Chers amis,
J’emploie d’emblée cette formule, que certains d’entre vous repousseront avec effroi, voire avec haine, mais je persiste à penser qu’avec votre communauté, puisqu’il faut employer ce mot, il faut d’urgence rétablir le dialogue, dévoyé, vicié, par vos pires ennemis qui se prétendent vos défenseurs, les anciens de l’OAS, terroristes toujours pas à la retraite.
Donc, oui, nous, les citoyens, porteurs d’un regard extrêmement critique sur le bilan du colonialisme, sommes, que vous le vouliez ou non, vos véritables soutiens, vos seuls défenseurs. Car vous avez été des victimes du colonialisme.
Chers amis, donc, connaissez-vous Edmond Pellissier de Reynaud ?
Non sans doute, car les Manuels d’histoire de l’Algérie en parlent peu. Je ne l’ai, en ce qui me concerne, découvert que récemment. Et puis, j’ai appris qu’un amoureux de l’Algérie, avait mis son ouvrage majeur, les Annales algériennes, en ligne sur Internet [1]. Pellissier de Reynaud était un officier, plutôt érudit, l’un des (rares, je vous l’accorde) Français d’Algérie partisans d’un rapprochement avec les Algériens. Il allait même plus loin : il prônait la « fusion » entre les deux peuples. Utopie ? Sans doute. Mais là n’est pas notre propos. Car, après avoir avancé ce thème, il prévenait du danger d’une autre solution, la conquête par la violence brute.
Lisez, cela a été publié en 1836 :
« Si j’étais séduit par de trompeuses illusions, si ma patrie plus avisée la considérait comme impossible, et que d’après cela elle ne ferait rien pour l’amener, elle devrait abandonner l’Afrique, qui dans ce cas ne serait jamais pour nous qu’un incommode fardeau. Car, si l’on suppose aux Arabes trop d’aversion pour les Français pour qu’aucun rapprochement moral puisse s’opérer entre les deux peuples, il est clair que, braves comme ils le sont, ils se refuseront toujours à reconnaître pour maîtres ceux dont ils n’auront pas voulu comme frères. Ce serait donc entre eux et nous une guerre incessante, où la France dépenserait son sang et son argent, le tout pour avoir sur la côte quelques chétifs comptoirs qu’elle devrait abandonner tôt ou tard, comme les Anglais ont abandonné Tanger et les Espagnols Oran. Le système de fusion est donc le seul applicable ; s’il est impossible, il faut s’en aller, et le plus tôt sera le mieux. »
1836 ! A part les « quelques chétifs comptoirs », y a-t-il une phrase de cet officier du XIX è siècle qu’un citoyen du XXI è ne signerait pas ?
Ce courant, que ses détracteurs appelait avec une nuance de mépris indigénophile ou philanthrope (eh ! oui, c’était une insulte, sous certaines plumes), a toujours existé. Toujours, en Algérie, d’Ismaÿl Urbain à Henri Alleg, en passant par Isabelle Eberhardt et Jules Roy, il s’est trouvé des voix pour dénoncer la morgue, le racisme, les inégalités, la répression, pour crier Attention ! ou Halte là ! Toujours, en métropole, il s’est trouvé des politiques, de Napoléon III à Maurice Viollette, en passant par Jaurès, pour (tenter d’) esquisser des solutions acceptables par tous, il s’est trouvé des intellectuels, de Maupassant à Claude Bourdet, en passant par Anatole France, pour appeler à la compréhension, à l’estime, au respect des indigènes.
Mais, chers amis, vous savez bien que ce furent des voix criant dans le désert, des protestations brisées sur le mur des certitudes de la majorité de vos aïeux. Est-ce qu’une fois, en cent trente-deux années de domination coloniale, de telles solutions ont été en mesure de l’emporter ? Le Royaume Arabe cher à Urbain et à Napoléon III (qui ne fut pas petit en cette affaire) s’est brisé sur l’hostilité des colons. Tout comme la politique de compréhension voulue par Maurice Viollette. Relisez L’Algérie vivra-t-elle [2]. Vous y trouverez le cri d’angoisse d’un ancien Gouverneur général de l’Algérie, nullement donc anticolonialiste, qui craint que le refus des réformes de la majorité des Européens d’Algérie amène ce pays au bord du précipice. Il a écrit L’Algérie vivra-t-elle ?... mais il pensait très fort L’Algérie française vivra-t-elle ? Et elle a continué de mourir doucement, bercée par les faux amis qui célébraient en même temps avec fastes le Centenaire. Et le grand espoir du Front populaire, si vite brisé, avec ce pourtant si timide Projet Blum-Viollette, mort-né parce qu’une partie de la communauté française d’Algérie criait à la Révolution ? Et la terrible réponse de mai 1945 aux premiers drapeaux algériens arborés à Sétif ? Et Ferhat Abbas, le plus modéré des leaders algériens, en prison ? Et le statut de l’Algérie, deux ans plus tard, qui, bien que limité lui aussi dans ses ambitions, ouvrait quelques possibilités d’expression aux Algériens, si vite trahies par le trucage des élections à la Naegelen ?
Une Algérie de coexistence harmonieuse entre les communautés était-elle possible ? Oui, sans doute, si l’on avait écouté Pellissier de Reynaud en 1836 (mais qui l’a, même, entendu ?). Oui, peut-être, en 1931, si l’on avait accepté les réformes de Viollette, en 1936 si le gouvernement de Front populaire avait eu un peu de courage, en 1947 si on avait un tout petit peu tenu compte des élus musulmans. En 1954, à l’extrême rigueur, si les gouvernants avaient compris qu’au soulèvement de la Toussaint il fallait répondre par autre chose que la torture et les bombardements de douars. Mais dès 1956-1957, évidemment, non. Evidemment.
Entendons-nous bien. Ce pays de coexistence harmonieuse entre les communautés n’aurait en aucun cas fait l’économie de la reconnaissance de l’indépendance de l’Algérie. Mais, justement, toute l’histoire précédente avait interdit à la majorité d’entre vous, amis Pieds noirs, d’imaginer même ce type de solution, ce type de société égalitaire. La valise ou le cercueil. Regardez la vérité en face : c’est l’adhésion de certains d’entre vous, la tolérance de beaucoup d’autres, vis-à-vis des thèses et des actions des ultras qui vous ont contraints à ce choix si terrible.
Et aujourd’hui, ces mêmes ultras parleraient pour vous ? Non contents d’avoir brisé vos vies, ils accaparent votre parole, ils prétendent, eux qui ont du
sang – algérien et français – sur les mains, vous représenter ? Honte ! Non seulement ils ont empoisonné votre jeunesse avec leur racisme insupportable, votre âge adulte en vous contraignant à cette douloureuse traversée de la Méditerranée, mais ils veulent gâcher vos vieux jours par des combats d’arrière-garde ? Imposture !
Je me permets pour conclure de reprendre un texte récemment publié [3]. Après avoir cité Prévert (« Il suivait son idée. C’était une idée fixe, et il était surpris de ne pas avancer ») [4] et Pierre Nora, à propos justement des Français d’Algérie (« Ils se sont installés à contre-courant de toute évolution, ils ont bloqué l’Histoire ») [5], j’interrogeais :
« Et aujourd’hui ? Certes, toute généralisation est hâtive. Certes, sans enquête statistique, sans sondage, il est bien difficile de savoir ce que pensent en 2007 les Pieds Noirs – et, par delà, tous les anciens des colonies –. Mais le moins que l’on puisse écrire est qu’une partie d’entre eux, celle qui s’exprime le plus bruyamment, persiste dans cette attitude. Paraphrasant Prévert, on pourrait écrire : “Depuis dix, vingt, quarante ans, ils cultivent la même idée fixe… et ils s’étonnent de ne pas avancer“. Voire de régresser. Le drame est que ce courant empêche les évolutions nécessaires, quant à l’évaluation du passé colonial ; plus grave : quant à la nature et à la qualité des relations de la France avec ses anciennes colonies. Le laisserons-nous “bloquer l’Histoire“ ? »
Amis Pieds-Noirs, encore un effort !