1. Le processus de fabrication de Daech
La matrice dans laquelle Daech s’est constitué est pour l’essentiel la branche irakienne d’al-Quaïda.
1.1 Al-Quaïda
Al-Quaïda a vu le jour en 1988 dans le cadre de la lutte contre l’invasion soviétique de l’Afghanistan.
A cette époque, al-Quaïda a bénéficié d’un important soutien américain et pétro-monarchique.
Dans le monde entier ce conflit a fait l’effet d’un aimant fédérateur sur l’ensemble des islamistes voulant pratiquer la lutte armée.
Trois de ses fondateurs ont joué un rôle déterminant :
* Osama Ben Laden (mort en 2011)
Un fils de milliardaire saoudien sans grande éducation religieuse.
* Abdullah Azzam (mort en 1989)
Théologien palestinien appartenant à la tradition Sayyid Kotb des Frères musulmans. Il était opposé à ce que des musulmans tuent d’autres musulmans.
* Ayman al-Zawahiri
Médecin égyptien ayant rompu avec les Frères musulmans dans les années 1970. Soutien intellectuel de Ben Laden à qui il a succédé.
Il est dans les années 1980 partisan de la mise à mort des musulmans considérés comme hérétiques. Il changera par la suite d’avis sur ce point.
Avec la fin de la guerre d’Afghanistan (1989), puis l’implosion de l’Union soviétique, des milliers de combattants aguerris sont abandonnés par leurs anciens sponsors américains et saoudiens.
Deux mutations successives ont alors lieu à l’occasion de deux évènements majeurs :
1.2 La première guerre d’Irak (août 1990 - février1991)
Al-Quaïda se retourne contre les USA et l’Arabie saoudite en conflit avec l’Irak.
A partir de cette époque, Al-Quaïda a multiplié les attentats dans une série de pays, dont les USA le 11 septembre 2001.
1.3 La seconde guerre d’Irak (2003-2011)
2002 : Arrivée en Irak de jihadistes dont le jordanien Zarqawi.
Zarqawi passe un accord avec le régime de Sadam Hussein et des chefs de tribus sunnites qui le soutiennent.
Il noue des contacts avec des responsables baathistes.
Le groupe de Zarqaoui est en 2005 la principale force militaire s’opposant à l’armée américaine :
1) En 2004, Zarqawi prête allégeance à Al-Qaïda. Suite à cela, des groupes radicaux d’Irak et du monde entier se rallient à lui pour former AQI.
2) Afin de gagner l’hégémonie sur les sunnites, Zarqaoui multiplie les massacres de chiites pour provoquer une guerre confessionnelle.
Cette orientation est symétrique à la politique antisunnite des USA visant à éradiquer les partisans réels ou supposés de Sadam Hussein.
3) Cette politique anti-chiite se traduit par des tensions importantes avec la maison-mère d’AQ.
Octobre 2006 : Fondation de l’Etat islamique d’Irak par :
– AQI,
– des représentants de tribus sunnites,
– des officiers baathistes qui constitueront l’armature militaire et securitaire de l’Etat islamique.
1.4 Daech
Incapable de s’emparer en Irak des zones chiites et kurdes, l’Etat islamique en Irak se tourne à partir de 2012 vers le territoire syrien.
Il prend en avril 2013 le nom d’Etat islamique en Irak et au Levant (en abrégé Daech), puis en juin 2014 celui d’Etat islamique et proclame le califat.
Simultanément, la rupture est officiellement consommée entre :
– d’une part Daech,
– d’autre part AQ et sa branche syrienne (al-Nusra).
2. Daech au quotidien
Le comportement concret de Daech dans les territoires qu’il contrôle est révélateur du type de société que cette organisation veut établir.
2.1 Un anti-humanisme
Comme chacun le sait, Daech organise en public des lapidations, des crucifixions, des décapitations, des défenestrations, etc.
– Cette sauvagerie a un but pédagogique : banaliser l’assassinat d’autrui, afin de terroriser la population ou quiconque voulant s’opposer à ses projets.
– Elle est largement médiatisée, y compris dans les pays étrangers :
Chaque jour, la division média de Daech produit près de 40 documents, et envoie 50 000 tweets.
2.2 Daech et les femmes
Le port du voile intégral est une véritable obsession.
La police islamique qui patrouille dans les rues et les marchés des grandes villes contrôle :
– l’épaisseur du tissu,
– l’ampleur qui ne doit rien laisser deviner des formes des femmes,
– la longueur, pour cacher le moindre centimètre de cheville.
Il est interdit aux femmes de sortir non accompagnées.
L’Etat islamique théorise et assume le fait que les femmes sont une marchandise.
Boko Haram, la branche de Daech au Nigéria, procède à des razzias et se finance à peu près exclusivement de la vente de femmes et d’enfants.
Les femmes des zones conquises en Irak et en Syrie sont, la plupart du temps, considérées comme des esclaves sexuelles. Elles sont offertes aux combattants ou proposée à des tarifs « avantageux ».
Les femmes venant rejoindre le djihad en Syrie sont proposées comme épouses aux futurs combattants après une cérémonie d’à peine quelques minutes.
Celles qui n’ont pas trouvé « preneurs » sont vendues, notamment aux maisons de prostitution.
2.3 Daech et les enfants
Les filles de 8 ans sont vendues « plus chères » que celles de 12 ans, et ainsi de suite au fur et à mesure de l’âge de la personne.
Une vidéo de Daech montre 6 enfants exécuter des prisonniers.
Au Nigéria, des enfants de moins de 10 ans sont utilisés dans des marchés pour actionner des ceintures d’explosifs ou pour être porteurs de bombes déclenchées à distance.
2.4 Daech et les autres courants religieux et les minorités ethniques
Daech organise l’extermination ou la transformation en esclaves des populations pratiquant le yézidisme, une religion qui préexistait à l’Islam : il y aurait entre 2 000 et 3 000 Ezedis esclaves du califat.
Une différence importante entre AQ et Daech est la banalisation de l’assassinat d’autres musulmans.
Cette orientation a été systématisée en Irak au début des années 2000.
Les exactions de Daech ne sont pas le fruit d’un « accès de folie », mais font partie d’un projet méthodique.
3. Un projet politique territorial
Il s’agit d’une deuxième différence majeure avec al-Quaïda.
3.1 Une stratégie de prise du pouvoir
Elle s’inscrit dans un projet méthodique, publié en 2002-2004 dans un manuel intitulé « Administration de la sauvagerie (ADS) ».
* Harasser et déstabiliser l’ennemi par des opérations incluant la pose de bombes dans des lieux touristiques et des sites économiques importants (liés notamment au pétrole).
Le but est de pousser à l’effondrement des structures de l’Etat pour produire un « chaos sauvage ».
* Ce chaos a pour but de susciter
– la croissance de l’insécurité individuelle,
– la disparition des droits sociaux de base,
– l’explosion de multiples formes de violence.
* Il doit permettre ensuite aux jihadistes, de « gérer ou administrer la sauvagerie » par la fourniture de service comme « la nourriture, les soins médicaux, la sécurité et la justice aux peuples vivant dans ces régions sauvages, tout en protégeant leurs frontières et en les fortifiant ».
* L’ADS recommande dans ce cadre une violence maximum dont le but est de « massacrer l’ennemi et susciter l’effroi dans ses rangs ».
* Ce déchainement de violence doit précipiter une « polarisation » amenant les peuples à se battre, qu’ils le veuillent ou non, chacun derrière son camp. Cette confrontation doit être très brutale, de façon à ce que la mort soit omniprésente.
3.2 D’importantes sources autonomes de financement
A la différence d’al-Quaïda, Daech dispose donc d’un territoire, ce qui le rend indépendant des financiers salafistes pétro-monarchiques.
Les ressources de « l’Etat islamique » se situeraient entre un et trois milliards de dollars par an, ce qui en fait l’organisation terroriste la plus puissante au monde financièrement :
* « Impôt »
* Trafic d’antiquités
* Vente de pétrole, de gaz, de ciment, de phosphates, de coton, de produits agricoles, de produits prohibés par la religion musulmane, y compris les stupéfiants.
* Vente de bijoux volés, de femmes, d’enfants, d’organes humains prélevés sur les prisonniers ou les esclaves.
L’EI contrôle un territoire à peu près grand comme le Royaume-Uni qu’il gère avec une administration en charge de la police, des écoles et des tribunaux, l’accès à l’eau, à l’électricité (fourniture de groupes électrogènes) et à la nourriture (pain subventionné...).
L’Etat islamique verse aux combattants une rémunération confortable ainsi que des allocations familiales.
Il distribue à ses membres une partie des maisons, voitures et commerces des populations assassinées ou poussées à l’exil.
Daech appelle ses partisans du monde entier à venir s’installer sur le territoire de son Etat... sur le modèle sioniste de la migration en Palestine.
3.3 La mise en scène d’une « utopie » séductrice
Dans certaines de ses vidéos, l’EI se met en scène comme un havre de stabilité et de paix, dans une région marquée par le chaos, la guerre et un climat de crise.
Cette promesse utopique explique aussi pourquoi Daech a réussi à s’étendre rapidement.
3.4 La réalité : un univers concentrationnaire
La population vit dans la peur et est sanctionnée lourdement pour le moindre écart :
– Exécutions publiques quotidiennes de « traîtres », « renégats », « espions » ou « sorcières » ;
– Coups de fouet et jours de prison ;
– Torture
– La « justice » est rendue en se basant essentiellement sur l’accusation de mécréance ainsi que sur des accusations sans preuve ni témoin, y compris en ce qui concerne l’adultère ou l’homosexualité.
– Travaux forcés, notamment pour creuser des tranchées et des tunnels destinés à abriter les combattants de l’EI des raids aériens ;
– Utilisation de civils comme "boucliers humains.
Daech a fait des zones contrôlées un laboratoire d’une nouvelle société réactionnaire : Habillement, rythme de vie, alimentation, éducation, activités économiques, loisirs... tous les détails de la vie quotidienne sont réglementés et organisés.
– Codification de la tenue vestimentaire, y compris pour les hommes.
– Prière obligatoire avec fermeture des commerces aux heures de prière.
– Amendes exorbitantes contre les fumeurs, les tricheurs ou les retardataires à la prière.
– Le nouveau « programme d’enseignement islamique » exclut la philosophie et la chimie, « deux matières qui ne tiennent pas leurs références de Dieu ».
– A l’école, a été mise en place une séparation stricte entre filles et garçons à tous les niveaux - et bien entendu entre enseignants et enseignantes.
4. Le discours religieux de Daech
Daech fait appel à un agrégat de courants minoritaires de l’Islam :
– Daech se réclame de l’Islam politique, et rejette ceux qui font de la religion une affaire strictement privée.
– Au sein de l’islam politique, Daech est un courant strictement sunnite, qualifiant de « renégats » les autres courants musulmans.
– Un point commun avec les Frères musulmans, est un projet de société reposant sur les règles de vie censées être en vigueur à l’époque du prophète, avec notamment un statut inférieur pour les femmes.
Mais, contrairement à ce que prônait le fondateur des Frères, ce projet n’est pas une perspective lointaine couronnant une islamisation progressive « par en bas ».
C’est un projet devant être imposé dès maintenant par la terreur.
Daech s’inspire notamment de Sayyid Qotb, un des idéologues des Frères qui a radicalisé le discours gradualiste initial.
– Viennent s’y ajouter la tradition wahhabiste en vigueur en Arabie Saoudite, et une longue liste d’idéologues dont certains ont été lu par des auteurs des attentats de janvier 2015 en France).
Pour Daech, le califat est le dernier régime avant la fin des temps qui verra l’instauration de l’ordre voulu par Dieu.
Cette jonction entre l’idéologie jihadiste et le discours apocalyptique sert de justificatif :
– à la brutalité indispensable à la mise en place de cette « utopie »,
– au rétablissement de l’esclavage.
– à la glorification du martyre.
La nouvelle devise de Daech est explicite : « Nous transformerons nos régions en un paradis, sinon nous irons tous au paradis ! ».
Cette orientation est très attractive auprès de jeunes nourris de certains films ou jeux vidéo.
La stratégie de Daech ne se limite pas aux seuls pays majoritairement musulmans, mais s’applique à la terre entière.
5. Une stratégie internationale
5.1 « Appel à la résistance islamique mondiale »
Publié par Al-Suri (1) en 2005, cet ouvrage est en rupture avec la stratégie d’al-Quaïda d’attaques frontales spectaculaires (cf. 11 septembre 2001) qui :
– n’ont pas débouché sur une mobilisation de masse derrière la bannière du jihad qui était escomptée,
– ont abouti à la remise en cause des zones d’immunité comme l’Afghanistan ou Londres,
– ont démontré la fragilité d’une organisation centralisée, calquée sur celle des Etats en place.
La stratégie présentée dans ce texte consiste à :
– agir via des cellules terroristes autonomes organisés en réseaux souples, voire des individus isolés.
– harceler l’Occident impie et ses complices musulmans afin de les user graduellement,
– élargir ainsi le cercle des partisans du jihad,
– ne déclencher qu’ensuite la guerre civile dans les sociétés impies et permettre alors le triomphe mondial de l’Islam.
En attendant ce jour, l’objectif fixé est de dresser dans tous les pays où des musulmans sont présents, des barrières de toutes sortes entre :
– le monde des croisés, des juifs et des musulmans apostats,
– celui des véritables croyants structurés en contre-sociétés et disposant de marqueurs vestimentaires et alimentaires.
En mars 2015, un activiste de Daech résume ainsi cette orientation dans le magazine officiel de cette organisation :
"Je dis à mes frères en France : ne cherchez pas de cibles spécifiques, tuez n’importe qui ! Tous les mécréants là-bas sont des cibles.
Et je dis aux mécréants, bientôt, vous verrez la bannière de Daech flotter sur le palais de l’Elysée. L’Etat islamique est très près désormais, et nous vendrons vos femmes et vos enfants sur les marchés de l’Etat islamique".
(Boubaker al-Hakim, qui a notamment revendiqué l’assassinat du Tunisien Chokri Belaïd).
5.2 Le processus de mondialisation du jihad
Il y aurait en Irak et en Syrie environ 30 000 combattants étrangers provenant d’au moins 86 pays, dont 6 000 de Tunisie.
Réciproquement, des groupes djihadistes ont prêté allégeance à Daech dans un grand nombre de pays.
* La Libye est le nouvel objectif d’extention territoriale de Daech.
* Tunisie dont 600 des ressortissants partis faire le jihad à l’étranger seraient revenus en Tunisie.
– Attentat de Sousse (26 juin 2015),
– Décapitation d’un jeune berger (le même jour que les attentats du 13 novembre 2015 en France),
– Attentat de Tunis (25 novembre 2015).
* Afrique subsaharienne, dont Boko Haram au Nigéria.
* Attentats en 2015 en France, en 2016 en Indonésie et en Belgique.
Note :
(1) Al-Suri est emprisonné depuis 2005