Depuis sa découverte à Venise en 1996, avec Chronique d’une disparition qui reçoit le prix du meilleur premier film, Elia Suleiman ne cesse d’explorer ce que peut être l’identité palestinienne. Face à un territoire qui depuis 1948, année de la proclamation de l’État d’Israël, rétrécit de jour en jour. Avec Cyber Palestine, un moyen métrage sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs en 2001 et surtout son deuxième film de fiction, Intervention divine, prix du jury à Cannes en 2002, Elia Souleiman s’impose comme un véritable auteur. Et acteur. Son implication dans le paysage cinématographique se confirme avec Le temps qu’il reste (The Time That Remains), une œuvre « semi-autobiographique » dont il a le secret, présentée au Festival de Cannes cette année (lire notre édition du 23 mai). Où l’universel l’emporte sur l’individuel avec brio. Construit en quatre parties représentatives de la vie de sa famille, le film de Souleiman conte, à travers elles, l’histoire de la résistance de son pays. De la conquête de la Haganah vers le nord en 1948, vue de Nazareth, la ville où il est né en 1960, à aujourd’hui. Inspiré par des documents familiaux et de fortes réminiscences personnelles, Elia Souleiman nous parle de cette étrange alchimie qui fait la matière cinématographique de ce film unique.
Le temps qu’il reste est sous-titré : Chronique des absents présents…
Elia Souleiman. À l’origine le plan, établi en 1948, était d’occuper toute la Palestine, de repousser les populations jusqu’à la rivière Litani, supposée être la frontière d’Israël au nord, jusqu’à Gaza au sud en passant par la côte ouest. En dehors des Palestiniens des territoires occupés de Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est et des réfugiés expatriés, il y a parmi les Arabes-Israéliens, que sont les Palestiniens vivant en Israël, à peu près 150 000 Palestiniens restés en tant que tels, après 1948, en Palestine, et dont l’existence n’a jamais été reconnue jusqu’à aujourd’hui. Ils sont appelés « absents présents ». C’est un statut politique que je me suis approprié pour faire la chronique de cette partie de la population. Le personnage principal de mon film est un « absent présent » et, sur le plan personnel, cinématographiquement absent et présent. D’autre part, il représente ma position actuelle vis-à-vis de la Palestine, géopolitiquement parlant. Ce sous-titre situe mon film dans une continuité chronologique de la disparition et de la souffrance de ces Palestiniens.
Je n’ai jamais rien vu de semblable : il existe trois ou quatre cartes différentes d’identité palestinienne. C’est incroyable la manière dont les Israéliens divisent la population et les familles, mais ce qui est intrigant est la part de responsabilité morale de certains pays, la France y compris, qui aident Israël, agissant ainsi contre la Palestine. J’ai eu envie de rendre justice à ce moment historique de 1948 car le plan continue à être appliqué. Maintenant Netanyahou veut une reconnaissance d’Israël en tant qu’État juif. Cela légaliserait ce que les Israéliens font depuis plus de soixante ans : anéantir un peu plus chaque jour les territoires palestiniens. Jusqu’à l’éradication totale…
Si l’on parlait de l’aspect semi-autobiographique de votre film…
Elia Souleiman. Depuis mon premier film court, j’essaie de mêler aspects personnel, social et politique. Je prends des points de départ dans ma propre histoire et utilise ma personnalité de narrateur. J’essaie de le faire sincèrement, c’est pourquoi je joue aussi dans mes films, naturellement. Le reste ce sont des tableaux que je veux décrire et des images que je veux composer. Cela vient souvent d’une ambiance que j’ai réellement vécue. Pour la scène de la cuisine de mon enfance avec mes parents, je me suis inspiré de souvenirs précis de ce moment-là puis les ai « entourés » de réminiscences d’autres moments. Il y a différentes périodes dans ce film mais elles ne sont jamais ciblées en tant que telles. Je ne veux pas les catégoriser avec des reconstitutions précises. Je ne veux pas faire un film de genre, épique. Un des défis du film et de son succès sera qu’il est totalement anti-épique. Particulièrement parce que je n’ai pas vécu les événements de 1948. Par contre, j’ai, dans mon imaginaire, des images de ce qu’a pu être cette période, par exemple, lorsque les soldats israéliens pillent les maisons des Palestiniens.
Nazareth était peut-être le seul endroit où rien n’est arrivé en 1948. La Haganah a contourné la ville pour ne pas effrayer, à cause de ce qu’elle représente pour la chrétienté, le Vatican et le monde. Il y a eu quelques morts en 1948 mais dans l’ensemble c’était très tranquille. Je le montre par le tableau de ce café avec deux ou trois hommes sur sa terrasse. Mais s’il n’y a pas eu de massacres à Nazareth, c’était bien différent à cinq minutes de là. Je pouvais imaginer la capacité des violences en dehors de cette ville particulière. Lorsque j’ai filmé la scène où le père, après avoir été arrêté, est battu, j’avais des réminiscences personnelles, vécues bien après. C’est pourquoi mon film n’est pas historique au sens classique du terme mais seulement dans le sens où le spectateur a un vrai désir d’apprendre, de comprendre que ce qui se passe aujourd’hui est dans la continuité de 1948. Avec plus de bombes et surtout l’emploi des gaz au phosphore, moins spectaculaires pour les médias.
Pour étayer votre travail, vous avez utilisé le journal de votre père et les lettres que votre mère envoyait à ceux de la famille qui avaient dû partir…
Elia Souleiman. Quand mon père est tombé malade, je lui ai demandé d’écrire ses souvenirs. J’avais oublié beaucoup de détails d’histoires qu’il m’avait racontées mais je n’imaginais pas alors les utiliser. Je ne suis pas le genre de cinéaste qui décrit des massacres. De fait, peu de temps après sa mort, j’ai commencé un scénario dans lequel il « était ». Il n’y avait rien à propos de 1948. Seulement les premières séquences dans le taxi. C’était en 2005. Le script est parti dans différentes directions. Et c’est vraiment à la lecture du journal de mon père qu’est venue l’idée de 1948 et non pas d’un réel désir d’aborder cette période. J’ai alors réalisé que je devais le faire. Le film s’est imposé à moi, je me souviens très clairement de ce moment de nécessité.
J’ai collecté des lettres écrites par ma mère en 1990. Je les ai annotées comme quand on adapte un roman et je les ai comparées avec celles qu’elle recevait. Dans le script, j’ai entremêlé les informations. C’est là que la fiction commence, que des choses échappent et que d’autres viennent sans prévenir. Ma mère est morte et c’est sa soeur qui joue son rôle, âgée. Elle lui ressemble beaucoup. Par contre, je désespérais de trouver une actrice pour l’interpréter jeune. Je ne pouvais pas la choisir, elle devait s’imposer à moi. Une femme est entrée dans mon bureau, elle était avocate, c’était elle. Je lui ai donné une lettre de ma mère et lui ai seulement demandé de la lire. Sa voix m’a complètement satisfait. Elle a bien voulu faire le rôle. Mon Dieu, elle a été si professionnelle, si présente ! L’acteur qui joue le rôle de mon père a la même élégance et le même charisme que lui. Il était extrêmement héroïque, le genre de personne qui veut toujours aider les autres. L’acteur a son sourire, sa tendresse. Il est allé au-delà de mes confidences. Il est venu en Israël rencontrer des gens qui avaient connu mon père, passer des heures avec eux à écouter des histoires le concernant. C’était vraiment charmant, tendre et simple. Pas du tout idéologique. Mon père, qui avait résisté toute sa vie, ne parlait jamais politique parce qu’il y avait des espions partout. L’histoire du petit garçon anticolonialiste, anti-impérialiste et antiaméricain est celle de… mon frère. Il est mon aîné de quatre ans et « était » comme cela. Il faisait partie de la chorale et devait chanter en hébreu. Je n’ai jamais oublié cela.
Finalement, Le temps qu’il reste est aussi une forme de thérapie : dire enfin ce qui n’a jamais pu être dit…
Elia Souleiman. C’est en cours de tournage que je me suis rendu compte de l’ampleur du propos. C’est alors que j’ai réalisé ce que signifiaient ces faits historiques. Pour la première fois, un foyer de la classe moyenne palestinienne était représenté à l’écran. Juste imprimer cela sur un négatif était très émouvant. Pour la première fois, les spectateurs vont voir Nazareth et 1948 comme ils ont vu ce que la côte ouest vient de vivre.
Je vais vous raconter la naissance d’une scène imprévue : je faisais des repérages et cherchais une vieille maison avec un balcon. Je l’ai trouvée, la dame qui l’habitait avait soixante-dix-huit ans. Elle m’a montré des empreintes de balles dans le plafond et m’a raconté qu’en 1948, à son retour de voyage de noces au Liban, les soldats lui ont volé ses broderies données en cadeau. Son mari a voulu intervenir et ils ont tiré. J’étais tellement choqué que je lui ai promis une revanche. J’ai filmé cette histoire sur les lieux mêmes.