La grande tour crénelée du vieux fort de Foujeyra offre un panorama à 360 degrés sur cette monarchie méconnue de la péninsule Arabique, membre des Emirats arabes unis (EAU). A l’ouest, la masse imposante des monts Hajar, chaîne basaltique, qui sépare Foujeyra de Dubaï et Abou Dhabi, les deux locomotives de la fédération, constitués en tout de sept principautés. Au nord et au sud, un entrelacs de palmeraies, de villas, de gratte-ciel et d’immeubles de taille plus modeste. A l’est, enfin, les installations portuaires, les eaux de la mer d’Oman et, tout au fond, posés sur la ligne d’horizon comme des pièces de Lego, un chapelet de navires au mouillage.
C’est là que le 12 mai, quatre bateaux, dont deux supertankers saoudiens, ont été attaqués, dans des circonstances qui demeurent obscures. Qualifiée de sabotage par les dirigeants émiratis, cette opération, qui n’a causé ni blessés ni fuite d’hydrocarbure, a subitement accru la tension dans le golfe Arabo-Persique. D’autant que quarante-huit heures plus tard, les houthistes, la rébellion pro-iranienne yéménite, menaient une attaque aux drones contre un oléoduc saoudien.
Démenti iranien
Faute de preuve, Riyad et Abou Dhabi se sont abstenus d’imputer l’incident de Foujeyra à l’Iran, leur adversaire numéro un dans la région, qui a démenti de son côté toute responsabilité. Mais les médias du camp prosaoudien ont bien fait comprendre vers où les soupçons de ces deux Etats se portaient, encouragés en cela par la rhétorique incendiaire de Donald Trump. Le président des Etats-Unis, arguant d’un risque croissant d’attaque iranienne contre les intérêts américains dans le Golfe, a déployé des renforts dans cette région. Lundi 20 mai, l’hôte de la Maison Blanche a déclaré que si Téhéran « [voulait] se battre, ce [serait] la fin de l’Iran ».
Dans les rues de Foujeyra, peuplé de 240 000 habitants, dont un tiers d’Emiratis, cette tension est invisible. Les prémices de la fournaise estivale et l’engourdissement propre au mois du ramadan accentuent l’aspect naturellement indolent de cet émirat de poche, beaucoup moins sophistiqué et riche que Dubaï et Abou Dhabi. Au pied du fort, un petit musée et des vestiges de maisonnettes en boue séchée rappellent au visiteur que l’électricité n’est pas arrivée à Foujeyra avant le début des années 1970.
Rassurer les investisseurs
Seul indice que ce calme apparent peut être trompeur, la direction du port, protégé des regards indiscrets par de hauts murs, renvoie les demandes d’interviews vers Abou Dhabi, la capitale fédérale. Même le souverain local, le cheikh Hamad Ben Mohamed Al-Charqi, en poste depuis 1974, ne s’est pas exprimé sur l’énigmatique sabotage. La ligne officielle a été donnée par le ministre d’Etat aux affaires étrangères, Anwar Gargash, qui a appelé à la « retenue » et à la « désescalade », tout en promettant de révéler au plus vite les résultats de l’enquête en cours – à laquelle des experts français participent.
« Les Emiratis sont très contrariés de constater que leur plan B pour exporter du pétrole n’est pas protégé des turbulences régionales »
Une attitude étonnamment flegmatique de la part d’un Etat à la diplomatie très musclée, à l’avant-garde des pressions sur Téhéran, que James Mattis, l’ancien secrétaire à la défense américain, a qualifié en 2014 de « petite Sparte ». « C’est de la façade, pour montrer aux investisseurs que tout est sous contrôle, estime le géographe Laurent Lambert, spécialiste des questions énergétiques dans le Golfe, basé au Qatar. Dans la réalité, les Emiratis sont très contrariés de constater que leur plan B pour exporter du pétrole n’est pas autant protégé des turbulences régionales qu’ils le pensaient. »
Depuis 2012, Foujeyra, le seul émirat des EAU à disposer d’une large ouverture sur la mer d’Oman, est relié aux champs pétroliers d’Abou Dhabi par un oléoduc. L’ouvrage, d’une capacité de 1,8 million de barils par jour, soit les trois quarts de la production émiratie, réduit la dépendance du pays sur le détroit d’Ormuz, autoroute pétrolière planétaire, que l’Iran menace périodiquement de fermer. Les EAU, depuis cette date, peuvent exporter leur or noir, source de leur opulence, sans passer par le Golfe.
Devenu une « mini-ville pétrolière »
Les débuts de cette transformation, dictée par Abou Dhabi, remontent aux années 1980. La guerre Iran-Irak, qui faisait alors rage, avait transformé le Golfe en cimetière de tankers. Foujeyra, petit port de pêche et de commerce sans envergure, mais à l’abri des tirs des belligérants, en profita pour développer une activité de soutage, terme désignant le ravitaillement des navires en carburant (bunkering, en anglais, la langue dominante dans le commerce maritime).
Les clients ont afflué rapidement, attirés par la sécurité, les tarifs d’assurances moins élevés que dans le Golfe et les eaux profondes de cette zone. Puis, à la fin des années 1990, Foujeyra s’est ouvert au stockage de produits pétroliers, installant d’énormes cuves le long de ses côtes, utilisées aussi bien par des compagnies saoudiennes qu’iraniennes.
Avec l’entrée en service du pipeline terrestre, le rôle du port dans l’industrie du « bunkering » s’est accru, au point que Foujeyra occupe aujourd’hui la deuxième place mondiale de ce secteur, derrière Singapour et devant Rotterdam. « On est devenu une mini-ville pétrolière, alors même que l’on ne produit pas la moindre goutte de pétrole », sourit Sharif Al-Awadhi, le directeur de la zone franche de Foujeyra.
« Les Emirats ne veulent pas dire haut et fort que Foujeyra est en danger. »
Cette évolution est censée s’accélérer encore dans les prochaines années, puisque ADNOC, la compagnie pétrolière d’Abou Dhabi, omniprésente dans les affaires du petit émirat, a entrepris d’y creuser trois cavernes de stockage pétrolier, d’une capacité totale de 42 millions de tonnes. En optant pour un réseau souterrain, le pouvoir émirati vise à pallier la pénurie de terrain plat dans cette région montagneuse et à protéger ses réserves d’un éventuel bombardement. Objectif final : faire en sorte que Foujeyra dote les EAU d’une profondeur stratégique face à l’Iran.
C’est dire l’impact psychologique de l’attaque du 12 mai, et par ricochet, le souci des autorités de faire profil bas. « Les Emirats ne veulent pas dire haut et fort que Foujeyra est en danger, constate Robin Mills, un expert pétrolier qui réside à Abou Dhabi. A supposer que l’Iran soit derrière les déboires rencontrés par les quatre navires, ils répugnent à lui donner un succès de propagande. »
Selon le rapport d’un assureur norvégien, l’opération aurait été conçue par les gardiens de la révolution, une unité paramilitaire de la République islamique. Elle aurait été conduite par des militants houthistes, qui auraient mis à l’eau des drones sous-marins, chargés d’explosifs, depuis des embarcations naviguant à proximité des quatre navires ciblés. Ces engins auraient percuté la coque des bateaux, causant suffisamment de dégâts pour donner l’alerte, mais pas assez pour les couler.
Un modèle économique qui « repose sur la stabilité »
Ces conclusions, susceptibles d’aviver encore un peu plus la guerre des mots dans le Golfe, n’ont pas été reprises par le gouvernement émirati. Celui-ci renvoie imperturbablement à l’enquête internationale en cours, dont les résultats sont attendus dans les prochains jours, et continue à parler de « sabotage ». « Le terme a été délibérément préféré à celui d’attaque terroriste, pour éviter que l’Organisation maritime mondiale ne classe la région en zone de guerre, ce qui aurait automatiquement conduit à une hausse des assurances, remarque Laurent Lambert. Il s’agissait aussi de ne pas effrayer les investisseurs. »
« Le modèle économique des EAU repose en grande partie sur la stabilité, renchérit un bon connaisseur de la région, en référence au tourisme et à l’immobilier, les deux moteurs de la croissance de Dubaï, très sensibles à la conjoncture géopolitique. Les Emiratis savent qu’ils auraient tout à perdre à un conflit, qu’ils seraient les premiers visés par des représailles iraniennes, poursuit cette source. Ils comprennent que Trump partira un jour, que le parapluie américain n’est pas éternel, mais que l’Iran sera leur voisin pour l’éternité. Ils sont plus réalistes qu’on ne le pense. »
Le message envoyé par les mystérieux saboteurs ne leur aura donc pas échappé : en cas de conflit dans le Golfe, Foujeyra, qui devait servir de base arrière, pourrait se retrouver sur la ligne de front.
Benjamin Barthe (Foujeyra (Emirats arabes unis) - envoyé spécial)