fort face aux guerres révolutionnaires, communistes ou non. Au Vietnam le remède s’avère inopérant. Au printemps de 1964, les services américains estiment que le FNL contrôle environ la moitié de la population et du territoire du Sud. La désorganisation administrative et le changement de personnel consécutifs à la chute de Ziêm lui ont permis d’installer, clandestinement ou non selon les régions, sa propre administration territoriale parallèle en « tâches de léopard ». Il a su gagner le peuple paysan en détruisant, à la faveur de la fuite des grands propriétaires, le latifundisme qui dominait le sud et en achevant la réforme agraire commencée par le Vietminh. Dans les « régions libérées » la surface de la propriété a été limitée à cinq hectares contre cent dans les zones gouvernementales et chaque famille a reçu en moyenne 1, 2 hectares. Les paysans petits propriétaires sont désormais majoritaires. Dans les villes, malgré la police, le FNL a constitué des milices ouvrières et un vaste réseau clandestins. L’APL est devenue un véritable armée organisée en bataillons, doublée par des forces d’auto-défense et elle est en train de passer au stade de la guerre régulière En décembre 1963, le IXe Plenum du Comité central du Lao Dong décide secrètement, sous l’influence notamment de Nguyên Chi Thanh, adepte des grandes offensives de renforcer la lutte militaire au Sud et d’y préparer le soulèvement général.
Devant l’incapacité des gouvernements de Saigon à parvenir à une stabilisation minimale et devant le risque de l’effondrement de l’armée du Sud, démoralisée et peu offensive en dépit de son écrasante supériorité matérielle, l’option de bombardements aériens au nord du 17e parallèle et d’une intervention directe de l’aviation ainsi que des forces terrestres américaines au sud assortie de la conduite des opérations sur le terrain par le MACV apparaît alors aux chefs militaires américains, au général Westmoreland, comme le seul recours possible au début de 1964. Le président Johnson, le secrétaire à la Défense McNamara et le secrétaire d’Etat Dean Rusk se rallient finalement au printemps de 1964 à une escalade aéro-terrestre graduée au Vietnam tandis qu’au Laos reprend à nouveau en mai la guerre civile entre les forces de droite de Phoumi Nosavan et le Pathet Lao. Au Cambodge le neutralisme de Norodom Sihanouk est encore opératoire. Les provocations navales américano-sud-vietnamiennes et l’incident consécutif du golfe du Tonkin des 2 et 4 août permettent à l’administration Johnson d’obtenir sans déclaration de guerre l’assentiment du Congrès. Après la réélection du président en novembre, la campagne de bombardements continus sur le Nord Vietnam est lancée à la suite d’attentats du FNL contre la base aérienne américaine de Pleiku le 7 février 1965. Le 8 mars les premiers bataillons de Marines débarquent à Danang. Mais les Etats-Unis vont devoir non seulement prendre en mains la conduite de la guerre et en assumer le poids principal mais lui ajouter la gestion administrative « en double » du Sud Vietnam. Choix irréversible désormais, que justifient pour Washington la défaite de l’armée gouvernementale à Binh Gia à la fin de mai et, paradoxalement, l’installation avec l’aval américain, après un dernier coup d’état militaire le 11 juin 1965, du régime plus stable du général Nguyên Van Thieu et de son vice-président Nguyên Cao Ky. Aussi vite discrédité qu’installé, ce régime, brutal, policier, cruel et répressif – à la fin de la décennie des dizaines de milliers de prisonniers politiques croupissent dans ses geôles et ses « cages à tigre » - corrompu et inefficace, rongé par la corruption à grande échelle et par l’inefficacité de sa pléthorique armée (968 000 hommes en 1970) ne parviendra pourtant jamais à n’être, sous la façade de la Constitution de 1967, qu’une semi-dictature militaire dépourvue du moindre soutien populaire, policière et cruelle, confrontée à l’extension à l’ensemble du Sud des opérations de guérilla de l’APL et dans les villes à l’opposition démocratique, difficile mais courageuse, de ce qu’on appellera la Troisième Force. Aux élections présidentielles du 3 septembre 1967, pourtant massivement truquées, Thieu et Ky ne seront élus qu’avec 35 % des suffrages. Le candidat de l’opposition, l’avocat Truong Dinh Dzu, bouddhiste presque inconnu partisan d’une négociation, reçoit 17 % des voix, il sera d’ailleurs emprisonné l’année suivante…
Jamais entre une quelconque révolution et ses adversaires il n’y avait eu un tel différentiel des forces matérielles. Or ce différentiel est lourd de contraintes, potentiellement dangereuses pour son bénéficiaire, l’Amérique. A la seule condition que la guerre soit longue. Exploiter ces contraintes pour retourner à terme ce différentiel, c’est l’hypothèse de guerre, qu’examine et adopte secrètement le XIIe Plenum du Comité central de décembre 1965 qui décide la mobilisation générale et va même jusqu’à adopter la perspective d’une offensive spectaculaire, d’un Dien Bien Phu bis. Une hypothèse de guerre au fond très proche de celle qu’avait expérimentée victorieusement la « guerre du peuple » contre la France. Servitudes de la surpuissance américaine, déconcertante révolution vietnamienne…
Quatre données fondamentales vont en effet valider de nouveau l’hypothèse de la guerre prolongée. Tout d’abord les Etats-Unis se sont immédiatement trouvés dépassés par l’implacable logique de l’escalade qui les oblige à engager toujours plus de troupes en vue d’une hypothétique victoire rapide qui ne cessera de se dérober. En conséquence, dès le début, ils sont condamnés à la guerre longue alors que la guerre courte était la seule qu’ils pouvaient envisager étant donné la multiplicité de leurs engagements mondiaux et la non-mobilisation puis la défiance et la révolte à venir de l’opinion américaine. Certes la stratégie d’usure de Westmoreland – combinaison de bombardements massifs et des offensives terrestres de l’armée américaine au Vietnam qui va atteindre 536 000 hommes en 1968 - réussit à stabiliser la situation militaire au Sud dans la seconde moitié de 1965. Mais elle ne conduit nullement à la reconquête par les Américains de l’initiative militaire, du fait notamment du retour temporaire de l’APL sud-vietnamienne à la stratégie de la guérilla. Et c’est en juin-juillet 1965 qu’apparaissent les premiers « teach in » contestataires dans les grandes universités américaines : aux Etats-Unis et dans l’ensemble du monde les mouvements de solidarité avec le FNL et d’opposition à la guerre américaine, vivement encourages par la subtile attitude d’ouverture de Ho Chi Minh, de la RDV et des dirigeants du FNL, ne vont plus cesser de croître au point de gravement handicaper la liberté d’initiative des administrations Johnson puis Nixon. D’autant plus que le coût de la guerre croit et atteindra jusqu’à 13,5 % des dépenses fédérales favorisant ainsi la montée de l’inflation et la crise du dollar : le coût total de la guerre pour les Etats-Unis aura été d’environ 660 milliards de dollars valeur d’aujourd’hui, jusqu’à 9% du PIB. Après 1966 les manifestations contre la guerre se multiplient, la lassitude s’installe dans la majorité de l’opinion américaine dont une partie, les universitaires et les jeunes surtout, devient hostile à la continuation de l’intervention au Vietnam, tandis que la démoralisation commence à gagner les troupes qui y sont engagées.
En second lieu la théorie de la « guerre pour l’exemple » livrée au Vietnam pour le Tiers-Monde perd subitement une grande partie de son sens avec le coup d’état anticommuniste du 2 octobre 1965 en Indonésie. La rupture de l’axe Pékin-Djakarta, le retour de l’Indonésie dans le camp occidental et la Révolution Culturelle (1965-1969) qui affaiblit considérablement les capacités d’intervention extérieure de la Chine garantissent en fait le succès du « containment » anticommuniste en Asie orientale : le désengagement américain est donc possible à terme. Argument supplémentaire pour l’opposition interne à la guerre.
En troisième lieu le double et grandissant soutien à la RDV et au FNL de l’Union soviétique, acquis avec le voyage à Hanoi de Kossyguine du 7 au 10 février 1965, et de la Chine s’intensifie. Rivales elles se trouvent en effet mises en concurrence par le souple et persistant refus vietnamien de choisir entre elles, défendu jusqu’à sa mort en 1969 par Ho Chi Minh, le Vietnam ne penchant finalement du côté soviétique qu’après le voyage à Pékin de H. Kissinger en 1969. Ce double soutien garantit l’approvisionnement de la RDV en riz, en médicaments, en armement léger par la Chine de même que les arrivages croissants d’armes lourdes, de missiles sol-air (avec leur personnel) et de pétrole soviétiques, tchèques et est-allemands, aide à laquelle, à la différence de la dictature du Sud Vietnam qui bénéficie d’un aide américaine, le régime donne son efficience maximum par sa probité et sa discipline. De 1965 à 1969 la Chine assure la logistique et la défense anti-aérienne jusqu’au 21e parallèle avec quelques 80 000 soldats chinois du génie et deux divisions antiaériennes : asphyxier économiquement le Nord s’avère impossible. Enfin la résistance de la population de la RDV, que le Parti et ses organisations de masse ont su galvaniser autour de l’idée nationale, des thèmes de la démocratisation du Sud et de l’unification du pays, se durcit au-delà de toute attente. Là réside peut-être la grande surprise du moment : briser par un « rolling thunder » aérien permanent la société et le moral du Nord – de 1965 à 1968, 212 000 opérations de l’US Air Force et 425 000 tonnes de bombes sont larguées sur la RDV, qui aura reçu au total un million de tonnes de bombes de 1965 à 1973 -, désorganiser ses transports et ses services publics de base, bloquer le ravitaillement en troupes et en équipements des fronts du Sud par la piste Ho Chi Minh, autant d’objectifs qui s’avèrent inaccessibles. Sous les bombes le Nord Vietnam tient. Le rouleau compresseur aéro-terrestre américain n’a finalement qu’une efficacité limitée face à la « resilience » d’une société de paysans pauvres en armes, qui s’enterre et disperse équipements modernes et populations citadines dans un gigantesque réseau d’installations souterraines et de sites de montagne. Face aussi à l’une des plus efficaces défenses anti-aériennes de l’époque, à l’affectation de centaines de milliers de femmes et d’hommes à la réparation immédiate des objectifs vitaux détruits, bâtiments, ports, chemins de fer, ponts, routes, pistes et bacs. Les infiltrations par la Piste Ho Chi Minh de matériel et de troupes du Nord dans le Sud ne cessent de s’amplifier et pallient les probables difficultés de recrutement local de l’APL sur place (le FNL doit instituer la conscription et les prestations en travail obligatoires après 1966) : 53 000 réguliers nordistes épaulent en mars 1967 quelques 63 000 soldats de l’APL auxquels s’ajoutent quelques 220 000 à 280 000 guerilleros régionaux et miliciens locaux…En 1968, le commandement américain et sud-vietnamien n’est toujours pas parvenu à emporter la décision.
Qui ne gagne pas la guerre est en passe de la perdre. C’est ce que démontre paradoxalement la foudroyante offensive de l’APL (Armée Populaire de Libération du FNL) et de l’APV (l’Armée Populaire vietnamienne nordiste) au Têt 1968. C’est le tournant de la guerre. Elle est déclenchée par surprise sur toutes les villes du Sud dans le but politique de retourner l’opinion américaine et mondiale. Giap a converti la direction du Parti à préférer au projet de soulèvement général dans les villes de Lê Zuân l’idée d’une bataille livrée par l’APV sur le 17e parallèle afin d’y attirer les forces américaines – c’est la bataille de Khê Sanh en octobre 1967 dans laquelle Westmoreland jette une bonne partie de ses réserves - et dans un second temps l’assaut des villes par l’APL du FNL avec l’APV, qu’il s’agit d’économiser, en réserve, assaut que suivra le soulèvement général du Sud. L’attaque de dizaines de villes débute le 31 janvier 1968. Sauf à Saigon où l’APL arrive jusque dans l’ambassade américaine et à Hué où l’on se bat pendant des semaines et où elle liquide 2500 fonctionnaires du régime, l’offensive du Têt est un grave échec militaire, car près de la moitié des cadres du FNL ont été tués ou capturés et l’APL est désormais considérablement affaiblie, mais elle est un réel succès politique. Les bombardements « au tapis » américains sur les villes ont entraîné des pertes civiles colossales. Surtout la passivité de l’armée du Sud qui n’a été sauvée que par les troupes américaines et l’inutilité de l’escalade sont maintenant démontrées aux Etats-Unis : c’est la perspective d’une guerre sans fin qui s’ouvre béante devant eux. L’effet politique de l’offensive est donc largement atteint : le 31 mars dans un discours télévisé, Johnson propose des négociations à la RDV qui s’empresse de les accepter. Ainsi peut s’ouvrir le 13 mai avec toutes les parties concernées, RDV, USA, Sud Vietnam et FNL la Conférence de Paris dont l’enjeu réel est de trouver la formule du retrait militaire des Etats-Unis.
Celle-ci sera la « vietnamisation » du conflit inventée par Nixon, élu président en novembre 1968, et par son secrétaire d’Etat Henry Kissinger : rendre opérationnelle l’Armée du Sud, l’ARV, et stabiliser le régime des généraux de Saigon. Défi sisyphéen, non relevable au fond. Quatre années en diffèrent d’ailleurs la démonstration et achèvent de façonner l’avenir des révolutions indochinoises, néanmoins en même temps que, du fait de l’entente sino-américaine et de la recherche par l’URSS de la détente avec les Etats-Unis, faiblit peu à peu la maîtrise du temps social et international qu’avait longtemps conservé le communisme vietnamien. Il en résulte que pour ce dernier aussi la course contre le temps est maintenant engagée.
Il n’a jamais été question pour les communistes vietnamiens de céder à l’intransigeance du régime du général Nguyên Van Thieu et à la volonté de Nixon et Kissinger de le renforcer en les contraignant par l’usage conjoncturel de l’aviation à renoncer à la réunification. Pour le Lao Dong son avenir et celui de la RDV se jouent précisément dans l’unification à bref délai. C’est ce qu’exprime la nouvelle et plus souple revendication de la RDV et du FNL d’un cessez-le-feu, d’un retrait américain, de la démission du gouvernement Nguyên Van Thieu et de la formation au Sud d’un gouvernement de coalition chargé de préparer une réunification à long terme. Pour valider le dispositif proposé les militants du FNL mettent sur pied en 1969 deux nouvelles structures-écrans destinées à rallier les courants démocratiques et neutralistes du Sud : l’Alliance des Forces Nationales Démocratiques et de Paix, présidée par un avocat de gauche, ancien ministre de Bao Dai en 1945, Me Trinh Dinh Thao, et le Gouvernement Révolutionnaire Provisoire (GRP) formé en juillet 1969 de représentants de l’Alliance et du Front. Ne manquent à cette formule de règlement politique, qui va connaître un grand succès dans l’opinion mondiale, que l’adjonction de représentants de la Droite sudiste.
Mais pour les dirigeants du communisme vietnamien si le rôle de l’opinion mondiale est essentiel, il ne peut être décisif. Du fait de l’échec du soulèvement attendu en 1968 et du considérable affaiblissement du FNL que la CIA a complété entre 1968 et 1972, avec l’aide de la police sudiste, par le plan Phénix – l’assassinat de 20 000 cadres locaux du Front -, la seule stratégie désormais envisageable est la guerre classique à préparer soigneusement par le renforcement de l’APV en matériel lourd soviétique, chars et artillerie moderne, et à n’engager à grande échelle qu’une fois le retrait des troupes américaines acquis. Ce dernier est devenu une nécessité pour l’Amérique, car après 1968 l’armée de terre américaine est entrée dans un processus de décomposition morale avancé (drogue de masse, tentatives d’assassinat de près de 800 officiers etc..). L’administration Nixon-Kissinger, tout en poursuivant les négociations de Paris, opte délibérément pour la « vietnamisation » sur le terrain. Le retrait des troupes commence en juin 1969, à la fin de 1971 il n’y a plus que 157 000 soldats américains, chiffre qui tombe à 24 200 à la fin de l’année suivante, et le commandement américain renonce à toute opération d’envergure au Vietnam. Ce retrait conditionne le succès d’une éventuelle offensive finale de l’ARV : somme toute, les deux nécessités logiques auxquelles sont confrontés les adversaires commencent à se conjuguer…
Car la « vietnamisation » repose en fait sur quatre paris risqués : la réduction de l’aide extérieure à la RDV par l’exploitation à fond du conflit sino-soviétique alors à son apogée, l’enracinement social du régime de Nguyên Van Thieu par la mise en application d’une réforme agraire réelle en 1970 (la loi « Land to the Tiller »), le transfert à l’armée du Sud d’une formidable puissance de feu (en 1972, celle-ci dispose de la quatrième armée de l’air…), enfin, à la différence des choix de l’administration Johnson qui avait respecté la neutralité du Cambodge de Sihanouk, l’extension délibérée de la guerre aérienne et terrestre au Cambodge et au Laos afin de détruire le dispositif logistique de l’Armée Populaire du Nord et des restes de l’APL, dispositif qui rien qu’au Cambodge ne comporte pas moins de quatorze grandes bases à la frontière vietnamo-cambodgienne.
De ces paris, seul le premier aboutit vraiment : le rapprochement des Etats-Unis et de la Chine acquis en 1971-1972 (voyage de Nixon à Pékin en février 1972, entrée de la Chine à l’ONU en octobre) qui se traduit par une réduction effective du soutien chinois, et par contrecoup soviétique à Hanoi, ainsi que par la double pression des deux grandes puissances communistes sur les Vietnamiens pour qu’ils acceptent un règlement diplomatique. L’attitude de la Chine s’explique par sa crainte de voir une hégémonie soviétique succéder en Asie du sud-est à celle d’une Amérique affaiblie. Par contre les autres paris de Washington vont échouer. Aux Etats-Unis, le mouvement pacifiste et la campagne pour une paix rapide montent en puissance, renforcés par l’affaire du Watergate de juin 1971 : le 22 décembre le Congrès interdit l’emploi des troupes terrestres et des conseillers américains au Cambodge et au Laos. Mais l’amélioration relative de la combativité de l’armée sud-vietnamienne et de son emprise sur le terrain ne fait que renforcer la détermination de la RDV à vaincre. En outre les dernières grandes initiatives militaires américaines dans la péninsule se soldent par trois échecs. C’est le cas des surréalistes bombardements des sanctuaires vietnamiens au Cambodge de mars 1969 puis du coup d’Etat militaire pro-américain du 18 mars 1970 du général Lon Nol au Cambodge et de la destitution de Norodom Sihanouk qui avait jusqu’alors maintenu le pays hors du conflit tout en acceptant la présence des bases vietnamiennes à sa frontière orientale. Enfin l’échec désastreux de l’invasion du sud du Laos par deux divisions sud-vietnamiennes du 8 février au 8 mars 1971 permet au Pathet Lao de renforcer considérablement son implantation militaire dans l’est du pays.
L’extrême fragilité de la République Khmère proclamée le 9 octobre par Lon Nol et de son armée, aussitôt prise en mains par les conseillers américains, est particulièrement grave pour l’Amérique. Car d’abord la destruction des bases vietnamiennes en territoire cambodgien s’avère impossible : les offensives américano-sud vietnamienne de mai 1970 et de février 1971 n’aboutissent qu’à un déplacement plus à l’ouest des bases de l’APV et des troupes du FNL, désormais réduites à un rôle secondaire. Mais surtout, de l’extension soudaine de la guerre au Cambodge découle l’aggravation rapide d’une crise agraire déjà ancienne dans les provinces très peuplées de la Mésopotamie khmère : endettement massif de la paysannerie, pression démographique, absence de modernisation de l’agriculture paysanne, misère rurale. La déstabilisation sociale coïncide avec l’émergence montée dans le pays d’un nouveau communisme national indochinois, très minoritaire dans la société khmère, mais d’autant plus radical, et dès ses débuts terroristes. Il s’est constitué dans la petite intelligentsia urbaine entre 1960 et 1968 et il se définit à la fois par son adhésion aux thèses du maoïsme, par la recherche d’un soutien/tutelle de la Chine et par la mobilisation de la référence constitutive du nationalisme khmer : la volonté d’échapper à toute dépendance vietnamienne. Depuis 1954, le mouvement communiste cambodgien né dans la mouvance du Vietminh et dont le premier secrétaire général Son Ngoc Minh est réfugié à Hanoi depuis Genève, n’a en effet longtemps eu qu’une influence limitée dans la société urbaine, combattue par la propagande et la police sihanoukistes, mais non négligeable comme le montre l’élection d’un petit nombre de députés qui ont parfois participé à plusieurs ministères neutralistes.
Mais tout change à partir de 1962. La direction de l’intérieur est revenue à un groupe d’anciens étudiants à Paris où dans le cadre de l’Association des Etudiants Khmers en France, tout comme une bonne partie de la jeunesse universitaire khmère, ils ont construit leur culture politique sur la thématique khmérisée du maoisme, remis à jour par la Révolution culturelle. Devenus petits fonctionnaires, enseignants, journalistes, ils ont pris en 1962 la direction de l’intérieur du communisme khmer dans un contexte nouveau : la polarisation sociale dans un certain nombre de provinces, la déstabilisation lente de la société paysanne, le sous-développement croissant, que le Sihanoukisme autoritaire et son « socialisme khmer » - le Sangkum, sa traduction idéologique et politique – ne sont pas parvenus à enrayer. Leurs principaux leaders sont Saloth Sar, dit Pol Pot (1928-1999), Ieng Sary, Hu Youn, Hu Nim, Khieu Samphan, Son Sen. Pol Pot et Ieng Sary sont entrés dans la clandestinité en 1963. En 1967 la révolte paysanne de Samlaut, durement réprimée par l’armée, leur paraît l’occasion de mettre en œuvre la stratégie maoïste des bases rurales et d’échapper à la tutelle politique du communisme vietnamien. Pol Pot et ses camarades organisent de leur propre chef en 1968 dans les forêts du nord-ouest une guérilla, dite « khmère rouge », contre le régime de Sihanouk sur le modèle théorisé par Mao Zedong de l’encerclement des villes par les campagnes. Les Khmers Rouges s’implantent dans la paysannerie de plusieurs provinces, y recrutent des milliers de soldats adolescents, qu’ils endoctrinent par une agit-prop simple et efficace et qui, pris entre deux feux dans l’immense et sanglante tragédie sociale qui s’annonce, trouvent dans le mouvement khmer rouge un encadrement de substitution à ceux de la famille et du vât, une vision eschatologique de l’avenir et une protection. En 1970 le communisme khmer rouge dispose de trois mille hommes en armes et commence la même année à éliminer les communistes cambodgiens retour de Hanoi. Le coup d’état de Lon Nol, l’installation de la dictature militaire pro-américaine, l’invasion américaine ratée d’avril-mai 1970, l’entrée du Cambodge dans la guerre totale, « l’orage d’acier » continu des bombardements américains sur les campagnes, les massacres, l’afflux vers les villes, et surtout à Phnom Penh, qui compte entre 1,5 et 2,6 millions d’habitants en 1975, des paysans chassés des rizières par la « khmérisation » de la guerre, jumelle cambodgienne de sa « vietnamisation », l’inanité du commandement et la démoralisation de l’armée de Lon Nol, le naufrage du pays dans la misère et la dévastation sociale donnent sa seule mais inexorable chance au nouveau communisme khmer rouge. Son thème privilégié est désormais la dénonciation de la société urbaine exploiteuse qu’il s’agit de rééduquer à l’école de la vie paysanne, l’opposition entre « nouveau peuple » exploiteur et « ancien peuple » exploité. Sur la proposition nord-vietnamienne, se constitue une alliance, fort conflictuelle et jalonnée de meurtriers règlements de compte, entre le FUNK (Front Uni National du Kampuchea), fondé le 5 mai 1970 qui regroupe les partisans de Sihanouk soutenus par la Chine et les communistes cambodgiens, ceux qui sont favorables au Nord Vietnam et ceux des maquis de Pol Pot qui, au besoin par des exécutions en série, sont en train de prendre le dessus sur leurs rivaux. Sur le papier tous participent à un gouvernement d’union nationale présidé par Sihanouk réfugié à Pékin, le GRUNK. Dans l’esprit des communistes, cette alliance précaire et contradictoire à long terme présente l’intérêt de légitimer nationalement le communisme cambodgien et de mobiliser l’immense autorité symbolique que conserve la figure royale dans le peuple paysan.
C’est finalement le résultat, décevant pour les parties en présence de l’« offensive de Pâques » du 30 mars au 8 juin 1972 en direction de Hué, la dernière qu’ait organisée Vo Nguyên Giap (avant d’être supplanté par le général Van Tiên Zung), qui débloque les négociations de Paris et le règlement diplomatique. Répétition de la stratégie mise en œuvre au Têt 1968, elle démontre à la fois la fragilité de l’armée sud-vietnamienne (il y a eu 20 000 désertions par mois.. .) qui n’a été sauvée que par la reprise des bombardements au nord du 17e parallèle, mais l’APV a dû battre en retraite, en laissant 100 000 tués sur le terrain, et au Sud le régime ne s’est pas plus effondré qu’en 1968. En septembre, la RDV renonçant à exiger la démission de Nguyên Van Thiêu, les bases d’un compromis (temporaire…) sont – très difficilement, en raison de l’obstruction de Thiêu - négociées par Kissinger et Lê Duc Tho. Après le « bombardement de Noël » le 18 décembre 1972 sur l’ensemble du Nord-Vietnam, elles finissent par être acceptées par Nguyên Van Thiêu moyennant l’engagement secret de Nixon d’une assistance militaire américaine en cas de violation de l’accord par les Nord-Vietnamiens. Les Accords de Paris du 27 janvier 1973 prévoient le retrait total des forces américaines, le maintien de l’APV et des troupes du FNL dans les enclaves qu’elles occupent au Sud et l’administration de ces dernières par le GRP, la création d’un Conseil de Réconciliation et de Concorde qui organisera des élections libres au Sud-Vietnam, le gouvernement issu de ce scrutin ayant la charge de négocier avec la RDV une réunification pacifique à long terme, et enfin une importante contribution américaine à la reconstruction de la RDV et de toute l’Indochine. Au Laos un traité à peu près similaire est conclu entre le prince Souvanna Phouma et le Pathet Lao de Souphanouvong et de Phoumi Vongvichit le 20 février et un gouvernement d’union nationale est constitué le 5 avril 1974. Au Cambodge où l’APV a refusé d’évacuer ses bases, les combats entre les Khmers Rouges et la République khmère de Lon Nol soutenue à partir du 9 février par d’effroyables bombardements de l’aviation américaine s’intensifient notamment sur les régions à fortes densités (en six mois l’US Air Force déverse sur le Cambodge plus de bombes que sur le Japon pendant toute la Seconde Guerre mondiale…) tandis que près d’un million et demi de réfugiés ( pour 6,5 millions d’habitants) s’accumulent dans les villes. En vain : au printemps de 1973, les bataillons Khmers Rouges ont pris l’avantage sur l’armée de Lon Nol.
Le 1er juillet 1973, à Washington le Congrès interdit toute participation américaine à des opérations dans l’ensemble de la péninsule à partir du 15 août : c’est le retrait définitif des Etats-Unis de la longue Guerre d’Indochine car les promesses secrètes de Nixon à Thieu ne seront pas tenues. La voie est virtuellement libre pour la victoire des communismes indochinois. Elle ne se fait pas attendre. C’est au Cambodge qu’elle est la plus rapide. Ce qu’explique la totale incapacité du régime de Lon Nol de combattre la guérilla Khmère Rouge, elle-même soutenue et directement ravitaillée à la fois par la Chine dans le but d’établir une alliance de revers face à une RDV trop indépendante et désormais trop proche des Soviétiques et par les Nord-Vietnamiens qui entendent bien conserver leur corridor cambodgien et espèrent encore reprendre la main au sein du PCK contre le groupe de Pol Pot… Le 1er janvier 1975 commence l’offensive générale khmère rouge sous un déluge de bombes, le Mékong est coupé en février, Phnom Penh n’est plus ravitaillée que par le pont aérien américain depuis les bases de l’US Air Force en Thaïlande, l’armée de Lon Nol, terrorisée par les soldats khmers rouges – « sous le feu, ils avancent toujours… » - se désintègre. Le 17 avril, avec l’aide de l’artillerie et de deux divisions vietnamiennes, une centaine de bataillons khmers rouges s’emparent de Phnom Penh.
Au Vietnam les discussions entre Hanoi, le FNL et le gouvernement de Saigon, qui fait occuper par ses troupes le maximum de terrain, sont d’emblée dans l’impasse. Au Sud la baisse des crédits américains et le départ de l’US Army portent à son paroxysme la désintégration sociale : dans les villes la moitié de la population active est au chômage et survit d’expédients, depuis les Accords de Paris près d’un million de réfugiés supplémentaires y ont afflué, une inflation à trois chiffres ravage villes et campagnes, les désertions touchent des dizaines de milliers de soldats, la corruption que dénoncent le clergé catholique et les pagodes gangrène hautes et basses sphères de l’administration et de l’armée, les troupes communistes se renforcent et entreprennent de grignoter le territoire, le régime parvient au stade ultime de son auto-décomposition. En décembre 1974, à Hanoi le Bureau Politique du Parti décide une offensive-test pour janvier à 70 kilomètres au nord-ouest de Saigon. Test décisif : la province de Phuoc Long tombe en quinze jours. Seconde offensive le 9 mars sur Ban Me Thuot au Centre Vietnam, prise en trois jours. Alors est lancée la « Campagne Ho Chi Minh » Ce ne sera pas un second Diên Biên Phu mais le blitzkrieg final, les divisions blindées nord-vietnamiennes déployées « en fleur de lotus », fonçant à toute vitesse sur les ports et les villes. Sous l’assaut des colonnes de chars l’armée sudiste s’effondre par pans, de déroutes successives en une débâcle torrentielle. L’événement militaire décisif est la prise de Da Nang le 29 mars. L’Amérique n’intervient pas : « Pour les Etats-Unis, la guerre du Vietnam est terminée », prévient le président Ford le 23 avril, aux applaudissements d’un auditoire d’étudiants… Hanoi peut alors rejeter sans état d’âme une tardive proposition française de formation d’un gouvernement de transition dirigé par le général Duong Van Minh. Après la démission de Nguyên Van Thieu, ce dernier est finalement investi par l’Assemblée nationale du Sud le 27, juste à temps pour donner par radio le 30 avril l’ordre de la capitulation sans conditions, alors que les blindés du général nord-vietnamien Tran Van Tra cernent le palais présidentiel !
Au Laos enfin , la prise du pouvoir par le Pathet Lao s’est accomplie par la mise en œuvre d’une stratégie de front national isolant la droite laotienne présente au gouvernement d’union nationale et de manifestations populaires contre les ministres de droite. Des comités populaires s’installent dans les villes de la zone gouvernementale avec l’aide des unités du Pathet Lao qui entrent dans Vientiane sans coup férir le 23 août 1975. Le roi accepte d’abdiquer en novembre, la monarchie est abolie et la République Populaire Lao proclamée le 4 décembre ainsi qu’un gouvernement provisoire présidé par le secrétaire général du Parti, Kaysone Phomvihane. Révolution somme toute relativement pacifique parce que le leader neutraliste Souvanna Phouma a finalement cédé, ne serait-ce qu’en raison du maintien de l’armée nord-vietnamienne dans l’est du pays.
C’est bien celle-ci qui en définitive aura permis, selon des modalités diverses, la prise du pouvoir par chacun des trois mouvements communistes indochinois. Comme en Chine vingt cinq ans plus tôt, la lutte finale n’a pu aboutir que par le forçage de la guerre…
Défaites d’une victoire…
Nulle victoire, comme nulle défaite, n’est jamais totale ni définitive…Les communismes de trois des sociétés les plus pauvres du Tiers Monde ont gagné la guerre contre la plus grande puissance de tous les temps. Il vont perdre la paix et par là même d’une manière ou d’une autre se perdre… Par un nouveau et singulier retournement de l’histoire, totalement imprévu, le moment historique où ils l’emportent dans la péninsule aura coïncidé avec la mise en échec du projet fondamental qui donnait sens à leur long combat. Bien des raisons à ce surprenant aboutissement. La plus décisive est à coup sûr que les victoires communistes d’Indochine ont coïncidé avec l’entrée en crise terminale du système communiste mondial. Sans l’appui de ce système – le « communisme réel » - aucun des communismes indochinois n’aurait jamais pu l’emporter dans les trois décennies passées, aucun de leurs projets historiques respectifs n’a une quelconque chance d’aboutir dans le futur. Dix ans plus tard vers 1985-1986 cette mise en échec est patente, irrémédiable. Elle advient simultanément sur trois terrains différents.
Au Cambodge, devenu Kampuchea (Cambodge en langue khmère) Démocratique et, pour dix ans, le lieu central du malheur du Tiers Monde, commence le 18 avril la « tragédie sans importance » qu’évoquera en 1979 le brillant journaliste britannique William Shawcross et qui conserve toujours aujourd’hui son caractère d’énigme historique à peine sondée. Certes l’on peut avancer un certain nombre d’éléments explicatifs. Une situation historique d’exception, le vide politique intérieur et l’aide vietnamienne viennent de porter au pouvoir une minorité révolutionnaire, sociologiquement encore peu enracinée, sans expérience, peu unie malgré les épurations secrètes antérieures, instrumentalisant les couches paysannes les plus pauvres et les plus frustes. Maîtresse du pouvoir absolu, elle est menacée de le perdre à plus ou moins délai étant donné son isolement social, la force de la symbolique royale du « roi père » incarnée par la figure historique du prince Sihanouk et celle des réseaux de clientèle anciens (les « khsae ») de société cambodgienne prêts à fonctionner de nouveau. Elle est hantée par la thématique de l’ennemi historique vietnamien « avaleur de territoire », fondatrice du nationalisme khmer, que tous les régimes antérieurs ont plus ou moins cultivée. Mais depuis le nazisme on n’avait encore jamais assisté à une telle entreprise de déshumanisation. Comme si l’énigme khmère rouge, fulgurante expérience d’un communisme, ou d’un communisme national, parvenu aux rives de l’ultime, vérifiait la remarque de l’écrivain argentin Jorge Borgès : « Les idées les plus nobles quand elles vieillissent deviennent féroces »…Dès le 18 avril commence sur ordre de l’Angkar, « L’Organisation » politique communiste cachée et anonyme, l’évacuation générale et brutale de la population de Phnom Penh et de toutes les villes vers les campagnes. En trois grandes déportations successives peut-être trois millions de personnes sont mises au travail forcé dans les rizières. Le 20 mai la Conférence secrète du « Centre » adopte le programme de l’extrême, en huit points : mise au travail générale, exécution du personnel de l’Ancien régime, expulsion des Vietnamiens, interdiction du bouddhisme et fermeture des temples, collectivisation intégrale des terres et de tous les rapports familiaux et sociaux, suppression des marchés et abandon de la monnaie, envoi des troupes à la frontière vietnamienne, peut-être dans le but de reconquérir le delta cochinchinois perdu au XVIIIe siècle, en tout cas d’y combattre l’ennemi historique et de cimenter par là même la faible légitimité nationale du régime. Il s’agit de briser toutes les structures sociales et mentales – « la ville est mauvaise, l’homme doit apprendre qu’il naît du grain de riz… » -, d’extirper des esprits la prégnance de l’image royale, de construire à marche forcée une société entièrement neuve, quel que soit le coût humain à payer, et d’asseoir ainsi solidement le régime khmer rouge.
Un « Plan de IV ans » est mis en œuvre dans le but de construire une riziculture deltaïque en grandes parcelles capable de financer par l’exportation du riz une industrialisation forcenée et, à cet effet, un réseau de plusieurs centaines de kilomètres de canaux est creusé à coups de travaux collectifs démentiels et incohérents qui ne fonctionnera jamais. La Chine (Pol Pot rencontre Mao Zedong le 28 juin 1975) promet un milliard de dollars, fournit l’armement, le matériel de base, et enverra 15 000 experts et techniciens. La population est classée en deux groupes inégaux, en rations alimentaires notamment:le « peuple de base » (« neak moulthan »), déjà réformé, le « peuple nouveau » (« neak thmei ») à rééduquer… La terreur est généralisée et fait partie du quotidien en même temps que la chasse aux suspects, « esprits vietnamiens dans des corps khmers ». Les catégories sociales, groupes, individus instruits ou soupçonnés de l’être, ou encore liés au commerce et à l’argent, sont systématiquement et sauvagement assassinées – « à les épargner, on ne gagne rien, à les éliminer, on ne perd rien », disent les Khmers rouges – , l’épuration sanglante permanente par la police secrète du Parti dans les centres de torture et d’extermination (le plus connu étant Tuol Sleng à Phnom Penh) est censée créer l’unanimité autour du groupe du triumvirat Pol Pot, Ieng Sary, Khieu Samphan, totalement maîtres du Parti au début de 1977. L’échec est total sur le plan agricole et économique général. En quatre ans d’un génocide intérieur disparaissent au moins 1,8 à 2 millions de morts par les exécutions, les coups, la famine ou la totale absence de soins, pour une population estimée à 7, 9 millions d’habitants en 1975, soit plus de 20 % des Cambodgiens (en 1997 on estimait à près de dix mille le nombre des charniers locaux encore inexplorés). Effrayante surmortalité à laquelle la société cambodgienne, déjà désarticulée par la guerre américaine, brisée et terrorisée, réagit par la fuite quand celle-ci semble possible, ou reste passive mis à part les luttes de sommet et le passage en territoire vietnamien d’unités militaires et de groupes khmers rouges des régions orientales du pays, opposants au polpotisme ou menacés d’être épurés. Quinze jours de guerre suffiront pour que régime s’écroule au premier choc…
Seconde mise en échec, l’impossible pacification de la péninsule dans le contexte régional des années 1980. A peine la chute des régimes de droite est-elle acquise dans les trois pays que le 1er mai 1975, au lendemain même de l’entrée des Nord-Vietnamiens à Saigon, se produisent les premières incursions des troupes khmères rouges dans les îles vietnamiennes du golfe du Siam, ancienne revendication de l’irrédentisme cambodgien. A l’origine de cette troisième Guerre d’Indochine, la première entre des Etats communistes, la nouvelle problématique politique et militaire mise à jour dans toute l’Asie du sud-est continentale par le repli des Etats-Unis, après celui de la France : quelle nouvelle hégémonie régionale va leur succéder ? Ce repli et la réunification du Vietnam sous un régime communiste disposant de l’un des meilleures armées du monde posent en effet et immédiatement la question de la réorganisation de la péninsule indochinoise. Elles font surgir un faisceau d’enjeux nouveaux et une nouvelle configuration géopolitique . Pour le communisme khmer rouge, dont le prince Norodom Sihanouk continue, faute d’autres alliés, à être officiellement la caution internationale, la guerre contre le Vietnam semble être la seule chance à la fois d’échapper à la mise en tutelle politique par ce dernier, qui cherche à établir des « relations spéciales » avec les deux autres pays indochinois, et de créer autour du nouveau régime un consensus national khmer. Pour la Chine populaire , qui considère depuis toujours l’Indochine comme sa sphère d’influence « naturelle », l’enjeu est désormais d’empêcher l’URSS, dont le Vietnam communiste privilégie le soutien depuis le rapprochement sino-américain, de prendre la succession des Etats-Unis en Asie du sud-est en s’installant en puissance dominante dans la péninsule indochinoise. Inversement pour l’URSS ce dernier objectif est une nécessité stratégique pour de multiples raisons, au premier chef pour contenir la montée en puissance de la Chine.
Les quatre adversaires de la troisième Guerre d’Indochine se regroupent donc entre 1975 et 1978 en deux grandes alliances « de revers », antagonistes : Kampuchea et Chine populaire (liés par l’accord militaire secret du 6 février 1976, suivi le 24 février 1977 par la non reconduction de l’aide chinoise au Vietnam du) contre le Vietnam (soutenu en juillet 1977 par le Laos qui a accepté les « relations spéciales ») et ses alliés, l’URSS (adhésion vietnamienne au COMECON le 28 juin 1978, traité d’amitié du 3 novembre 1978) et les pays du camp « socialiste ». Enfin, pour les Etats-Unis du président Carter et la Thaïlande leur allié, le conflit entre un Cambodge soutenu par la Chine et le couple Vietnam-Union soviétique est une aubaine évidente pour leurs rapports triangulaires avec les deux grandes puissances communistes rivales, qui aurait par surcroît l’avantage d’amener la liquidation des maquis communistes d’Asie du sud-est. D’où les relations diplomatiques qu’ils établissent enfin avec la Chine le 15 décembre 1978 et le soutien diplomatique et sans doute militaire qu’ils vont indirectement apporter, par Thaïlande interposée, aux débris des troupes Khmers rouges après leur proche défaite.
Un long conflit triangulaire Kampuchea/ Vietnam/ Chine commence, d’abord caché puis ouvert le 24 septembre 1977 par l’offensive khmère rouge en territoire vietnamien et la riposte en profondeur au Cambodge des troupes vietnamiennes le 25 décembre. En avril 1978 au Vietnam sont mises sur pied les premières unités militaires khmères parmi les réfugiés, souvent d’anciens khmers rouges menacés par la terreur du régime polpotiste et en décembre est constituée une structure politique frontiste alliée aux Vietnamiens, le Front d’Union Nationale pour le Salut du Kampuchea (FUNSK). La guerre, jusqu’alors frontalière, parvient à un bref mais décisif paroxysme avec l’offensive de l’APV du 25 décembre 1978 qui met fin à la révolution génocidaire khmère rouge. Phnom Penh tombe le 7 janvier 1979, en trois semaines le régime Khmer rouge s’effondre. Mais le reste de ses troupes et ses cadres politiques se replient sur des bases préparées dans les jungles inexpugnables des Cardamomes et des Dangrek à la frontière thaïlandaise, poussant devant elles des dizaines de milliers de fuyards vers les camps de réfugiés du côté thaïlandais de la frontière, dont plusieurs, pris en mains par les Khmers rouges, vont devenir les viviers de leurs guérillas frontalières. Le 14 janvier Bangkok autorise le transit par son territoire de l’aide militaire chinoise aux Khmers rouges en échange de l’arrêt de tout soutien de Pékin à la guérilla maoiste thai. La courte mais dure guerre sino-vietnamienne d’un mois (17 février-16 mars 1979) à la frontière nord du Vietnam, les ravages, la destruction de Langson notamment, opérés par les Chinois, sont, selon la formule de Deng Xiaoping, une « leçon » davantage pour l’avenir (réaffirmer la prépondérance chinoise dans la région) que pour l’immédiat, car elle contraint le Vietnam à maintenir en place un lourd et coûteux appareil militaire dont le coût avoisine dans les années suivantes le chiffre colossal de plus de 20 % de son maigre PIB.
Une guerre de basse intensité s’installe alors au Cambodge pour près de vingt ans, différente des deux précédentes en ce qu’elle ne dépassera plus le niveau d’une guérilla et d’une contre-guérilla aux frontières, en montagne et dans certaines régions rurales, et en ce que que la résistance khmère rouge est portée à bout de bras et totalement ravitaillée par la Chine, plus modestement par la Thaïlande, et menée officiellement au nom d’un front anti-vietnamien, fondateur du Gouvernement de Coalition du Kampuchea Démocratique créé le 22 juin 1982, une fois de plus cautionné par Sihanouk depuis Pékin. Dans des conditions indescriptibles une diaspora khmère de plus de 630 000 réfugiés parvient à gagner le monde extérieur. Le Cambodge « utile », néantisé, en proie à d’innombrables fléaux sociaux, aux prédations et déprédations de toutes sortes, est pris en charge par le Vietnam sous la forme d’une importante présence technique et militaire (90 000 à 115 000 soldats en novembre 1987), à un coût très lourd, allégé il est vrai par une aide soviétique – la marine de guerre soviétique s’est installée à Cam Ranh dès le 27 mars 1979… Les Vietnamiens mettent sur pied avec quelques milliers de communistes khmers pour la plupart issus des rangs khmers rouges un appareil militaire et bureaucratique minimal dirigés par d’anciens responsables locaux ou régionaux du régime Pol Pot, Heng Samrin et surtout Hun Sen. Ce dernier va devenir en 1984 – et pour longtemps - la principale figure politique, subtilement liée au Vietnam tout en sachant conserver une certaine liberté de manœuvre, de la nouvelle République Populaire du Kampuchea fondée le 12 janvier 1979. Ainsi va s’administrer dans une pénurie extrême la survie d’un Cambodge entièrement à reconstruire, dont l’existence étatique et économique se trouve à nouveau conditionnée par l’aide des puissances extérieures et par l’établissement de rapport complexes avec elles, comme ce fut le cas au cours des deux siècles précédents. Troisième guerre indochinoise, la plus longue des trois, sans issue parce qu’aucun des antagonistes n’est en mesure de l’emporter…L’Indochine aborde ainsi une expérience historique inédite mais promise à un long avenir : celle des guerre sans fin et des paix par défaut d’issue militaire entre les nouveaux Etats-nations du Sud.
Troisième mise en échec enfin, celle du double projet historique des communistes vietnamiens. Il consistait non seulement à constituer un Etat national indépendant et unifié mais encore à assumer par la voie dite « socialiste » la problématique du développement léguée par la colonisation française qui avait été mise entre parenthèses par un tiers de siècle de guerres. En 1975, ils vont le faire avec d’autant plus de volontarisme que le communisme de guerre - « l’édification du socialisme en temps de guerre … » - a fait la preuve de son efficacité, économique notamment. En outre le temps est compté. Le Vietnam est exsangue, ruiné, soumis à l’embargo américain qui va durer jusqu’en février 1994 et verrouille l’investissement international, sans ressource-miracle, sa population vit dans un dénuement indicible : entre 1960 et 1975 il y a peut-être eu deux millions de tués, cinq millions de blessés, dix millions de personnes déplacées. Au Sud l’économie d’importations massives financées par les crédits américains s’est effondrée. Le volontarisme politique paraît donc par lui-même opératoire, comme il l’a été dans la révolution et la guerre. De plus dans cette optique la reconstruction d’un pays largement dévasté semble offrir l’occasion unique d’implanter les structures globales du « socialisme » dont l’URSS post-stalinienne est pour les communistes vietnamiens le modèle non discutable. Il y a en outre incompatibilité absolue entre une longue transition démocratique au Sud à laquelle, avant 1975, le Lao Dong et le GRP s’étaient formellement engagés, le maintien en position dominante de la bureaucratie des cadres communistes du Nord et de son noyau constitutif, le Lao Dong, qui reprend d’ailleurs en 1996 son identité de Parti Communiste du Vietnam (PCV), et la perpétuation de leurs méthodes de gouvernance, mobilisations incessantes, propagande omniprésente, secret et suspicion, système policier implacable.
Entre 1975 et 1977, dans la suite logique de la victoire militaire, de ce qui a bien été une conquête militaire de l’ancien Sud Vietnam sans guère de participation populaire, les structures de la RDV lui sont autoritairement imposées à quelques adaptations près. C’est le sens de la réunification immédiate édictée le 2 juillet 1976 par la proclamation de la République Socialiste du Vietnam (RSV) et des décisions du IVe Congrès du PCV de décembre 1976, essentiellement l’adoption du IIe Plan (1976-1980) Ce dernier prévoit le passage à la « grande production agricole » et une industrialisation accélérée par l’étatisation générale de toute l’économie, assortie d’une aide énorme, financière et technique, de l’URSS et des autres pays du COMECON. Au Nord, les coopératives sont réorganisées, concentrées en grandes unités gérées à l’échelle du district. Au sud la bourgeoisie « compradore » vietnamienne et surtout chinoise est expropriée, les Chinois sont expulsés du pays en 1978. La collectivisation de l’agriculture, que la réforme agraire promulguée en 1970 par le régime de Saigon avait commencé à transformer et à moderniser par la disparition du latifundisme, la généralisation de la petite propriété familiale et par un début de « révolution verte », est autoritairement entreprise. De même qu’est engagée sur le moyen terme la transmigration d’une partie de la population des villes et de la paysannerie des deltas surpeuplés du Nord et du Centre vers les Nouvelles Zones Economiques du delta du Mékong, les hauts plateaux du Centre et les régions montagneuses du Nord (près de 3,6 millions de personnes seront ainsi déplacées de 1975 à 1989).
Cette entreprise de transformation révolutionnaire de toute une société s’est accomplie par la greffe sur le corps social de l’ancien Sud Vietnam, beaucoup plus diversifié qu’au Nord, du monopole politique et administratif absolu de la bureaucratie communiste et de son mode de gouvernement. Plusieurs centaines de milliers de « cân bô » (cadres) venus du Nord pauvre et austère, peut-être 500 000 au total, prennent en mains le Sud et la plus grande ville du pays, Saigon (rebaptisée Ho Chi Minh Ville), devenue pendant la guerre avec la ville chinoise de Cholon une énorme et ingouvernable agglomération urbaine de plus de quatre millions d’habitants. L’acte fondateur de cette prise de pouvoir a été dès la prise de Saigon en 1975 une implacable campagne policière de milliers d’arrestations et de condamnations doublée par l’envoi d’au minimum un à deux millions de suspects dans les stages (brefs) et – pour un demi- ou un million d’entre eux – dans des camps de « rééducation » à internements prolongés. Opération fondamentalement dissuasive qui durera une décennie et a pour sens de décourager par avance dans le nouveau Vietnam toute tentative d’organisation autonome, toute opposition politique même latente. Du moindre des 35 000 villages aux villes-capitales, la nouvelle classe bureaucratique (cinq à six millions de cadres selon une estimation de 1996), son noyau constitutif, le PCV (1 932 000 membres en 1992) - mais en retour investis par une myriade de micro-intérêts sociaux souvent paralysants -, peuplent la forêt des institutions qui charpentent le Parti-Etat vietnamien.
Le paradoxe vietnamien est que la société a contraint le communisme à faire retraite et par là même à devoir entreprendre une lente et difficile mutation. Au Sud, dont la majorité de la population était disposée en 1975 à la réconciliation, essentiellement par la protestation, passive, voilée, muette le plus souvent, par la non-participation, qui ont creusé un fossé béant entre les objectifs fixés d’autorité et la maigreur des résultats. Mais aussi par les conduites massives de fuite qu’adoptent ceux qui le peuvent, et bien sûr d’abord les anciennes élites, et dont les autorités communistes n’ont pas prévu l’impact. Entre 1975 et 1985, au moins un et plutôt deux millions de « boat people » ou de « land people » de toutes origines sociales, mais d’abord les classes moyennes et les élites plus ou moins instruites, quittent illégalement le pays, même les provinces du Nord quand c’est possible, entre 1975 et 1985, au prix d’insondables drames, au rythme d’environ 100 000 par an, à destination des gigantesques camps de réfugiés de la frontière thaïlandaise, de Hong Kong, des Etats-Unis, de l’Europe et de l’Australie, des pays non communistes d’Asie. Nouvelle tragédie de masse qui, par sa seule visibilité, a un retentissement mondial de la même ampleur que celui qu’avait eu la guerre américaine : d’un seul coup se trouve simultanément détruits l’immense capital de sympathie qu’avait su accumuler le combat des communistes vietnamiens et l’espérance dans le communisme que ce combat avait ravivé partout après les expériences du stalinisme soviétique et de la Révolution culturelle chinoise. Fantastique retournement mondial de la culture politique de la protestation, comme subitement dégrisée : en moins de cinq ans, le communisme a totalement et définitivement cessé d’apparaître comme l’utopie positive de la condition humaine. « Un, deux, trois Vietnam ! », avait lancé Che Guevara dix ans plus tôt. Le Vietnam aura été un…
Surtout la paysannerie vietnamienne, qui avait au fond assuré la victoire communiste, contraint elle aussi le régime à changer de projet . En 1978-1979, au Sud et peut-être au Nord, la désorganisation des réseaux d’échanges, la résistance à la collectivisation, l’abattage du bétail, le repli des paysans sur les lopins individuels, la sous-productivité du travail collectif, aboutissent à la catastrophe alimentaire de 1978-1979, aggravée par les effets de l’explosion démographique : la disponibilité alimentaire théorique tombe de 274 à 268 kilos de céréales entre 1976 et 1980, les pénuries et le marché parallèle s’étendent. La production semble ensuite repartir, mais la crise rebondit avec la réforme monétaire manquée de 1985 et avec sa conséquence immédiate, une inflation de plus de 400 % par an au début de 1989, date à laquelle la production agricole par tête est retombée au-dessous de la moyenne des années précédentes. Des semi-famines sont signalées localement dans onze provinces du Nord, des manifestations paysannes sporadiques éclatent à plusieurs reprises, en novembre 1988 notamment, dans le Sud, encouragées par des groupes d’anciens résistants. Le Parti ne parvient plus à assurer l’immémoriale obligation de l’Etat au Vietnam : nourrir le peuple… Facteurs tout aussi décisifs de la mise en échec du projet communiste vietnamien, l’incapacité de l’APV à venir à bout de la guérilla khmère rouge au Cambodge, les coûts multiples de la longue tension politique et militaire avec la Chine et surtout, à partir de 1985, l’ébranlement irréversible du « socialisme réel » à l’échelle du monde : la réduction puis la cessation complète en 1991 de la perfusion financière soviétique (au moins 21 milliards de dollars de 1978 à 1986, dont 11 milliards d’aide économique) à la suite de l’effondrement de l’URSS et des démocraties populaires portent le coup d’arrêt final à la perspective qui avait semblé s’ouvrir en 1975. L’urgence est là : dix ans après sa victoire, la légitimité du régime communiste au Vietnam se trouve virtuellement mise en question.
Partagés entre réformateurs, pragmatiques et conservateurs, les dirigeants du PCV ont longtemps opté, dès 1979 pour des réforme partielles telles que l’établissement dans les coopératives d’un système de contrats familiaux (« khoan su pham ») dès 1979, la restauration de la petite production familiale et des marchés libres. La pression intérieure, même si ne s’est pas constituée au Vietnam d’opposition politique, la fin du communisme soviétique et le contre-exemple réussi de la stratégie du « socialisme de marché » adoptée progressivement en Chine depuis 1976, le débat interne qui s’est tendu à l’intérieur du PCV, se sont conjugués pour que soit adopté au VIe Congrès du PCV de décembre 1986, à l’initiative notamment de Truong Chinh, un cours totalement nouveau : le « doi moi » (la « rénovation »). La bifurcation historique accomplie en une décennie est aussi fondamentale qu’imprévue, car il s’agit désormais de redéfinir le pacte tacite entre le Parti-Etat et la société. Par l’acceptation progressive, à pas comptés, soigneusement contrôlée, des règles de fonctionnement du marché libre et, au-delà, par l’ouverture du pays, administrée par l’appareil politique et technocratique, aux grandes entreprises et aux investissements étrangers, puis finalement par l’entrée délibérée de l’économie vietnamienne dans la nouvelle mondialisation du capitalisme contemporain et dans sa dynamique néo-libéral. En définitive, à l’exemple de la Chine populaire, par une reconversion complète de la perspective d’ensemble du pouvoir communiste.
Dans la décennie 1986-1995 les nouvelles logiques du capitalisme contemporain se mettent en place : décollectivisation des terres à partir de 1988 et retour à la petite exploitation familiale (loi foncière de 1993), liberté du commerce et des prix des produits agricoles et de l’artisanat, fin du système des prix industriels administrés, abandon de la gestion directe par l’Etat et rationalisation financière des 5800 (2005) entreprises d’Etat en constant déficit, développement d’un secteur de plus en plus étendu d’entreprises collectives locales et, de plus en plus, privées, ouverture aux investissements étrangers et aux multinationales notamment asiatiques (dès 1997 les entreprises étrangères assurent le tiers de la valeur de la production industrielle). La création de zones franches, la baisse drastique des tarifs douaniers, la hausse des taux d’intérêts, l’adoption d’un monétarisme équivalent aux thérapies financières néo-libérales et d’un taux de change flottant (1991), la réduction des taux d’intérêt et la stabilisation radicale des budgets ouvrent la voie à l’adhésion à la Banque Mondiale et au FMI, donc débloquent l’investissement international et fondent le choix officiel pour le Vietnam de la fonction industrielle de plate-forme de « seconde délocalisation » grâce au très bas coût du travail ouvrier. Il en est allé de même mais de manière très différée au Cambodge (textile, tourisme et bientôt pétrole et gaz), aujourd’hui espace de « troisième délocalisation » des industries textiles des pays voisins, réserve de matières premières, notamment forestière, et de main d’œuvre à coût dérisoire annexé à l’aire économique de la Thaïlande, de Singapour et du monde chinois. Au Laos, la République Populaire a précocement développé les mêmes fonctions économiques qu’au Cambodge voisin mais les complète par l’équipement hydroélectrique à grande échelle du bassin moyen du Mékong et a entrepris de transformer l’ancien Etat-tampon laotien en carrefour central, commercial, énergétique, routier, bientôt autoroutier, et logistique de toute la zone du Grand Mékong (Thaïlande, sud-ouest de la Chine populaire, Laos, Cambodge, Vietnam), en pleine croissance depuis une décennie.
Ces développements ont eu pour corollaires logiques l’évacuation en 1989 des troupes vietnamiennes puis par la pacification sous contrôle international du Cambodge (traité de paix de Paris du 23 octobre 1991) et, dans un second temps, la sortie de leur isolement international des trois pays indochinois validée par leur admission dans l’ASEAN, dès 1995 pour le Vietnam, à la Banque mondiale et au FMI, et finalement du Vietnam dans l’OMC en novembre 2006.
Singulier retournement du phénomène protestataire et révolutionnaire dont l’ancienne Indochine avait été l’un des foyers depuis un long demi-siècle, car les ruptures historiques imprévues dont il a été finalement été porteur dans la péninsule indochinoise sont l’un des faits marquants du nouveau siècle en Asie orientale. A ne considérer que le devenir récent du Vietnam contemporain, ces ruptures sont saisissantes. Le « doi moi » et le « socialisme de marché » ont réussi la sortie de l’économie administrée sans crise majeure, dynamisé de fait l’agriculture paysanne maintenant entièrement privée (en 1997 la disponibilité alimentaire est remontée à 398 kilos par habitant), généralisé la « révolution verte », fait du pays le second exportateur de riz, le troisième de café et l’un des tout premiers de caoutchouc, massivement mobilisé l’investissement étranger, réduit la part de l’agriculture, des forêts et de la pêche à 20 % du PNB et à moins de 40 % de la population active en 2006. Ils ont ouvert un cycle d’industrialisation du pays, toutes proportions gardées, équivalent à l’actuel développement industriel de la Chine - textile, chaussure, production de pétrole brut, aujourd’hui électronique –, à partir de l’exploitation du considérable différentiel du coût du travail salarié avec les pays environnants. Avec le taux de croissance le plus élevé d’Asie orientale (7,5 en moyenne¨annuelle depuis 1996, 8,1 % en 2006) après celui de la Chine, le Vietnam contemporain est le pôle central du développement de la vaste zone dite du Grand Mékong. Son économie est l’une des plus dynamique du monde, l’investissement étranger, déjà élevé, dans le pays, y a cru de 45 % en 2005 et, avec plus de 5,5 milliards de dollars d’exportations contre 0,6 d’importations, le commerce extérieur vietnamien a réussi une percée bénéficiaire de type chinois sur le marché de l’ennemi d’hier, les Etats-Unis, devenu son plus grand marché.
En même temps le « doi moi » est aux prises avec de redoutables contraintes de long terme : l’explosion démographique, durable et exceptionnelle (de 1945 à 2006 la population est passée de 23 millions d’habitants à 84 millions, soit une croissance d’un facteur 3,6, et elle devrait dépasser les 100 millions d’ici quinze ans…), une urbanisation forcenée et quasi ingouvernable(Ho Chi Minh Ville atteint en 2006 les dix millions d’habitants et le Vietnam consomme maintenant plus de ciment que la France), la polarisation sociale grandissante. Alors que la surface agricole utile plafonne à un peu plus de sept millions d’hectares (souvent à trois récoltes il est vrai) et que s’affirment la paupérisation relative d’une importante partie de la population (si le PIB annuel moyen par tête atteint 620 dollars en 2006, il reste assez loin du seuil statistique de sortie de la catégorie des pays à faible revenu, soit 875 dollars), l’effondrement des pauvres services publics et l’avènement d’une nouvelle classe d’entrepreneurs privés et publics cimentée par sa communauté d’intérêts et de pratiques – la corruption notamment - avec la bureaucratie régionale et nationale du Parti et de l’Etat. La débâcle écologique est là (la superficie en forêts, pour n’évoquer que cet exemple, a gravement régressé de 13,5 millions d’hectares en 1943 à 9,2 en 1995) et les déséquilibre multiples du développement régional (la région urbaine de Ho Chi Minh Ville fournit 58 % de la production industrielle en 2006) en sont l’un des puissants facteurs. Rien n’est jamais acquis : entre contraintes de longue durée et potentialités du développementalisme de marché la course de vitesse est aujourd’hui ouverte…
*
* *
Deux longs siècles dans la péninsule indochinoise, unifiée par la colonisation française puis divisée, dans le décours de la décolonisation du monde, en trois Etats nationaux, deux basculements historiques des cultures de la protestation…
D’abord dans le sens de leur lente politisation et de leur rencontre avec le nationalisme moderne et le communisme, eux-mêmes - pas totalement cependant -entrés en relations fortement syncrétistes à la fin des années 1930, au point qu’aujourd’hui le second tire largement aujourd’hui du premier sa présente légitimité sociale : au Vietnam par exemple par l’omniprésente référence à la « pensée Ho Chi Minh » (« Hô Chi Minh Tu Tuong ») censée constituer leur heureuse synthèse. En second lieu, au terme du XXe siècle, avec l’épuisement de la spirale des guerres révolutionnaires indochinoises, s’est opéré le brusque retournement des régimes opaques et des groupes sociaux dirigeants issus de cette suite de guerres emboîtées en un système de gestion tripartite de l’entrée de la péninsule dans l’univers du capitalisme de l’âge transnational, sans qu’ils abandonnent pour autant quoi que ce soit de leur emprise sur le pouvoir et sur la société. L’exercice de cette nouvelle fonction est aujourd’hui la seconde source légitimatrice de leur hégémonie sans partage, peu discutée encore, au Cambodge par des oppositions légales peu crédibles, couvertures factices des réseaux toujours vivaces des « ksae », au Vietnam par la nouvelle littérature dissidente ou par une contestation pour l’instant diffuse dans les nouvelles générations : l’idée communiste telle qu’on la concevait au XXe siècle et qui avait donné leur sens aux révolutions indochinoises, sans doute les dernières de l’histoire de l’humanité, a cessé d’être l’horizon historique des partis et des mouvements qui les avaient conduites jusqu’à leur limite extrême.
Aboutissement qui conduit à de fondamentales interrogations qui dépassent l’expérience indochinoise de la protestation et de la révolution, et qui ne sont pas près d’être élucidées. Quel aura été, en fin de compte, le sens des révolutions communistes et du communisme lui-même ? Si les trois communismes indochinois se sont aujourd’hui historiquement reconvertis avec succès, peuvent-ils éviter d’être en recherche d’une réponse à l’une des énigmes du nouveau siècle commençant : comment être communiste dans un monde post-communiste ? Par delà ces questionnements, quel avenir humain inventer ?
A l’angle de l’Asie* comme ailleurs, en Indochine –mais peut-on aujourd’hui encore employer ce concept géohistorique ? –, l’histoire que préparaient les hommes n’est pas celle qui s’est réalisée. Tout y finit. Pour d’autres, tout peut commencer…
Daniel Hémery
* L’expression est de Paul Mus, « L’Angle de l’Asie », Paris, Hermann, 1977
BIBLIOGRAPHIE
Ben Kiernan, How Pol Pot Came to Power, Londres, Verso, 1985.
Ben Kiernan, Le Génocide au Cambodge, 1975-1979 : race, idéologie et pouvoir, Paris, Gallimard, 1998.
Bizot, F., Le Portail, Paris, Editions de la Table Ronde, 2000.
Boudarel, G., « Phan Bôi Châu et la société vietnamienne de son temps », Paris, « France-Asie », n° 199, 1965.
Boudarel, G., Cent Fleurs écloses dans la nuit du Vietnam, Paris, Jean Bertoin, 1991.
Bourdeaux, P., Emergence et constitution de la communauté du Bouddhisme Hoa Hao. Contribution à l’histoire sociale du delta du Mékong (1935-1955), Paris, thèse de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, IVe section, trois vol., tapuscrit, 2003,
Brocheux, P. (ed.), L’Asie du sud-est. Révoltes, réformes, révolutions, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1981.
Brocheux, P., The Mekong Delta. Ecology, Economy and Revolution, 1860-1960, Madison, University of Wisconsin, 1995.
Brocheux, P., Ho Chi Minh, Paris, Payot, 2003.
Brocheux P., Hémery D., Indochine, la colonisation ambiguë (1858-1954), Paris, La Découverte, seconde édition, 2001.
Bui Tin, Following Ho Chi Minh : Memoirs of a Vietnamese Colonel, Londres, Hart, 1995.
Cesari, L., L’Indochine en guerres, 1945-1993, Paris, Belin, 19995.
Chandler, D.P., A History of Cambodia, Oxford, Allen § Urwin, 1992.
Chandler, D.P., The Tragedy of Cambodia History : Politics, War and Revolution since 1945, New Haven, Yale University Press, 1991.
Chandler, D. P., Pol Pot : Frère Numéro Un, Paris, Plon, 1993.
Chandler, D.P., Ben Kiernan, Chanthou Boua, Pol Pot Plans the Future : Confidential Documents from Democratic Kampuchea, 1976-1977, New Haven, Yale university Southeast Asian Monograph 33, 1988.
Devillers, Ph., Histoire du Viêt-Nam de 1940 à 1952, Paris, Le Seuil, 1952.
Devillers, Ph., Français et Annamites. Partenaires ou ennemis ? 1856-1902, Paris, Denoël, 1998.
Duiker, W.J., The Rise of Nationalism in Vietnam, 1900-1941, Ithaca, Cornell University Press, 1976.
Duiker, W.J., Sacred War. Nationalism and Revolution in a Divided Vietnam, New York, McGraw Hill, 1995.
Duiker, W.J., Ho Chi Minh, New York, Hyperion Press, 2000.
Fall, B., Le Viet-Minh, La République Démocratique du Viêt-Nam, 1945-1960, Paris,
A. Colin, 1960.
Forest, A., Le Cambodge et la colonisation française. Histoire d’une colonisation sans heurts, Paris, L’Harmattan, 1980.
Fourniau, Ch., Annam-Tonkin (1885-1896). Lettrés et paysans vietnamiens face à la conquête coloniale, Paris, L’Harmattan, 1989.
Fourniau, Ch., Vietnam, domination coloniale et résistance nationale, 1858-1914, Paris, les Indes Savantes, 2001.
Gosha,Ch, Thailand and the Southeast Asian networks of the Vietnamese revolution
(1885-1954), Richmond, Curzon press, 1999.
Heder, St., Ledgerwood, J., Propaganda, Politics and Violence in Cambodia, Armonk, N.Y., M.E. Sharpe, 1996L
Hémery, D., Révolutionnaires vietnamiens et pouvoir colonial en Indochine. Communistes, trotskystes, nationalistes à Saigon de 1932 à 1937, Paris, François Maspero, 1975.
Hémery, D., Hô Chi Minh. De l’Indochine au Vietnam, Paris, Gallimard, 1990.
Hô Chi Minh, Toan Tap (Œuvres complètes), Hanoi, Nha Xuat Ban Su That, douze vol. parus à partir de 1994.
Hoang Van Hoan, Giot nuoc trong biên ca (Gouttes d’eau dans l’océan), Pékin, 1986.
Hue Tam Ho Tai, Millenarianism and Peasant Politics in Vietnam, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1983.
Huynh Kim Khanh, Vietnamese Communism, 1925-1945, Ithaca, Cornell University Press, 1982.
Huynh Ly, Phan Châu trinh. Than Thê va Su Nghiep (Phan Châu Trinh, l’homme et l’œuvre), Da Nang, deux vol., 1992
Hy Van Luong, Revolution in the Village. Tradition and Transformation in North Vietnam, 1925-1988, Honolulu, University of Hawai press, 1992.
Locard, H., Le Petit Livre rouge de Pol Pot ou les paroles de l’Angkar, Paris, L’Harmattan, 1996.
Lockhart, Gr., Nations in Arms. The origins of the People’s Army of Vietnam, Sydney, Allen § Unwin, 1989.
Mc Leod, M.W., The Vietnamese response to French Intervention, 1862-1874, New York, 1991.
Marr, D., Vietnamese Anticolonialism, 1885-1925, Berkeley, University of California Press, 1971.
Marr, D., Vietnamese Tradition on Trial, 1920-1945, Los Angeles, University of California Press, 1981.
Marr, D., Vietnam 1945. The Quest to Power, Berkeley, University of California Press, 1995.
Mus, P., Vietnam. Sociologie d’une guerre, Paris, Le Seuil, 1952.
Nguyên Van Ky, La société vietnamienne face à la modernité. Le Tonkin de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale, Paris, L’Harmattan, 1995.
Phan Bôi Châu, Mémoires, traduits par G. Boudarel, »France-Asie », 1968.
Ponchaud, François, Cambodge, année zéro, Paris, Kailash, 1998.
Qiang Zhai, China and Vietnam Wars, 1950-1975, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000.
Quinn-Judge, S., Hô Chi Minh, The Missing Years, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 2003.
Ruscio, A., Histoire de la Guerre d’Indochine, Complexe, 1992.
Scott, J.C., The Moral Economy of the Peasant. Rebellion and Subsistance in Southeast Asia, New Haven, Londres, Yale University Press, 1976.
Smith, R., An International History of the War of Vietnam, New York, Saint Martin’s Press, trois vol., 1983, 1965, 1986.
Stuart-Fox, M., Laos : Politics, Economics and Society, Londres, France Pinter, 1986.
Stuart-Fox, M., A History of Laos, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
Tarling, N., The Cambridge History of Southeast Asia, Cambridge, The Cambridge University Press, deux vol. 1992.
Thayer, C.A., War by Other Means. National Liberation and Revolution in Vietnam, 1954-1960, Sydney, Allen § Unwin, 1989.
Tran Thi Liên, Cl., Les catholiques vietnamiens pendant la Guerre d’Indépendance (1945-1954). Entre la reconquête coloniale et la résistance communiste, Paris , L’Harmattan, 2001.
Trinh Van Thao, Vietnam. Du Confucianisme au Communisme, Paris, L’Harmattan, 1990.
Turley, W., Vietnamese Communism in Comparative Perspective, Boulder, Westview Press, 1980.
Werner, J.S., Peasant Politics and Religious Sectarianism : Peasant and Priest in the Cao Dai in Vietnam, New Haven, Yale University press, 1981.
Woodside A.B., Community and Revolution in modern Vietnam, Boston, Houghton Miffin, 1976.