Le plan hôpital public 2007-2012, qui met fin à la gabegie du budget global, est censé responsabiliser les acteurs de santé en développant les outils de contrôle de gestion. Nul soignant ne saurait aller contre cette volonté. Mais le maître mot de l’hôpital public se résume désormais à un acronyme de trois lettres, « ASP » : activité, stratégie, et performance. En filigrane se profile le passage de l’« hôpital entreprise » vers l’hôpital comptable, placé sous le joug de la tarification à l’activité, d’une confrontation directe avec les cliniques privées dans une obsession (certes légitime mais pas à n’importe quel prix…) à combler les déficits.
Au sein de l’hôpital public, il faut voir ce que sont devenues les réunions entre administratifs et soignants - et même entre soignants. Des réunions d’une tout autre facture sémantique : « recettes, dépenses, exhaustivité, mutualisation, indice de performance, rendu des emplois, indus perçus », on y parle même « d’intéressement à l’acte » et de « primes à l’activité » dont l’avenir dira si elles feront autant, ou plus, de mal à l’hôpital que les 35 heures. Et toujours nulle trace du malade…
Pour ceux d’entre nous qui avons été aux premières heures du combat contre le sida, avec l’intrusion du non-médical dans la prise en charge des malades à l’hôpital, c’est un choc. Pourtant, d’autres pathologies ont confirmé, depuis, le poids du social dans l’activité de soin, la difficulté à comptabiliser les missions d’informations, de formation, de prévention, d’éducation thérapeutique, de soins de suite etc. Une même pluridisciplinarité médico-non-médicale est indispensable à la lutte contre l’hépatite C, la tuberculose, le paludisme, mais aussi le diabète, ou le cancer.
Dernier avatar de cette mue comptable, dont les effets centrifuges sur le patient inquiètent les soignants que nous sommes : les pôles. Ces regroupements de services médicaux, chirurgicaux, de laboratoires ou de services techniques, sont parfois organisés sur une simple logique spatiale au sein de l’hôpital ; par exemple regrouper les services d’un même bâtiment. Les pôles sont censés, en augmentant la masse critique, « décloisonner les services » en se « reconcentrant sur le patient ». Las, si la démarche est louable pour des pôles centrés sur des pathologies, ils constituent des structures dont les centres de responsabilité sont inévitablement éloignés des patients eux-mêmes.
La tarification à l’activité (T2A) impose de mettre en miroir les dépenses et les recettes. Une telle comptabilité se traduit par une confrontation, quand ce n’est pas un affrontement, entre des spécialités dont le mode de fonctionnement, l’historique, l’attribution des moyens, les besoins, l’évaluation de la charge de soins et les patients sont totalement différents.
Pour ne citer qu’un exemple, la confrontation, au sein d’un même pôle, d’un service de chirurgie et d’un service de maladies infectieuses et du voyageur voit ce glissement comptable opposer, d’une part, une chirurgie standardisée, programmée (une admission non-programmée coûte 60 % plus cher), « rentable », sans comorbidité, sans difficulté sociale à trouver un lit de suite et, d’autre part, des patients qui se trouvent souvent dans des situations de précarité, avec de multiples maladies associées, et dont la durée moyenne de séjour sera nécessairement allongée en requérant une prise en charge mobilisatrice de moyens non valorisés dans le prix du séjour (éducation thérapeutique, soins palliatifs, prise en charge sociale, prévention…).
Dans cette logique « recettes », la tentation de lissage par le bas est forte. Lissage plus que mutualisation où l’on privilégie le non-précaire au précaire, le chirurgical au médical, la prostatite au sida, la prothèse de hanche à la tuberculose du SDF, le « programmé » au non-programmé, la monopathologie à la polypathologie et la file active, captive et programmable au service public ou à l’aval des urgences. Bref, le patient « rentable » au « non-rentable ».
La T2A est inadaptée et inadaptable aux spécialités qui cumulent à la fois une médecine non-programmée et des patients lourds sur le plan médical, paramédical mais aussi social. Il en est ainsi des maladies infectieuses mais aussi de la diabétologie, d’une partie de la néphrologie, de la neurologie, de la gériatrie, de la médecine interne. La possibilité d’une « non-rentabilité » des malades devrait rester une dimension du service public.
La lutte contre le sida, et plus généralement la santé publique, constitue en ce point un modèle qui devrait éclairer la réforme du système hospitalier. Les contraintes qui pèsent aujourd’hui sur l’hôpital sont inadaptées à un grand nombre de malades. A moins qu’il ne s’agisse, au bout du compte, de bouter hors les murs de l’hôpital public les missions et les malades « non-rentables ». Mais pour aller où ?