C’était le premier grand discours de politique économique et industrielle, et peut-être pour tout dire de politique, d’Emmanuel Macron. Le président tout juste élu avait choisi de le délivrer à Vivatech, le rendez-vous des start-up et de l’innovation en France. Ce 15 juin 2017, Emmanuel Macron traça ce qu’il entendait faire de son mandat : « Je veux que la France soit une start-up nation. Une nation qui pense et agit comme une start-up. »
En quelques mots, il définissait sa vision de la nation, une vision mythifiée, fantasmée de l’économie « parfaite ». Un monde où il n’y a plus d’histoire, de corps social, mais juste une organisation qui répond à son conseil d’administration, ses actionnaires et ses fonds d’investissement, en recherche permanente d’un modèle de croissance et de revenus, quel qu’en soit le coût, quels que soient les échecs des solutions défendues à un moment.
Cinq ans plus tard, la formidable enquête sur les pratiques d’Uber mises à jour par le Consortium international des journalistes d’investigation (CIJI) , publiée notamment par Le Monde, Radio France et The Guardian, vient dévoiler l’envers de ce que sous-tendait ce discours. Bien sûr, il y avait déjà des bribes d’information qui émergeaient ici et là, au fil de certains dossiers, sur certaines pratiques occultes et peu avouables. Mais le dossier « Uber Files », avec ses milliers de mails, d’échanges, de textes, de notes nous offre un dévoilement de ce que ce pouvoir cherchait à masquer : ce n’est pas tant une capitulation qu’un asservissement volontaire aux puissances de l’argent.
La facilité avec laquelle Uber, à partir de 2015, a trouvé non pas une oreille attentive mais complaisante en la personne d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, démontre le degré de collusion intellectuelle qui sévit dans l’appareil d’État. Les dix-sept rendez-vous cachés entre Emmanuel Macron et le fondateur d’Uber, Tracy Kalanick, les 50 échanges pour faire lever les obstacles réglementaires, bloquer les investigations judiciaires et fiscales, les manœuvres pour réécrire la loi nous renvoient, pour notre plus grande honte, à des pratiques de république bananière, où certains, profitant de leur position, entendent favoriser les intérêts privés au détriment de l’intérêt général, où la duplicité et la déloyauté à l’égard de toutes les formes de démocratie deviennent la norme.
Bravache, Emmanuel Macron assume. Au nom de l’efficacité. « J’étais ministre. Le ministre que je suis a fait son travail. On a trop vu une espèce d’ambiance qui serait que voir les chefs d’entreprise, en particulier étrangers, ce serait mal. Je l’assume à fond. […] Cela a toujours été officiel, avec des collaborateurs. J’en suis fier. S’ils ont créé des emplois en France, je suis hyperfier de ça. Et vous savez quoi ? Je le referai demain et après-demain », a-t-il déclaré en marge d’un déplacement à Crolles (Isère), où le groupe STMicroelectronics doit investir 5,6 milliards d’euros pour développer de nouvelles productions de semi-conducteurs. Avant de déclarer vulgairement : « Ça m’en touche une sans faire bouger l’autre. » Preuve, malgré tout, d’une certaine nervosité sur un dossier censé « être vide ».
Être sur la photo
« La démocratie est par définition désordonnée. Si tout ce que je devais faire était de produire un widget [application web ou mobile – ndlr], sans m’inquiéter de savoir si les plus pauvres peuvent y accéder, ni me préoccuper d’éventuels dommages collatéraux, alors les recommandations des patrons de la Silicon Valley seraient formidables »,expliquait Barack Obama devant un parterre de dirigeants de la high-tech en 2015. Cette prise de distance de l’ancien président américain traduit à l’époque un réveil tardif face à la constitution de géants du numérique qui, en quelques années, sont parvenus à se tailler des monopoles ou des oligopoles mondiaux, échappant à tout contrôle étatique. Depuis, après des années de laisser-faire, les représentants américains tentent de reprendre – un peu – la main.
Le réveil face au danger que peuvent constituer les géants du numérique – au-delà de la propagation d’informations fausses et extrémistes, le seul domaine qui préoccupe le gouvernement – n’a jamais eu lieu chez Emmanuel Macron. Au contraire. Il y a chez lui non seulement une adhésion mais une fascination pour ce monde de milliardaires qui dominent le monde. Il veut en être ou au moins être sur la photo avec les grands de ce monde-là, ceux qui ont réussi. Et pour cela, depuis ses débuts à la commission Attali en 2009, qui a forgé sa conception du monde économique, il est prêt à beaucoup.
Son voyage au salon high-tech de Las Vegas (Arizona) en 2016, alors qu’il préparait déjà en coulisse sa candidature à l’élection présidentielle, est à cet égard tout sauf anecdotique : il se devait d’être parmi les grands du numérique et de manifester son allégeance. Organisé par Business France, dirigé alors par Muriel Pénicaud, ce déplacement de plus de 230 000 euros se fit en dehors de toutes les règles des marchés publics. Mais Emmanuel Macron n’allait pas s’arrêter pour si peu. Depuis, le président n’a plus à s’embarrasser de ces détails d’intendance : il invite tout ce beau monde une ou deux fois par an à Versailles, aux frais de l’État.
Derrière cette attirance pour les dirigeants du numérique, il y a bien sûr l’attachement profond au néolibéralisme, dont Emmanuel Macron a embrassé toutes les composantes. Mais il y a un peu plus que cela : il semble adhérer à la croyance des libéraux les plus doctrinaires du XVIIIe siècle, pour lesquels l’argent vient en quelque sorte récompenser la vertu et la fortune est la manifestation de la « main invisible » de Dieu. En bref, leurs milliards sont la consécration de leurs qualités. Cela vaut aussi bien pour Bernard Arnault (LVMH) que pour Larry Fink (BlackRock) ou Jeff Bezos (Amazon).
La disruption, synonyme de casse sociale
Dans les écrits publiés dans le cadre de l’enquête « Uber Files », Emmanuel Macron insiste à plusieurs reprises sur le parallèle qu’il convient de dresser entre lui et le fondateur d’Uber, sur une sorte de communauté de destin entre les deux hommes. CommeTravis Kalanick, il est jeune – les deux hommes ont moins de 40 ans alors –, comme lui il ambitionne de changer le monde, il prône un modèle « disruptif ».
La « disruption » à laquelle se réfère Emmanuel Macron s’inscrit dans la tendance la plus libertarienne, la plus régressive du capitalisme. L’État n’est pas seulement le mal absolu mais toute règle, toute de loi est considérée comme néfaste. Loin d’être une entreprise de « libération », de « modernisation », Uber est le modèle d’un technoféodalisme, selon la définition de Cédric Durand, qui entend n’avoir aucune limite à sa volonté de puissance et de domination.
La casse du droit social, de toutes les règles de protection, est une composante essentielle de ce modèle. Y compris en passant par le recours à la violence. « Cela vaut le coup », prône son fondateur lorsque le groupe envisage des affrontements directs avec les taxis en France. Il sera débarqué par la suite, après des accusations de harcèlement et de maltraitance dans son groupe.
Si Uber a tellement intégré cette violence sociale, c’est que le groupe n’a pas d’autre moyen de différenciation. En dépit de ses algorithmes et de ses plateformes, la société n’offre pas d’avantages tels qu’ils lui permettent de s’imposer par rapport à ses concurrents. Sa seule marque de distinction par rapport à eux, c’est le cassage de prix, obtenu par la régression sociale. Et même cela ne suffit pas à affirmer le succès économique de son modèle : depuis sa création en 2009, Uber, malgré ses 17 milliards de dollars de chiffre d’affaires, ses 41 milliards de capitalisation boursière, n’a jamais gagné d’argent.
Emmanuel Macron a-t-il pris une fois le temps de regarder ces chiffres ? Des géants du numérique, il a retenu surtout la leçon que la régression sociale, le contrôle des personnes sont des dégâts collatéraux acceptables, voire justifiables, comme son quinquennat l’a prouvé à maintes reprises, s’ils permettent d’avancer. Non pas vers des lendemains qui chantent, vers le progrès – dans son discours à Vivatech de juin 2017, le mot n’est pas prononcé une seule fois –, mais vers « l’innovation » – terme prononcé 24 fois dans le même discours.
La politique du solutionnisme technologique
Pour le capitalisme financiarisé, l’innovation, c’est le Saint Graal du monde moderne, ce qui permet de justifier toutes les spéculations, tous les échecs aussi. Et pour le gouvernement, elle est la clé de la réponse à tous les défis, à commencer par l’immense question des dérèglements climatiques. À chaque problème, il y a une solution, une application, une plateforme numérique, un numéro vert.
La première marque de ce mode de gouvernement se retrouve dans le rapport Attali, dont Emmanuel Macron a été la principale plume. Derrière des thématiques ronflantes, comme la « libéralisation de la croissance », « la modernisation du dialogue social », « un État stratège et efficient », les participants avaient listé une série de sujets, censés être les points de blocage de la société, ressemblant à un inventaire à la Prévert. Tout y passait, de l’éducation aux professions réglementées, en passant, bien sûr, par les taxis.
Lors de sa loi « pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques », présentée en 2016, Emmanuel Macron reprit la formule. Là encore, le texte y parlait de tout, des bus Macron, de l’ouverture des commerces le dimanche ou de la réforme des prudhommes. Les « Uber Files » mettent en lumière l’intérêt du procédé : cela permet d’y inclure des amendements fournis « clés en main » par des groupes d’intérêts privés à quelques parlementaires convaincus pour introduire un sujet, sans risquer d’être accusés de faire quelque cavalier législatif. Fort de ces amendements tombés à point nommé, Emmanuel Macron a pu s’emparer du dossier Uber, et imposer ses vues, et surtout celles du groupe américain, malgré l’opposition du gouvernement et du Parlement.
Depuis plusieurs années, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ne cessent d’alerter le gouvernement sur l’illisibilité de la loi, la mauvaise qualité des textes législatifs devenus de vrais fourre-tout, sur l’absence d’études d’impact, qui représentent autant d’atteintes au bon fonctionnement démocratique. Aucune de leurs remarques n’a entraîné de changement. De la loi Pacte à celle sur la sécurité intérieure, les textes et les mesures s’empilent sans ligne directrice, permettant l’introduction à tout moment d’amendements « clés en main » bienvenus pour la défense de quelques lobbies. Cela a été vrai pour la réforme du Code du travail, les différents changements fiscaux, la levée de l’interdiction des néonicotinoïdes, ou tant d’autres domaines. Car rien de ce qui touche à l’État n’échappe aux appétits privés, et le gouvernement n’entend pas y faire obstacle.
Une administration parallèle
« Tout était officiel », assure aujourd’hui Emmanuel Macron pour justifier son rôle auprès d’Uber. Pourtant, aucune des rencontres avec le fondateur d’Uber n’a été inscrite sur son agenda officiel. Interrogés, les ministres de l’époque et, parmi eux, les premiers concernés, Michel Sapin, alors ministre des finances, et Alain Vidalies, ministre des transports, disent « tomber des nues ». Jamais ils n’ont été informés des discussions et des démarches entreprises par le ministre de l’économie.
Ce n’est pas la première fois que l’existence d’une sorte d’« administration parallèle » est mise au jour dans le parcours d’Emmanuel Macron. Dès son arrivée au secrétariat adjoint de l’Élysée, il a institué des circuits opaques, en dehors du fonctionnement normal des institutions.
L’affaire Alstom est la plus emblématique : dès septembre 2012, en dehors de toute concertation avec les ministres concernés, le jeune secrétaire adjoint de l’Élysée commençait à organiser la cession des activités électriques du groupe français à General Electric, dans la plus totale opacité. Mais la façon dont ont été traités le rachat d’Alcatel par Nokia, le dépeçage de Technip par son concurrent américain FMC, l’exécution de Lafarge par le suisse Holcim, la fermeture d’une partie de la recherche du groupe Sanofi, tend à prouver que la pratique est bien ancrée.
Mais rien n’aurait été possible si Emmanuel Macron n’avait pas bénéficié de soutiens explicites au sein de l’appareil d’État. Cela fait des années, désormais, que des chercheurs et des universitaires alertent sur la décomposition de la haute administration, sur le minage intellectuel des élites. Définitivement convertie aux mérites du néolibéralisme, une majorité de ces hauts fonctionnaires ne voit l’État que comme une partie prenante comme les autres, qui doit se soumettre aux règles du privé. Mieux : l’État doit se mettre au service des intérêts privés, toute notion d’intérêt général ayant été balayé au passage
Désormais, les lobbies ont table ouverte dans les différents ministères, sans qu’il soit possible d’évaluer leur action : Bercy et l’Élysée s’opposent à toute mesure de transparence. Le privé s’est installé à tous les étages de l’action publique, comme l’a révélé la commission d’enquête sénatoriale sur les cabinets privés de conseil. La réforme de la haute fonction publique permettant les allers et retours entre public et privé, enterrant toute règle sur les conflits d’intérêts, vient parachever cette reddition en rase campagne.
En remerciement
Officiellement, la défense d’Uber comme de tous les géants du numérique ou d’autres groupes se justifie, aux yeux d’Emmanuel Macron, par l’emploi, la création de richesses, la transformation de la France. Mais est-ce la vraie raison ? Depuis la révélation des « Uber Files », la question revient, lancinante. Et elle se pose avec encore plus d’insistance depuis que le lanceur d’alerte Mark MacGann, ancien lobbyiste d’Uber, a dévoilé s’être mis au service d’Emmanuel Macron pendant sa campagne présidentielle de 2017.
Celui-ci dit avoir organisé plusieurs dîners destinés à lever des fonds en France et dans la Silicon Valley. Les participants à ces réunions y étaient invités à apporter jusqu’à 7 500 euros – seuil légal du financement politique - pour aider au financement de la campagne du candidat. De la même manière, McKinsey avait mis gratuitement à la disposition du ministre de l’économie une équipe pour l’aider à élaborer son programme de campagne. D’autres lui ont fourni des salles à des prix au rabais.
La commission des comptes de campagne n’a rien à trouver à redire à ces pratiques. Les dirigeants ont vite été remerciés cependant. Dès juillet 2017, à la suite de l’insistance de représentants du CAC 40 dont les noms n’ont jamais été révélés, Emmanuel Macron décidait d’accélérer la suppression de l’impôt sur la fortune et l’instauration de la flat tax sur les revenus financiers. Depuis, les mesures en faveur du capital s’additionnent. En dix ans, les grandes fortunes françaises sont celles qui ont connu la plus forte augmentation de leurs richesses dans le monde occidental, selon le rapport sur les richesses dans le monde établi par Crédit suisse.
Martine Orange
12 juillet 2022 à 19h24