Cet entretien se tient un jour après l’action de l’armée israélienne contre la flottille pour Gaza ; l’appel à la campagne pour le boycott, le désinvestissement et les sanctions (BDS) dont nous allons parler souligne pour sa part son caractère d’action non violente. Quelle est l’importance de cet aspect ?
Hazem Jamjoun : La raison principale pour laquelle Israël peut continuer à pratiquer ses exactions et son oppression du peuple palestinien réside dans l’aide et le soutien que lui apportent les Etats et les différentes institutions. Il ne s’agit pas seulement de l’aide directe et financière, mais aussi culturelle et diplomatique, comme lorsque vous voyez les athlètes ou les orchestres israéliens venir en Europe ; de même, des artistes internationaux viennent régulièrement se produire sur les scènes israéliennes et cautionnent ainsi cet Etat, contribuant à lui donner un aspect « normal ». La campagne BDS cherche à mettre en évidence le fait qu’il ne s’agit pas du tout d’un Etat « normal », mais bien d’un Etat coupable du crime d’apartheid, sans oublier les crimes de guerre et contre l’humanité commis régulièrement contre les populations occupées. Ce que nous avons vu hier, cette action menée contre la flottille et les activistes qui se rendaient à Gaza, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres des exactions commises quotidiennement.
Quelles sont les origines de cette campagne BDS ?
Il y a deux grandes sources d’inspiration. La première est celle de la campagne visant à isoler le régime d’apartheid sud-africain. Il est du reste tout à fait symptomatique que le soutien le plus immédiat et le plus massif à la campagne BDS ait été apporté par la société sud-africaine et plus particulièrement par la confédération syndicale COSATU, qui peut s’identifier directement à cette problématique. La deuxième source est la société palestinienne elle-même. En 2004-2005, la société civile palestinienne et les mouvements associatifs se sont aperçus que les soutiens étaient très éparpillés et ils ont cherché un élément fédérateur, unificateur, en particulier au niveau de l’analyse politique. C’est toute la question des gens qui, lors de la deuxième Intifida, commencée en 1999-2000, sympathisaient et soutenaient la cause palestinienne sans s’impliquer dans tous ses aspects, par exemple dans le dossier des réfugiés palestiniens. Donc en 2002, la société civile palestinienne et ses organisations ont lancé l’appel pour la campagne BDS pour rassembler tous ces soutiens. Il s’agissait d’abord d’indiquer un axe principal autour duquel se regrouper. Il est composé des trois demandes, basées sur le droit international :
1. Fin de l’occupation et démantèlement du mur ;
2. égalité complète des citoyen∙ne∙s palestiniens au sein d’Israël ;
3. Droit de retour des réfugié∙e∙s palestiniens.
Les citoyen∙ne∙s qui soutiennent cet appel viennent de tous les horizons politiques ; l’appel est soutenu par tous les partis politiques, toutes les organisations syndicales, toutes les organisations de femmes, toutes les organisations de réfugié∙e∙s et bien d’autres encore.
Au niveau international, quel est le soutien apporté par les organisations du mouvement ouvrier ?
Le soutien le plus important de la campagne BDS est venu des organisations syndicales. L’écho le plus immédiat après le lancement de l’appel est venu de la confédération syndicale sud-africaine COSATU ; une année après ce fut le tour du Syndicat canadien de la fonction publique, puis de celui du Syndicat des travailleuses et des travailleurs des postes du Canada et, il y a deux ans, des syndicats des services publics d’Irlande du Nord, de la Confédération syndicale irlandaise et de celle d’Ecosse, ainsi que les syndicats britanniques. Ensemble, ces organisations représentent plus de dix millions de membres. Les actions les plus directes ont été menées par les syndicats. Ainsi, juste après les massacres dans la bande de Gaza, il y a dix-huit mois, les dockers sud-africains ont lancé un boycott des bateaux israéliens en Afrique du Sud ; ensuite, les dockers australiens ont relayé cette action. Hier, le comité palestinien de la campagne BDS a lancé un appel à tous les syndicats de dockers dans le monde pour qu’ils boycottent les navires israéliens. [appel repris par les dockers suédois, ndlr]
Parallèlement, des autres canaux de mobilisation existent dans les Eglises, les organisations étudiantes, etc. A un autre niveau, nous venons d’apprendre que les deux plus grandes chaînes de supermarché italiennes, Coop et Nordiconad, ont décidé de ne plus acheter de produits d’Agrexco, le plus grand exportateur de produits agricoles israéliens. Les organisations paysannes de France et d’Italie se mobilisent contre l’arrivée des produits d’Agrexco sur le marché, car ils proviennent des colonies israéliennes dans les territoires occupés – qui sont illégales – et sont vendus à prix bradés, tout en cherchant à bénéficier des avantages fiscaux octroyés aux produits israéliens par l’Union européenne.
Si le boycott des produits commerciaux, à l’image de celui qui avait été mené contre le régime d’apartheid de l’Afrique du Sud, semble ne pas poser de problèmes, le boycott culturel n’est-il pas plus délicat, dans la mesure où l’on peut estimer que la culture peut contribuer à développer une conscience critique de la situation en Israël ?
D’abord, il faut souligner que le boycott universitaire et culturel n’est pas un boycott individuel. Il ne s’agit pas de boycotter un artiste parce qu’il est israélien ou de boycotter un professeur pour la même raison. Il s’agit d’un boycott institutionnel. Si nous boycottons un film, ce sera parce qu’il a été financé par des moyens financiers gouvernementaux. Le boycott a concerné par exemple des festivals de films organisés directement par les ambassades israéliennes, afin d’en faire une vitrine pour le régime. Ou encore le Jerusalem Symphony Orchestra, qui est pratiquement l’orchestre de l’armée israélienne et dont nombre de ses musiciens sont des soldats. De fait, nous centrons prioritairement notre campagne contre tout l’aspect d’Etat « normal », sympa et ouvert – ou encore gay friendly, ouvert aux gays, quand il s’agit de s’adresser à la communauté homosexuelle – que développe Israël avec beaucoup d’énergie et de moyens, cela depuis le massacre de Jénine en 2002. C’est cette image-là que nous voulons briser. Les artistes ou les cinéastes sont utilisés par l’Etat israélien pour blanchir en quelque sorte son image. Nous luttons contre cette campagne gouvernementale de « rebranding », un véritable procédé marketing, qui consiste à vendre le même produit sous des identités différentes. C’est un terme couramment utilisé par les ambassadeurs ou les officiels.
Autre aspect de la campagne BDS, le volet « D », pour désinvestissement. A-t-il déjà obtenu des effets ?
Nous avons obtenu notre plus grand succès en Scandinavie ; en Norvège d’abord, où le fonds de pensions norvégien, l’un des plus grands du monde, est financé par les revenus du pétrole. Son comité d’éthique a examiné son placement auprès d’Elbit Systems, une compagnie privée d’armements et de systèmes de surveillance, celui du Mur, par exemple, mais aussi celui qui est installé à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. Le fonds de pensions a refusé de continuer à investir dans une société qui participait à des crimes de guerre.
Rapidement après, les fonds de pensions suédois ont fait de même, puis le fonds de pensions américain des enseignants (CREF) les a suivis.Ils se sont retirés d’Elbit, mais aussi d’une autre entreprise, Africa-Israel (Afigroup). C’est une entreprise détenue par le plus fortuné des Israéliens, Lev Leviev. L’entreprise a construit sa richesse sur les diamants sud-africains, puis s’est diversifiée ensuite, dans le bâtiment et s’occupe actuellement de la gestion de l’infrastructure des trois des plus grandes colonies d’implantation dans les territoires occupés.
Parmi elles, celles des zones de Ni’lin et Bi’lin, ces deux villages qui se battent pacifiquement depuis des années contre l’occupation de leurs terres et la « barrière de sécurité ».
Autre exemple, celui de Veolia et d’Alstom, deux entreprises françaises, qui voulaient construire un tram reliant Jérusalem-Est à Jérusalem-Ouest, une fois que les expulsions des habitant∙e∙s palestiniens et la destruction de leur habitation seraient menées à terme. Développer des infrastructures là où un crime de guerre se commet, c’est y participer, le bétonner en quelque sorte.
Dans ce cadre, un premier succès a été celui de la banque néerlandaise ASN qui a retiré son financement à ce projet de Veolia. Au niveau des communes en Europe et en Australie, il y a eu des campagnes pour ne plus renouveler les contrats les liant à Veolia ou Alstom. Des succès ont été enregistrés à Stockholm, Copenhague, Galway (Irlande) et dans une des provinces australiennes. Ces entreprises ont perdu ainsi des milliards de dollars.
Quelle est la forme que peut prendre la lutte pour l’application de sanctions à Israël ?
Les sanctions sont l’objectif de campagne qui se situe le plus à long terme. Dans la mesure ou des gouvernements ont été partie prenante dans les décisions des fonds de pensions norvégiens et suédois, ont peut dire qu’il s’agit d’une forme de sanctions. L’autre exemple est celui de l’accord de libre-échange entre l’alliance latino-américaine du Mercosur et Israël, que la campagne BDS avait réussi à bloquer. Mais il y a quelques mois, lors de sa visite en Israël, le président Lula a annoncé qu’il signerait cet accord. Or le Brésil représentait le point fort de notre campagne ; le veto de ce pays bloquait l’accord, qui nécessitait le soutien de tous les pays du Mercosur pour s’appliquer. Les Israéliens ont bien travaillé sur ce dossier de plusieurs milliards de dollars pour retourner le Brésil. Nous faisons face à une machine bien huilée, qui opère systématiquement.
Il y a aussi l’accord entre l’Union européenne et Israël, sur lequel nous travaillons. Mais tous ces buts sont des buts à long terme. Il s’agit de construire, à travers les organisations que nous avons mentionnées, les syndicats, les Eglises, les mouvements estudiantins, etc., une base solide, capable ensuite d’amener un changement dans les politiques des Etats, puisque par définition, les sanctions ne peuvent être prises que par des Etats.
Est-ce que cette campagne BDS trouve un écho, un soutien en Israël même ?
D’abord, il y a eu en 2005 les organisations des Palestiniens d’Israël. Le coordinateur le plus important de la campagne dans ce pays, Ameer Makhoul, directeur général de l’Union des associations civiles arabes (Ittijah) a été arrêté récemment, accusé de trahison par les autorités.
Ensuite se sont jointes à la campagne des organisations comme le Centre d’information alternatif (AIC) à Jérusalem, la Coalition des femmes pour la paix, qui anime un site très intéressant : « Whoprofits.org », une base de données sur les entreprises de l’industrie israélienne de l’occupation des territoires palestiniens. Toutes les personnes qui, en Israël, soutiennent la campagne BDS se sont regroupées dans l’association Boycott from within (le boycott de l’intérieur), petite, mais très active.
Propos recueillis par Daniel Süri