Dans les dernières années du xixe siècle, malgré la répression de la Commune, les luttes sociales reprennent de la vigueur. Le mouvement ouvrier s’organise. Alors qu’en 1881, Gambetta, chef du gouvernement, proclamait « Le cléricalisme, voilà l’ennemi » s’attirant la riposte de Louise Michel (« L’ennemi, c’est Gambetta »), son successeur, Dupuy, douze ans après, le voit dans le socialisme. Au pouvoir, ces républicains modérés veulent ménager l’Église, garante de stabilité sociale, ainsi que ses congrégations missionnaires, atouts dans la colonisation en cours.
Pour ceux, parmi eux, qui n’ont aucune sympathie particulière pour l’Église, le Concordat qui, depuis Napoléon 1er, règle les rapports avec l’État (et encore aujourd’hui en Alsace-Moselle), leur agrée : il permet pressions financières et contrôles. Mais la modération encourage les revanchards. L’Église, qui ne s’est pas encore convertie à la République, a fait construire le Sacré-Cœur de Montmartre comme symbole triomphaliste d’expiation de la Commune, et elle multiplie interventions et manifestations.
Le contexte est tendu : la IIIe République a été instaurée d’extrême justesse ; l’affaire Dreyfus, après trois tentatives de coups d’État, déchaîne les passions. La Croix met « Journal antisémite » en sous-titre de ses éditions. Processions et contre-manifestations se succèdent. Il y a des morts des deux côtés. En 1903, à l’initiative de la Libre Pensée, un millier de réunions publiques pour la séparation de l’Église et de l’État ont lieu. Le maire du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne) interdit le port de la soutane : « Le clergé est un groupe de fonctionnaires qu’il importe particulièrement, en raison de leur nombre, de leur indiscipline naturelle et de la nature même de leurs fonctions complètement inutiles au bien de l’État, de rappeler en toutes choses au respect absolu de toutes les lois. Si le costume dont s’affublent les religieux peut favoriser leur autorité sur une certaine partie de la société, il les rend ridicules aux yeux de tous les hommes raisonnables et l’État ne doit pas tolérer qu’une catégorie de fonctionnaires serve à amuser les passants. »
Controverses
Le parti radical, constitué en 1901, notamment à partir des loges maçonniques, est hégémonique à gauche et, avec l’aide socialiste, prend l’avantage sur les modérés. Il va faire de l’anticléricalisme son fonds de commerce, mettant en sourdine des promesses sociales que ses gouvernements ne tiendront pas. Chez les socialistes, le courant issu du Parti socialiste révolutionnaire (PSR), d’origine blanquiste, se bat pour ses convictions athées. Se débarrasser de la religion est un préalable : pas de socialisme avec des individus idéologiquement aliénés. Ses députés, Allard et Vaillant, sont catégoriques : « Il y a incompatibilité entre l’Église, le catholicisme ou même le christianisme, et tout régime républicain. Le christianisme est un outrage à la raison, un outrage à la nature. » Critiquant fortement le projet de loi, ils déposent le leur : remettre les églises aux municipalités, y installer des bibliothèques, des cours, des œuvres sociales, substituer les fêtes civiques aux fêtes religieuses.
Le marquis de Rosanbo, député royaliste de l’Ouest, appelle à la désobéissance civile : « Je souhaite que l’Église de France [...] rejette cette loi et la méconnaisse. » Allard n’est pas en reste : « S’il le faut, nous prendrons d’assaut vos églises et vos chapelles pour les faire disparaître. » Le courant guesdiste, issu du Parti ouvrier français (POF), est très réticent à mener bataille. Il y voit un dérivatif, une diversion, qui évite de poser les questions sociales : « On n’émancipe pas les cerveaux de la religion en régime capitaliste : c’est vouloir blanchir un nègre. L’émancipation intellectuelle et morale ne précédera pas, mais suivra l’affranchissement économique et social. »
La CGT lutte pour la journée de huit heures et contre la guerre qui vient. Ni dans son organe, ni lors de ses congrès de 1904 et 1906, il n’est question de la séparation. Jaurès, fortement mis en cause pour avoir permis à sa fille de faire sa communion solennelle (certains socialistes demandaient même son exclusion), est convaincu de la nécessité, pour pouvoir enfin poser le problème social, de régler la question. Pour lui, avant le socialisme, il y a la République. Sa préoccupation centrale est de faire avancer des réformes par la loi ; l’alliance avec les radicaux est ainsi stratégique. Briand, l’un des dirigeants de son regroupement, le Parti socialiste français (PSF), est le rapporteur de la commission.
Exceptions
La loi s’élabore. Pas de négociation avec Rome - les relations diplomatiques sont d’ailleurs rompues -, tout juste des consultations discrètes (Jaurès y a participé) avec des ecclésiastiques un peu marginaux, comme l’archevêque de Rouen et quelques prêtres connus. Briand a été aidé par trois hauts fonctionnaires de chacune des confessions concernées. Dans les articles 1 et 2, on retrouve les grands principes : la République assure la liberté de conscience, garantit le libre exercice des cultes, n’en reconnaît, n’en salarie, ni n’en subventionne aucun. Le point problématique : les églises et leurs annexes. Briand propose de les transférer à des associations cultuelles - associations loi de 1901, donc démocratiques. Or, l’Église ne l’est pas, et on risque de voir apparaître, démocratiquement, des associations en rupture, schismatiques.
Il ne s’agit tout de même pas de provoquer l’Église. Un amendement est donc voté par 374 voix contre 200 : « Ces associations se conformeront aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice. » On faisait place nette à la hiérarchie catholique et ce fut fortement reproché à son auteur (Jaurès ?). Mais Pie X condamnera la loi. L’article interdisant « d’élever ou d’imposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions » sera contesté : où commence l’emblème, où finit l’emblème ?
Restent les écoles privées confessionnelles, les aumôneries subventionnées, les « devoirs envers Dieu » dans les programmes scolaires (jusqu’en 1923), le serment « devant Dieu et devant les hommes » des jurés des cours d’assises (jusqu’en 1972) ; et la non-application de la loi dans les territoires d’outre-mer. Et combien de détournements de la loi sont venus, depuis les années 1920, en réduire l’impact ?