● Que pensez-vous des débats sur l’inflation ?
Bruno Tinel – L’accélération de l’inflation en Europe, au cours des derniers mois, reste modeste par rapport au niveau constaté il y a quelques décennies. Nous sommes passés d’une moyenne d’environ 2 % par an à une moyenne légèrement supérieure à 3 %. Ce phénomène est dû à la montée du prix des matières premières. Sans parler de l’inflation à deux chiffres qui prévalait durant les années 1970, notre économie a connu un taux d’inflation moyen de 5 % durant les années 1950 et 1960. Ce n’était pas une catastrophe, car les travailleurs obtenaient des hausses de salaires pour compenser. Les entreprises répercutaient autant qu’elles pouvaient ces hausses, sachant qu’elles étaient compensées en partie par les gains de productivité. Mais il y avait quand même des perdants : les rentiers, les créanciers, bref, les capitalistes. En effet, la valeur de leur richesse diminue au fil de l’inflation. Cette fraction de la bourgeoisie, celle de la haute finance, a repris en main plus fermement la politique économique, au début des années 1980, en imposant de nouveaux dogmes monétaires, afin que l’inflation soit plus étroitement surveillée et ses intérêts mieux défendus. Ces idées ont été appliquées au niveau des États qui les ont aussi transposées au niveau européen. Tout en invoquant de beaux principes, l’Union européenne a, pour l’instant, plutôt servi d’alibi à l’Internationale du capital.
● L’inflation n’est donc pas un problème ?
B. Tinel – Tout dépend des salaires. Il est aujourd’hui beaucoup plus difficile pour les travailleurs d’encaisser une inflation de 3 % que jadis 5 % ou 10 %, car les hausses générales de salaires sont combattues avec succès par le patronat. Par l’individualisation des rémunérations, le patron tente de faire croire à chacun qu’il peut tirer son épingle du jeu. La recette est ancienne : diviser pour régner, amoindrir ainsi le pouvoir de négociation des salariés. Ces pratiques, conjuguées à la persistance du chômage de masse, servent à imposer la rigueur salariale depuis 25 ans. Le principe de la hausse générale des salaires, au moins indexée sur les gains de productivité, doit redevenir une revendication de premier plan ! Les patrons et les gouvernements redoutent considérablement une convergence des luttes sur ce point crucial.
● Quelle va être l’influence de la crise sur les prix ?
B. Tinel – Le léger regain d’inflation auquel nous venons d’assister devrait s’atténuer en raison du ralentissement de l’économie mondiale. Avec la crise, c’est même la déflation (période de baisse des prix) qui pointe le bout de son nez. C’est déjà le cas pour les matières premières. Certes, les plans de sauvetage des banques, consistant à transférer de manière plus ou moins masquée des dettes privées vers la sphère publique, permettront peut-être de freiner, voire de stopper, la dégringolade sur les marchés financiers. Mais il n’y a pas, d’un côté, les actifs (c’est-à-dire les titres financiers) « toxiques » et, de l’autre, les bons actifs. La qualité d’un actif est déterminée par la solvabilité de l’emprunteur (essentiellement des entreprises et des banques) qui l’a émis. Or, le bilan des emprunteurs est influencé par l’état général des marchés financiers : si celui-ci vient à se dégrader durablement, tous les bilans se dégradent. C’est-à-dire que, pour chaque acteur, la valeur de ses créances baisse plus vite que celle de ses dettes. Chacun tente alors de se désendetter d’une manière ou d’une autre, notamment en vendant des titres, ce qui alimente la baisse sur les marchés financiers. Mais le besoin de désendettement des entreprises n’est pas un élément purement financier, il se transmet à la sphère réelle.
● Comment ce désendettement influence-t-il l’économie réelle ?
B. Tinel – Au lieu de s’endetter pour investir, c’est-à-dire de lancer de nouveaux projets et d’embaucher, les entreprises vont chercher à comprimer leurs coûts encore davantage, afin de dégager des marges supplémentaires pour réduire leur dette. Il en résulte, au niveau macro-économique, une faible activité, donc davantage de chômage.