Tribune. Ma parole n’a pas besoin d’être « libérée », elle l’est depuis longtemps. Revenons plutôt à ma prise de parole, il y a plus de vingt-cinq ans, quand je me suis délestée dans un journal, L’Evénement du jeudi, de ce qui ne ressortait pas de ma sexualité, mais du crime. Deux inconnus venaient de me violer ; à peine avaient-ils disparu, et je me suis dit : « Je vais le raconter pour m’en débarrasser. » L’épouvante abolit la capacité de réflexion, et ma réaction fut instinctive, réfractaire à la honte et à la culpabilité qu’on prête volontiers à toute femme victime de viol, voire de harcèlement.
Non, pas un instant, je ne me suis sentie honteuse ni coupable d’avoir été ligotée, puis pénétrée les yeux bandés par deux hommes surgis chez moi par effraction. Pour une raison toute bête, à l’efficacité épatante : au nom de quoi les femmes seraient-elles naturellement censées souscrire à une morale fignolée par des hommes soucieux de régner en seigneurs sur leur corps, leurs désirs, leur sexualité ?
Si je peux être lacérée à coups de couteau – je le dis ; si mon corps peut être déchiré par des balles – je le dis ; si je peux être martyrisée sous la batte du sadique –je le dis ; en vertu de quelle loi naturelle éprouverais-je le besoin de conserver le crime comme un secret intime quand l’arme est un sexe en érection ? La violence exercée par un phallus non désiré est-elle vraiment pire à raconter que celle de la mitraillette, du poignard ou du knout ? Ou est-elle pire à entendre ?
Parler pour reprendre la main
Parler pour sauver ma peau, restituer à deux ordures l’ordure qui leur revenait entièrement, parler pour reprendre la main et les affronter en guerrière. En parlant et en écrivant, j’ai gagné ma partie, malgré le grand silence gêné qui a suivi la parution de mon texte. Comme si j’avais dévoilé une part d’intimité qu’une pudeur élémentaire impose de taire, la plupart des lecteurs ont fait comme si je n’avais rien écrit et qu’ils n’avaient rien lu. Du moins, en ma présence.
Car, hors de ma présence, les langues se sont déliées et ont blâmé « une grossière erreur », un récit « obscène », « indécent », « dégoûtant », « torride »… Un quart de siècle plus tard, les propos du même tonneau font l’objet d’une censure. Un mot, toutefois, a résisté au temps, lourd d’une évidence insidieuse qui s’oppose aux bouleversements : le courage, ce malheureux courage qui, jadis, évoquait la mise en péril de son existence, voire de sa vie, pour la défense de ses valeurs, et qui, utilisé pour tout et n’importe quoi, a fini par y perdre son sens.
« Chère Madame, merci pour le courage de votre confession », avait pris la peine de m’écrire une vedette de la télévision, bluffée par l’audace d’une femme qui osait avouer en public la faute de sa souillure. Comme il a fallu bien du « courage », ont répété les commentateurs et les commentatrices, et même « un immense courage » à des actrices, riches, admirées, enviées, hors d’atteinte pour dénoncer la violence machiste, féodale et obscène d’un gros dégueulasse.
Il y a quarante ans, pourtant, le futur maître d’Hollywood donnait déjà libre cours à ses pulsions – ce qui, en aucun cas, n’a interdit son ascension. Pendant quarante ans, il a pu malmener, triturer, forcer, violer des femmes, alors que des dizaines, voire des centaines de personnes, femmes et hommes confondus, en étaient informées. Pendant quarante ans, il n’a pas semblé nécessaire à ceux qui le savaient d’y mettre un terme. Et, quarante ans plus tard, voici qu’on vante le courage de celles qui ont enfin dit : ça suffit ?
Mais de quoi parle-t-on, au juste ? S’il ne s’agit plus, comme hier, d’affront à la bienséance, alors il faut en conclure que l’idée de réussite a contaminé, même en cette matière, le jugement.
Louer des femmes pour l’unique raison qu’elles dénoncent un homme qui les a humiliées ; leur prêter du courage, quand elles ne courent aucun risque, au prétexte que cet homme est (ou fut) puissant ; c’est acquiescer à son corps défendant et jusque dans ses pensées à l’ordre établi : celui qui érige la domination financière et l’éminence du statut social en modèle inattaquable. Il est permis de douter de l’avenir radieux d’une parole qui se libère du phallus des hommes forts pour rester entravée à leurs dogmes.
Parce que du courage il en faut, beaucoup, énormément, trop même à toutes ces femmes inconnues et qu’on n’entend jamais, celles qui risquent de perdre leur travail, leur santé, leur entourage en osant s’attaquer à des hommes avides de les dominer jusque et y compris dans leur petite culotte.
Tout ne se vaut pas, ne s’équivaut pas
Tout ne se vaut pas, ne s’équivaut pas, ni la nature des forfaits ni l’éducation de celles qui en sont victimes dont on sait trop qu’elle détermine l’accès ou non à la parole. Revenir une dernière fois au singulier pour rendre sa place au différent. Il y a vingt-cinq ans, je maniais déjà la langue qui permet de décrire le crime aux policiers et au juge. Je n’ai pas conservé par-devers moi l’ordure parce que mon histoire familiale m’a éduquée au combat. La culture qui m’a enseigné l’écriture m’a permis d’en faire le récit, et le milieu social auquel j’appartiens m’a ouvert les pages d’un journal. Les critiques ne m’ont fait courir aucun risque, mon entourage a fait corps.
Tout ne se vaut pas, ne s’équivaut pas, pas plus les actes que le statut social, l’usage des mots, la résistance psychique, la maturité, l’ambition personnelle des femmes qui en sont les victimes. La parole qui « se libère » aujourd’hui fait entendre haut et fort la voix des actrices, politiques, médecins, professeurs, étudiantes, journalistes… mais pas, ou alors secrètement, celles des ouvrières, chômeuses ou « exclues ». Si la grande vague des dénonciations conduit à nier dans son élan les écarts de condition entre les femmes, alors on peut redouter qu’elle reste pour une grande partie d’entre elles un cri mort-né.
Catherine Herszberg (Auteure)