L’action de La Miséricorde de la jungle se déroule en 1998, au Kivu, dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). C’est dans cette région frontalière avec leur pays que se sont réfugiés, à partir de 1994, environ 2 millions de Rwandais : d’abord des Tutsis qui fuyaient le génocide, puis des centaines de milliers de Hutus qui craignaient des représailles après la prise de pouvoir du Front patriotique rwandais, fondé par des Tutsis. Et parmi ces Hutus, d’anciens persécuteurs et génocidaires. La présence de tous ces réfugiés a déstabilisé le Kivu et servi de déclencheur à la première (1996-1997) puis à la deuxième guerre du Congo (1998-2003). Neuf pays africains sont impliqués dans cette dernière – ce qui lui a valu d’être surnommée la “Première Guerre mondiale africaine”.
Les deux héros du film, le sergent Xavier (Marc Zinga), un vétéran, et le jeune Faustin (Stéphane Bak), font tous deux partie d’un bataillon de l’armée rwandaise déployé au Kivu, durant la deuxième guerre du Congo. Un jour, ils perdent la trace de leurs camarades de combat. Isolés, sans ressources, ils luttent pour subsister dans la jungle la plus vaste et la plus dense du continent. Leurs errances et mésaventures deviennent le fil rouge d’une réflexion sur la cruelle absurdité des guerres.
Un sujet que le réalisateur Joël Karekezi, un Tutsi né en 1985 au Rwanda, connaît de près : son père a été assassiné lors du génocide rwandais de 1994, et lui-même a dû fuir avec son frère et sa sœur à Goma, en RDC. Là-bas, dans le camp de réfugiés où il avait trouvé asile, il a vu un jour débarquer d’anciens génocidaires hutus. Pour beaucoup, la tentation était grande de régler ses comptes. Mais “j’ai refusé cette logique infernale et sans fin qui fait qu’un bourreau chasse l’autre”, dit Joël Karekezi.
En mars 2019, lors du Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco), La Miséricorde de la jungle a obtenu l’étalon d’or de Yennenga, la récompense suprême. Et Marc Zinga a remporté le prix d’interprétation masculine. Le film sort le 24 avril en France. De passage à Paris pour assurer la promotion de son film, Joël Karekezi a répondu aux questions de Courrier international.
COURRIER INTERNATIONAL Comment est né La Miséricorde de la jungle ?
JOËL KAREKEZI En 1994, mon père a été tué pendant le génocide au Rwanda. J’avais 9 ans à l’époque. En 2009, j’ai fait un premier court-métrage, Le Pardon, pour essayer de savoir si j’aurais pu pardonner à l’assassin de mon père si je l’avais retrouvé – ce qui n’est pas arrivé. Cette fiction m’a permis de comprendre qu’il y avait des sacrifices à faire pour le bien de la nouvelle génération, celle de nos enfants.
La Miséricorde de la jungle est mon deuxième long-métrage. Après la mort de mon père, j’ai traversé la frontière pour aller me réfugier à Goma, dans le Nord-Kivu, avec mon frère et ma sœur. Au Rwanda, j’ai vu beaucoup de morts car le lac Kivu [qui s’étend entre la RDC et le Rwanda, et au bord duquel habitait la famille du réalisateur] était rempli de cadavres, il y avait le choléra. Ce sont des images qu’on n’oublie jamais.
Nous sommes ensuite rentrés au Rwanda, mais la première puis la deuxième guerre du Congo ont éclaté [à partir de 1996]. Mon cousin se battait là-bas. Il m’a raconté comment il s’était perdu avec un ami soldat dans la jungle. Son histoire m’a parlé car je voulais faire un film antimilitariste, comme La Ligne rouge de Terrence Malick. Pas un film qui oppose des pays – la RDC et le Rwanda –, mais un film qui parle à tout le monde.
Un film que vous avez voulu universel…
Oui, car il y a des guerres partout dans le monde, et leurs conséquences sont à chaque fois terribles. Y compris pour ceux qui sont obligés de fuir. Je suis allé à Blois pour une projection du film, et à la fin, une Syrienne est venue me voir. Elle avait tout perdu dans la guerre. Elle me parlait surtout en arabe, une langue que je ne parle pas, mais avec nos expériences communes, nous nous comprenions quand même. À la fin, c’est toujours la population qui paie le prix de la guerre.
Dans le film, cette guerre est qualifiée de “conflit absurde et sans fin”.
La RDC est un pays très riche. Tout le monde veut mettre la main dessus pour ses minerais. Il y avait plus de 14 pays africains impliqués directement ou indirectement dans le conflit [qui a duré jusqu’en 2003], sans compter les Américains, les Européens, les Chinois. Et aujourd’hui, il y a une multitude de groupes rebelles armés qui règnent dans l’est du pays, à la frontière avec le Rwanda. Le conflit, comme vie quotidienne et état d’esprit, se transmet aux enfants, de génération en génération, c’est un cycle sans fin.
Au fil du temps, on finit par ne plus “distinguer l’innocent du coupable”, comme le dit le sergent Xavier.
Oui, on peut être innocent aujourd’hui, puis devenir coupable demain. Issu d’une famille frappée par le génocide, le jeune soldat Faustin veut obtenir justice en poursuivant les génocidaires hutus qui se trouvent en RDC. Il veut faire comme le sergent Xavier. Mais ce dernier a compris que ce n’était pas si simple, qu’il se retrouvait pris au piège. Faustin va finir par s’en rendre compte.
Prenez un autre exemple : la guerre en Libye en 2011. On nous dit qu’on attaque pour renverser le dirigeant Muammar Kadhafi. C’est une bonne intention. Mais quand on bombarde et qu’un enfant perd sa famille, ça génère de la haine. Si on ne fait pas attention, on enclenche un cercle vicieux.
L’atmosphère qui règne dans votre film est presque suffocante, la jungle devient une sorte de huis clos.
La jungle est un personnage du film. C’est un endroit où Xavier et Faustin, mais aussi le spectateur, sont confrontés à leurs propres démons et leurs choix de vie. La jungle est belle à voir, mais nous avons mélangé des sons réels d’une jungle et des sons retravaillés pour installer une ambiance à la fois diabolique et inquiétante, mais aussi poétique. Nous avons dû tourner en Ouganda car c’était un peu trop dangereux dans l’est du Congo.
Votre film est-il un film d’espoir ou de désespoir ?
D’espoir. Ce film questionne un cycle qui peut se poursuivre comme s’arrêter. Le choix est là. Chacun peut y contribuer. Chez nous en Afrique, mais aussi dans le reste du monde. Le coltan et le cobalt qui sont extraits en RDC sont utilisés pour fabriquer des téléphones portables, des ordinateurs.
Je suis confiant en l’avenir, le Rwanda est un motif d’espoir. Après tout ce qui s’est passé dans le pays, nous devions réussir à nouveau à vivre tous ensemble – dans un même village, vous aviez des génocidaires et des rescapés –, nous avons trouvé des solutions même s’il y avait des sacrifices à faire, et nous avons avancé. Aujourd’hui, j’ai deux petites filles, de 4 ans et 2 ans et demi. Le Rwanda, c’est le courage d’avancer sans oublier ce qui s’est passé. Sur notre continent, la jeunesse, au lieu de fuir, doit rester, affronter la réalité, et bâtir.
Est-il important que les Africains racontent leurs propres histoires ?
C’est nécessaire. Il y a beaucoup de films sur l’Afrique, mais réalisés par des étrangers, des Occidentaux la plupart du temps. Ce sont des points de vue extérieurs, qui peuvent être biaisés. Les Africains, et cela vaut aussi pour le reste du monde, ont besoin de regarder des films faits par nous-mêmes, les Africains. Car nous avons aussi un point de vue. C’est une bataille car le financement demeure un problème, mais nous devons continuer à la mener. Remporter l’étalon d’or au Fespaco a été quelque chose de merveilleux. Mais j’ai 34 ans, et ce prix est aussi pour toute une nouvelle génération de réalisateurs africains, qui ont beaucoup d’idées et d’envies.
La Miséricorde de la jungle sort le 24 avril en France, en partenariat avecCourrier international.
Sébastien Hervieu
Joël Karekezi
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