Le début des années 1970 est une difficile période pour tous ceux qui pensaient que les crises révolutionnaires étaient à la fois prévisibles et qu’elles s’inscrivaient dans des schémas « classiques ». L’écrasement du processus révolutionnaire chilien le 11 septembre n’avait pas encore eu lieu. Depuis mars 1973 et la signature des accords de Paris, les États-Unis s’étaient officiellement retirés du Vietnam, ouvrant la voie à la défaite du gouvernement sud-vietnamien et à la victoire du Nord-Vietnam. Et voilà que l’imprévu se déclare au Portugal : alors que toute l’histoire nous avait enseigné que les militaires étaient une menace pour le mouvement ouvrier, des militaires sont à l’initiative du renversement de la dictature.
Le 25 avril 1974, la diffusion à la radio de Grânola, Vila Morena, chanson de Zeca Alfonso, interdite par le régime, annonce le début des opérations menées par le MFA (Mouvement des forces armées). Les troupes des « capitaines d’Avril » prennent possession des points stratégiques du pays mettant ainsi fin au régime dictatorial mis en place par Salazar depuis 1930 ! Malgré leurs appels réguliers incitant la population à rester chez elle, des milliers de Portugais descendent dans la rue en se mêlant aux militaires insurgés. La révolution des Œillets [1] triomphe en quelques heures.
Cette révolution concentrait les éléments qui allaient structurer la période : crise des États coloniaux confrontés aux soulèvements des peuples et difficultés économiques ébranlant l’apparente torpeur de la classe ouvrière dans l’après-Mai 68.
Le Portugal est resté dans une posture d’arrière-garde au regard du mouvement de décolonisation ouvert depuis la Seconde Guerre mondiale. Des organisations se réclamant du marxisme menaient des guérillas en Angola, au Mozambique, en Guinée et au Cap-Vert contre l’État colonisateur portugais. Ces fronts militaro-politiques avaient des effets destructeurs sur la jeunesse du pays, sur son économie avec un tiers des ressources nationales absorbées par l’effort de guerre et donc indisponibles pour une modernisation économique indispensable. Ceci conduit une partie de la bourgeoisie à mettre en cause le régime politique en s’appuyant sur le MFA, seule force capable de mener à bien l’opération, théoriquement sans risque de perdre son contrôle social et politique. Le MFA est une entité politique atypique, hétérogène, voulant jouer un rôle bonapartiste dans le cadre de l’État bourgeois tout en étant traversé par les contradictions de classes de la société portugaise et influencé par les différents courants du mouvement ouvrier jusqu’à l’extrême gauche. Cette hétérogénéité va le mener rapidement à l’éclatement.
Une révolution populaire dangereuse pour les institutions
Élections libres, liberté de la presse, libertés syndicales, décolonisation, liquidation de la sinistre police politique, la Pide [2], autant de mesures révolutionnaires qui sont mises en œuvre sous la poussée des masses régulièrement à l’initiative dans la rue et dans les grèves. Mais celles-ci ne parviennent pas à construire les outils politiques propres à prendre le pouvoir. Beaucoup des grandes questions posées par les crises révolutionnaires vont être à l’ordre du jour : libertés, notamment de la presse, pour les adversaires de la révolution, démocratie et destruction de l’appareil d’État et notamment des branches policière et militaire.
Une fois mises en place les réformes démocratiques, la bourgeoisie, ses partisans dans le MFA et ses partis, alliés au Parti socialiste et avec la connivence du Parti communiste, s’attèlent à faire rentrer dans son lit le fleuve révolutionnaire. En novembre 1975, Othello de Carvalho, dirigeant militaire d’extrême gauche, est démis de sa responsabilité de la région de Lisbonne. Ce limogeage sonne le début de la contre-révolution. L’année suivante, le principal quotidien, Republica, aux mains de ses salariés depuis le début de la révolution, est rendu à ses anciens propriétaires. Le 25 avril 1976, le Parti socialiste remporte les élections législatives avec 107 députés et 45 pour le PCP ; le leader du PS, Mario Soares, devient chef du gouvernement.
Cette révolution démocratique s’inscrit dans le vaste mouvement qui touchera l’Espagne avec la « transition démocratique » de 1975 à 1982, la Grèce, avant de gagner l’Europe de l’Est. Plongés dans l’ambiance de l’après-Mai 68, nous étions persuadés que chacune de ces transitions ouvrirait la voie à des processus révolutionnaires. En fait, l’enchaînement des crises économiques commençait déjà son œuvre de sape des mobilisations ouvrières. L’absence d’alternative révolutionnaire portée par un mouvement ouvrier encore sous influence social-démocrate et stalinienne n’a pas permis cette transcroissance.
Robert Pelletier