Éric Fassin est professeur de sociologie au sein des départements de science politique et d’études de genre à l’université Paris 8. Il revient pour Regards sur la fascination exercée – y compris sur une partie de la gauche – par les intellectuels ou provocateurs médiatiques qui se présentent comme des iconoclastes.
Regards. Un certain nombre de personnalités intellectuelles et médiatiques se présentent, à l’image d’Éric Zemmour, comme des briseurs de tabou. Que recouvre une telle rhétorique ?
Éric Fassin. « Briser un tabou », aujourd’hui, c’est une posture de droite. « Et si on réhabilitait Vichy ? », suggère joyeusement Zemmour. On songe aux remarques de Sollers, mis en scène dans Les particules élémentaires de Houellebecq. S’adressant à l’écrivain qui lui soumet un manuscrit, il lui dit : « Vous êtes réactionnaire, c’est bien. Tous les grands écrivains sont réactionnaires. » Et ajoute : « Vous êtes authentiquement raciste, ça se sent, ça vous porte, c’est bien. » Si vous proposez de supprimer le CDI, on saluera votre audace, mais si vous appelez à le généraliser, on vous traitera de démagogue. Lancez la conversation sur le racisme anti-blanc, on s’extasiera devant votre courage. Parlez d’islamophobie, on vous ostracisera. Aujourd’hui, le sexisme ordinaire prétend briser les tabous féministes, tandis que la xénophobie la plus banale affirme rompre avec la doxa « immigrationniste ». Pourtant, accroître l’immigration, voilà qui briserait vraiment un tabou aujourd’hui. La preuve ? Personne ne le propose. En revanche, ceux qui dénoncent l’assistanat ou l’antiracisme, prétendent briser un tabou, alors qu’ils ne font que répéter ce qu’on entend de plus en plus.
« Le sens commun de droite se paie le luxe de la posture transgressive »
Leurs transgressions sont donc aussi fictives que le « politiquement correct » qu’ils dénoncent ?
Ils se contentent de dire tout haut… ce que beaucoup disent déjà tout haut ! C’est le paradoxe actuel : le sens commun de droite se paie le luxe de la posture transgressive… Par exemple, il suffit d’écrire n’importe quoi contre « la-théorie-du-genre » pour se vanter de subvertir la « pensée unique ». Mais si vous évoquez la GPA, on vous traitera d’irresponsable qui aurait perdu le sens commun. C’est bien le signe d’une hégémonie idéologique de la droite. On veut nous faire croire que ce serait résister au « politiquement correct » que de dire des horreurs contre les femmes et les homosexuels, les musulmans et les Noirs. Or c’est toute la contradiction inhérente à ce discours : on vilipende la posture victimaire des minorités et l’on présente ensuite l’homme blanc hétérosexuel comme la victime de la tyrannie des minorités.
Jean-Loup Amselle parle de « nouveaux rouges-bruns » dans son dernier livre. Peut-on mettre dans la même catégorie Zemmour, Guilluy, Dieudonné, Michéa et Finkielkraut ?
Le travail intellectuel de comparaison est double : dans un premier temps, il consiste à montrer les liens qui peuvent exister entre des discours différents, dans un second temps, il implique de les distinguer pour restituer les choses dans toute leur complexité. Je suppose que tous refuseraient le terme « brun » ; mais certains récuseraient sans nul doute le label « rouge ». D’autres non (peut-être). Ne conviendrait-il pas plutôt, au moins pour certains, de dire « ni droite, ni gauche » ? Tous ces auteurs seraient sans doute d’accord pour dénoncer le libéralisme culturel (supposé) de la gauche, mais l’invocation de la « France périphérique » par Guilluy n’a guère d’écho chez Finkielkraut. Quant à l’identité nationale (ou sa variante, l’insécurité culturelle chère à Laurent Bouvet), on ne la trouve sans doute pas chez Dieudonné… Zemmour et Finkielkraut partagent une même admiration pour Renaud Camus, mais le premier a pour Alain Soral une indulgence que ne partage pas le second.
Ont-ils malgré tout des points communs ?
Il n’y a pas forcément de dénominateur commun. En revanche, on pourrait dire qu’il y a entre eux un « air de famille » (au sens du philosophe Wittgenstein) : ils se ressemblent par certains traits, et diffèrent par d’autres. Mais ce sont tous des « mécontemporains » : ils dénoncent l’air du temps, quitte à lui adresser des griefs différents. En tout cas, cette détestation de la modernité, par exemple chez Michéa, s’accompagne d’une forme de ressentiment qui est le moteur de cette réaction – au sens fort, puisqu’on peut parler, chez beaucoup d’entre eux, d’une sensibilité contre-révolutionnaire.
« Le Front national l’a démontré : le racisme n’a pas besoin du mot race, il peut très bien s’exprimer en termes de culture »
Quel rôle joue la notion de culture dans cette rhétorique des briseurs de tabous, et comment vient-elle alimenter la grande machine qui consiste à poser l’immigration comme problème ?
Depuis les années 1980, dire que « l’immigration est un problème » est le lieu commun politique par excellence ! Ce discours de droite a été repris par la gauche. Du coup, il n’apparaît plus désormais comme politique, il s’impose comme une évidence. En même temps, il s’applique indifféremment aux immigrés et à leurs enfants, voire à leurs petits-enfants : à tous, on demande de s’intégrer. Ainsi, la racialisation de la nation s’exprime en termes républicains. Autrement dit, le culturalisme s’habille d’universalisme. Car, le Front national l’a démontré, le racisme n’a pas besoin du mot race, il peut très bien s’exprimer en termes de culture et la culture, c’est ce qui définit à la fois « eux » et « nous » – et donc la frontière censée départager, non seulement les Français des étrangers, mais les « Franco-français » des « Français de papier »… Le tabou, ce serait donc, à en croire ces figures intellectuelles, l’identité nationale. C’est ce qui faisait dire à Finkielkraut, devenu Français à l’âge d’un an : « Je suis évidemment français mais je ne suis pas tout à fait français, bien que né en France, de la même manière qu’un Français qu’on n’ose plus dire “de souche”. » C’est la revanche des antidreyfusards : l’origine l’emporte sur le contrat. Mais il y a un renversement par rapport à l’affaire Dreyfus : aujourd’hui, à l’instar du Front national, cette rhétorique de la « souche » se veut républicaine.
L’usage de la notion de culture conduit-il automatiquement au passage de la gauche, voire de l’extrême gauche, vers la droite dure ?
Il est intéressant qu’on ne parle plus guère de culture de classe… Relisez pourtant La Distinction, de Pierre Bourdieu : en 1979, le sociologue ne s’intéresse qu’aux différences de classe, dont les goûts et les pratiques culturelles sont le révélateur. Pas un mot sur l’immigration. Mais aujourd’hui, la culture est réduite à l’origine. La culture républicaine ne connaît pas la classe, elle se veut nationale. Par exemple, quand le sociologue Hugues Lagrange parle du « déni des cultures », c’est bien d’immigration qu’il s’agit [1]. Les Guilluy ou Bouvet, en retour, parlent de l’insécurité culturelle des Français, dont on imagine bien qu’ils ne seraient pas issus de l’immigration – autrement dit, qu’ils seraient blancs. La culture, c’est donc bien un euphémisme pour invoquer la race ! [2].
« Les femmes sont des femmes, les Français sont des Français et les musulmans sont des musulmans : la tautologie est la figure préférée de cette rhétorique droitière »
Le sociologue Hugues Lagrange avait fait le lien entre immigration et délinquance et était passé au JT de France 2 au moment de la sortie de son premier livre. Le film de John-Paul Lepers [3] montre, à partir de comparaisons entre plusieurs villes, que l’hypothèse ne se vérifie pas.
J’avais moi-même écrit sur la légitimation, entre politiques, sociologues et journalistes, du rapprochement entre « immigration et délinquance » [4]. Mais c’est difficile à faire entendre – en particulier dans les médias. Aucun ne s’est intéressé à cette déconstruction sociologique. Je me réjouis que France 2 corrige le tir aujourd’hui, je regrette toutefois qu’il ait fallu quatre ans. Il est plus facile d’attirer l’attention en disant des énormités scandaleuses qu’en énonçant des vérités rassurantes. C’est précisément l’enjeu de « briser des tabous ». Pourquoi Zemmour est-il invité partout ? Parce qu’il fera de l’audimat. Et pourquoi le public se presse-t-il pour l’écouter ou le regarder ? Parce qu’on attend le moment où il dira des choses choquantes…
Tout se passe comme s’il y avait d’un côté la science « militante » et de l’autre la « vraie » science… L’idée de parler du réel n’est-il pas devenu leur meilleur argument ?
C’était la force d’Hugues Lagrange : tableaux à l’appui, un sociologue prétendait fonder empiriquement le sens commun médiatique ! Mieux : qu’il soit de gauche semblait prouver que son livre était « objectif », et donc scientifiquement valide : ne contredisait-il pas les idées les mieux établies dans son camp ? Il n’aurait pas eu un tel succès s’il avait été de droite. Mais il y a peu d’universitaires dans la liste que vous proposez. Parmi ceux qui opposent la « réalité » aux intellectuels de gauche, accusés d’être des « bobos », beaucoup n’hésitent pourtant pas à se réclamer de la science. C’est ce qu’on a vu contre « la-théorie-du-genre » : en 2011, la Droite populaire confondait délibérément science et sens commun dans sa critique des manuels de SVT. D’où le slogan de la Manif pour tous en 2012 : « Pas d’ovules dans les testicules ! ». La « vraie science », à leurs yeux, c’est donc ce qui confirme le bon sens. Les femmes sont des femmes, les Français sont des Français et les musulmans sont des musulmans : la tautologie est la figure préférée de cette rhétorique droitière.
« La politique néolibérale attise la xénophobie populaire à laquelle elle prétend répondre »
Quelle est la responsabilité des politiques dans la montée de cette nouvelle xénophobie ?
Le racisme d’État prétend répondre à une demande de l’opinion. Ainsi, c’est au nom des « riverains » qu’on persécute les Roms. En réalité, la xénophobie d’en haut joue un rôle décisif : aux citoyens, elle offre l’identité culturelle pour compenser la désaffiliation néolibérale. La politique ne se contente pas de refléter le peuple, elle le représente, c’est-à-dire qu’elle en propose des visions concurrentes. Or aujourd’hui, le plus souvent, elle dénie ce rôle de représentation, comme si elle n’était que l’expression du peuple, son image fidèle : c’est ce que j’appelle « populisme » : rien à voir avec le peuple, et tout avec la politique. De ce point de vue, si la représentation politique n’est qu’un reflet de la réalité, on comprend qu’il ne peut y en avoir qu’une : pas d’alternative démocratique entre différentes versions. C’est pour fonder cette image unitaire du peuple que la politique a besoin des discours sur la culture. Ainsi, la politique néolibérale attise la xénophobie populaire à laquelle elle prétend répondre. En même temps, elle a besoin des discours sur l’identité nationale et l’insécurité culturelle pour valider sa conception du peuple. En dépit, ou à cause, de leur haine de la modernité, ces « briseurs de tabous » sont donc les intellectuels organiques du néolibéralisme.
Entretien par Marion Rousset