Donnant suite à ses précédentes recherches sur « Les Juifs et l’Allemagne » ou sur la « Critique de la Barbarie moderne », Enzo Traverso publie un essai sur Auschwitz et les intellectuels, intitulé L’Histoire déchirée [1]. Partant d’une typologie des attitudes intellectuelles face au désastre, il distingue à grands traits ceux qu’il appelle « les muses enrôlées », d’une part, « les rescapés » (comme Antelme, David Rousset, Primo Levi), trop directement impliqués dans le désastre pour pouvoir en prendre la pleine mesure ; et ceux enfin qui mettent Auschwitz au centre d’une interrogation renouvelée sur l’avenir de la civilisation et sur le statut même de l’humanité.
Le livre s’articule autour de grandes figures : les précurseurs, d’abord, que sont Kafka et Benjamin, dont l’écriture s’inscrit dans le pressentiment du désastre ; Hannah Arendt ensuite, pour qui Auschwitz révèle dans toute son ampleur « la banalité du mal » ; Adorno encore dont l’expérience catastrophique fonde le nouvel impératif catégorique consistant à rendre impossible sa répétition.
Les chapitres les plus originaux pour un lecteur français sont cependant celui consacré à Günther Anders (premier mari d’Hannah Arendt) et à sa méditation entre Auschwitz et Hiroshima, celui – très beau – évoquant Paul Celan et sa « poésie de la destruction », celui sur Jean Améry et Primo Levi, « juifs par contrainte », celui enfin sur la responsabilité des intellectuels, à partir d’un parallèle comparatif entre Sartre (et son essai sur la question juive) et l’ancien trotskiste Dwight Mac Donald, l’un des premiers à avoir pris la mesure de la portée et de l’enjeu du génocide.
Comme le dit Traverso dans son chapitre introductif : « Les textes de Benjamin et d’Arendt encadrent ce débat, le premier en proposant une vision de l’histoire dans laquelle l’idée de progrès a été remplacée par celle de catastrophe en guise de prémonition d’une tragédie imminente, la seconde en introduisant une nouvelle catégorie politique, celle de totalitarisme qui réinterprète le XXe siècle dans l’horizon de l’univers concentrationnaire. »
La judéité, assumée ou « contrainte », de tous les auteurs ici convoqués est décisive. Chacun à sa manière est un « juif non-Juif », selon une expression de Deutscher. Cette appartenance à la fois impossible et nécessaire, cette façon de « vivre sans monde », en « parias », dit Hannah Arendt, les place dans une position « privilégiée » pour comprendre et critiquer le mécanisme pervers dont ils sont les victimes.
Pour Enzo Traverso, Auschwitz représente un choc aux effets lents, mieux perceptible sans doute à un demi-siècle de distance que dans l’immédiat après-guerre, pressé d’échapper au cauchemar et de renouer avec l’optimisme du progrès, après ce qui ne devait être qu’une tragique parenthèse. Il a donc fallu du temps et ce long travail moléculaire, balisé par les noms d’Arendt, Anders, Adorno, Jean Améry pour oser une remise en cause radicale du concept de civilisation. Peu à peu, Auschwitz s’est ainsi dévoilé comme « l’achèvement d’une tendance latente du monde occidental, l’irruption à la surface de la terre de son enfer caché ».
Ses ravages n’ont en effet cessé d’opérer à retardement, ainsi que l’attestent symboliquement les suicides d’Améry, de Celan, de Levi, s’ajoutant aux suicides en quelque sorte prophétiques de Benjamin, Tucholsky, Toller, Fondane…
« Auschwitz, écrit encore Traverso, célébrait ce mariage si caractéristique du XXe siècle entre la plus haute rationalité des moyens (le système des camps) et la plus complète irrationalité des fins (la destruction d’un peuple) ou, si l’on préfère, scellait, sous la forme d’une technologie destructrice, le divorce entre la science et l’éthique. » Le génocide apparaît ainsi, non comme le retour déconcertant à un passé barbare, mais comme une « manifestation pathologique de la modernité », contemporaine de part en part.
Ce livre passionnant, souvent poignant, est sans doute le plus abouti et le plus représentatif du cheminement d’Enzo Traverso. La seule réserve – mais elle reviendrait à solliciter de sa part une suite ou un autre livre – porterait sur la nécessité d’un va-et-vient plus systématique entre la perception d’Auschwitz et le contexte du débat politico-philosophique, de l’immédiat après-guerre à nos jours. Il apparaîtrait peut-être ainsi que le regard brûlé des « rescapés », par-delà leur témoignage sur l’indicible, dévoile une réalité que le débat philosophique est encore loin d’avoir épuisé.
Daniel Bensaïd