La journée de lutte contre la guerre du 15 février est l’exemple le plus récent de l’émergence d’un nouvel internationalisme qui a ses racines dans les expériences et traditions du mouvement ouvrier, mais qui a aussi des caractéristiques tout à fait nouvelles.
L’internationalisme du XXe siècle pouvait se résumer à deux idées.
La première reposait sur la solidarité, le soutien à construire entre luttes sociales et mouvements d’émancipation populaires. Des « brigades internationales » pour défendre la république espagnole aux mouvements de solidarité avec la lutte du peuple vietnamien ou avec la révolution au Nicaragua, les exemples sont nombreux de ces mobilisations dont le rôle a été souvent très important.
La deuxième idée, résumée par Che Guevara qui estimait que la meilleure aide à apporter aux combattants vietnamiens était de « Créer deux, trois Vietnam », consistait à penser que la première tâche des révolutionnaires était de faire la révolution chez soi... Une idée qui partait d’une double préoccupation : le caractère global des rapports de force, surtout quand il s’agit de lutter contre un impérialisme dominant, les Etats-Unis en l’occurrence, et l’importance de préparer une extension des processus révolutionnaires pour éviter un isolement des révolutions, avec tous les risques de dégénérescence comme en URSS.
Ces facettes de l’internationalisme restent importantes. La solidarité internationale est indispensable pour de nombreuses luttes, de la Tchétchènie à la Palestine, et nous savons bien qu’il n’y a pas de meilleur encouragement à la mobilisation que de savoir qu’ailleurs et à côté de nous, d’autres mouvements, d’autres grèves et d’autres manifestations se multiplient.
Mais une autre dimension de l’internationalisme émerge au travers des mobilisations altermondialistes et anti-guerre : la détermination de revendications et d’objectifs communs au niveau international.
Avant même Seattle, les mouvements pour l’annulation de la dette des pays du tiers monde démontraient qu’il était possible de se mobiliser très largement, au Nord comme au Sud, sur la même revendication. A partir de là les exemples se sont multipliés, face aux institutions internationales de l’OMC au FMI et à la Banque mondiale, sur les questions environnementales comme la lutte contre les gaz à effet de serre ou contre la guerre en Irak.
Cette nouvelle dimension de l’internationalisme est liée à la phase de mondialisation que nous connaissons depuis le début des années 1990.
C’est la différence majeure avec le début du XXe siècle, où le mouvement ouvrier et la 2e internationale avaient tenté des mobilisations sur des revendications communes, la journée de 8h ou - déjà - la lutte contre la guerre. La guerre de 14/18 et l’alignement de la majorité des partis sociaux-démocrates sur les positions de leurs gouvernements avaient signé l’échec de ces tentatives.
Il faudrait cependant se garder d’une analyse linéaire : la phase actuelle de mondialisation est peut être beaucoup plus fragile qu’on ne le pense couramment.
Cette thèse est celle de plusieurs analystes qui ont cherché à comprendre la période qui s’ouvrait après les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis. Leur hypothèse est qu’après un début de recentrage, ces dernières années, des économies des pays développés sur elles-même, la récession qui s’amorce et les coûts des mesures de sécurité anti-terroristes limiteront l’expansion de la mondialisation et accélèreront le repli sur elles des économies développées. Les dernières données sur le commerce mondial, qui n’a augmenté que de 2% en 2001, et plus encore sur les IDE, les investissements directs à l’étranger, qui ont baissé de 50% en 2001, donnent de nouveaux arguments aux tenants de cette thèse de même que les profondes divergences entre grands pays à propos de la guerre contre l’Irak.
Pour éclairer ce débat il peut être intéressant de revenir sur les raisons qui ont entraîné la fin de la première période de « mondialisation », celle du libre-échange qui prédomina de 1846 à 1879.
C’est l’Allemagne qui donna le signal, par d’introduction de droits de douane en 1879, sur le blé, puis sur le reste des produits agricoles et les marchandises industrielles. Pour comprendre ce virage, il faut revenir sur la situation économique, politique et sociale en Allemagne dans les années 1870 . En 1873 commence une dépression économique, qui touche tous les secteurs de l’économie dont l’agriculture dont les produits sont concurrencés par les importations européennes, australiennes ou argentines. L’année 1873 est le début d’une longue dépression qui a touché le monde capitaliste tout entier, la période 1873-1878, que l’on peut même élargir jusqu’en 1886, étant particulièrement difficile en Allemagne. La dépression arrive à un moment où le mouvement social se structure, en particulier dans la classe ouvrière - en 1871 c’est une grande grève victorieuse des mineurs de la Ruhr -, et où la social-démocratie, qui défend la Commune de Paris, prend de l’importance. Bismarck réagira à ces difficultés conjuguées par une série de mesures : la répression contre le mouvement ouvrier - en 1878 il fera voter les « lois scélérates » contre la social-démocratie et les syndicats qu’elle influence -, en même temps qu’il prépare des lois sociales qui seront votées un peu plus tard, de 1883 à 1889 , et des mesures protectionnistes pour donner satisfaction à la paysannerie, puis au patronat qui craint le coût des mesures sociales dans un monde concurrentiel.
Mais tous les grands pays, confrontés eux-aussi aux difficultés économiques et à la contestation sociale - en 1871, c’est la Commune de Paris, et, partout, le mouvement ouvrier se structure et se renforce - adoptent des mesures comparables. En quelques années le monde « mondialisé » se fissure. La suite des événements est connue : la relance du colonialisme, jugé coûteux et archaïques dans les années 1860/1870, et l’expansion des grands empires, puis, au tournant du siècle, lors du redémarrage de l’économie, la stabilisation d’une nouvelle phase du capitalisme industriel que Hobson, Hilferding, puis Lénine, désigneront sous le terme d’impérialisme, et, enfin, les deux guerres mondiales.
Les analogies sont frappantes. Le monde entre dans une phase de récession à un moment où les contestations de la mondialisation libérale se multiplient et où les luttes sociales redémarrent. Et, en 2001 aux Etats-Unis, George Bush prend des mesures protectionnistes pour préserver la sidérurgie américaine et relève les subventions dont bénéficient les agriculteurs de ce pays.
Mais malgré ces analogies, nous ne sommes pas - encore - entré dans une logique où la mondialisation serait en train de se disloquer sous l’effet des mesures protectionnistes des grandes puissances. Deux différences majeures entre la situation actuelle et celle des années 1880 méritent à cet égard d’être notées.
La première est l’existence d’un réseau d’institutions internationales qui sont les meilleures défenses de la mondialisation. Ainsi, à Doha en novembre 2001, l’OMC a réussi à éviter le blocage qu’elle avait connu à Seattle fin 1999, dans un contexte, cependant, ou les puissances occidentales tenaient à montrer un front uni après les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis.
L’autre différence est la situation des réseaux militants. En 1880, l’essor du mouvement ouvrier était avant tout national. La 1re internationale, l’AIT qui avait été créée en 1864 à Londres comme une réponse à la mondialisation du capital, scissionne en 1872 après l’écrasement de la Commune de Paris, et sa branche marxiste se dissout en 1876 à Philadelphie. Quant à la IIe internationale, qui était plus une coordination de partis nationaux qu’une réelle internationale comme l’était l’AIT, elle ne sera créée qu’en 1889. Aujourd’hui la situation est toute différente et, comme nous le verrons dans la suite de cet essai, jamais les mouvements sociaux n’ont été internationalisés et leur refus de la mondialisation libérale ne se confond en rien avec une volonté d’un retour au protectionnisme et à la division du monde en grands empires, mais revendique, au contraire, une « autre mondialisation ».
Pour conclure ces remarques sur la fragilité de la phase actuelle de mondialisation, il faut reconnaître qu’au delà de la conscience et de la volonté des acteurs, beaucoup, et peut être l’essentiel, va se jouer dans l’évolution de la situation économique. Si la crise et la récession s’installent, la combinaison entre les pressions qui ne pourront que s’accroître sur les différents gouvernements et les difficultés financières que rencontreront de nombreux pays, à commencer par ceux d’Amérique Latine, vont fragiliser considérablement l’ensemble du système.
Mais l’intérêt de ce rappel historique est, pour les réseaux militants, de prendre conscience de l’importance de renforcer leurs liens et leurs actions communes et de se garder d’épouser les lignes de failles entre grands pays !