De Austin (Texas) – La Californie, c’est “l’Amérique en accéléré”, entend-on souvent dire. Une maxime que les progressistes reprennent fièrement à leur compte, tandis que les conservateurs l’enveloppent de guillemets inquiets.
Mais si l’on cherche vraiment un État baromètre capable d’offrir un aperçu de l’avenir économique de notre pays, de ses moteurs de croissance et de ses lignes de faille politiques à long terme, ce n’est pas la Californie, c’est le Texas.
La peur de l’avenir
C’est en effet ce qui ressort du recensement de 2020, ainsi que des données économiques des vingt dernières années : de plus en plus d’Américains s’installent dans des grandes villes ; un processus d’urbanisation encore plus rapide au Texas qu’en Californie. Et si nous entendons beaucoup de commentaires sur le tour que prendra notre vie politique lorsque les États-Unis deviendront un pays “où les minorités seront majoritaires”, le Texas, comme la Californie, a déjà atteint cet horizon démographique. Ses orientations politiques actuelles constituent un bon indicateur des difficultés qui se profilent pour l’ensemble du pays.
Je conçois que la pensée même de prendre l’exemple du Texas comme présage de l’avenir national puisse terroriser beaucoup de personnes de gauche et de modérés, au vu des offensives du Parti républicain texan pour restreindre l’accès des citoyens au vote et le droit à l’avortement pour les femmes. Mais aussi au vu de ses nouvelles lois autorisant le port d’armes à feu en public et sans permis et de l’aversion de son gouverneur républicain, Greg Abbott, pour le port du masque et l’obligation vaccinale.
Mais étant donné les changements intervenus dans la démographie, l’économie et la géographie urbaine du Texas, on peut raisonnablement penser que ses législateurs conservateurs ont encore plus peur de ce que l’avenir peut leur réserver. Ils sont d’ailleurs tellement terrifiés qu’ils ne cessent de jeter des grains de sable dans les rouages de ce moteur de croissance.
Des villes plus denses et plus diverses
Voici ce qu’il faut comprendre à propos du Texas : premièrement, c’est un État en pleine expansion. Il a gagné 4,2 millions d’habitants entre 2000 et 2010, et 4 millions supplémentaires ces dix dernières années, avec un taux de croissance frisant les 40 % – un taux deux fois supérieur à celui de l’ensemble du pays. Mais le plus frappant tient à l’identité de tous ces nouveaux Texans. Depuis 2010, ce sont à plus de 95 % des personnes de couleur.
Ceux qui n’y vivent pas pensent souvent que le Texas est un bloc monolithique blanc, rural et conservateur. En réalité, moins de 40 % des Texans sont des Blancs non hispaniques. Pour chaque Blanc arrivé au Texas ces dix dernières années, il y a eu trois Noirs, trois Asiatiques, trois personnes d’origines multiethniques et onze Hispaniques. Dallas-Fort-Worth, Austin et Houston abritent également d’importantes communautés LGBTQ.
Ce sont précisément ces zones urbaines qui, depuis dix ans, ont absorbé pratiquement tout l’accroissement démographique de l’État. Sur les dix comtés périurbains qui ont connu la croissance la plus rapide aux États-Unis, six se trouvent au Texas.
Chacun de ces comtés a sa personnalité économique, sa culture et son caractère propres, depuis les carrefours internationaux que sont Houston et Dallas, jusqu’au pôle de technologie et d’innovation d’Austin. El Paso est au cœur d’une mégarégion transfrontalière florissante ; San Antonio est un centre de rayonnement culturel et d’excellence scientifique.
Un aimant pour les entreprises
L’évolution du profil démographique du Texas n’est qu’une face de la médaille ; l’autre tient à l’évolution de son économie et de son offre industrielle. J’ai travaillé pendant plus de vingt ans comme conseiller au développement économique pour plusieurs grandes villes du monde entier. Ce qui singularise le Texas est le rôle démesuré que veut tenir le secteur privé, les partenariats public-privé, les promoteurs immobiliers et des entreprises de toutes tailles dans les politiques publiques.
Ce n’est pas forcément une bonne chose, car les entreprises peuvent profiter indûment de l’environnement favorable aux affaires existant dans l’État (et elles ne s’en privent pas).
Cela étant, les entreprises ne sont pas uniquement attirées au Texas par sa faible fiscalité, ses mesures d’incitation généreuses et l’absence de réglementation en matière de zonage. Elles apprécient surtout le principe d’“intervention étatique minimale” et la perspective d’avoir voix au chapitre dans l’élaboration des politiques publiques.
C’est la raison pour laquelle on voit tant d’entreprises californiennes s’installer au Texas, ou du moins y étendre leurs activités. Parmi celles qui ont franchi le pas l’année dernière, citons par exemple Oracle, Tesla et HP Enterprise.
Des politiques rétrogrades
Le Texas n’est plus simplement défini par le pétrole et le bétail ; son économie est l’une des plus diversifiées du pays. La classe créative du Texas – les professions indépendantes, les spécialistes des hautes technologies, les chercheurs, les enseignants et intervenants culturels – a augmenté de près de 30 % depuis 2010.
Pourtant, le gouverneur Greg Abbott et le Parti républicain ont adopté un programme politique vertical, rétrograde, qui exclut de vastes pans de la population texane et va à l’encontre des valeurs de beaucoup de ses nouveaux acteurs.
Ils cherchent à le consolider par un savant mélange de redécoupage électoral, de restriction du droit de vote et une guerre culturelle acharnée. Mais il me semble, comme à beaucoup d’autres Texans, qu’ils commettent là une erreur fatale.
Les républicains font fausse route
La plupart des particuliers et des entreprises qui ont été attirés au Texas ne sont pas des pèlerins conservateurs venus ferrailler dans une interminable guerre culturelle. Beaucoup sont consternés par le caractère clivant du programme du Parti républicain.
C’est ce que montre le sondage réalisé en août 2021 par le Texas Politics Project de l’université du Texas : 52 % des personnes interrogées estiment que le Texas fait fausse route – la proportion d’opinions négatives la plus élevée qu’ait jamais constaté cet organisme.
Les entreprises technologiques qui ont en grande partie dopé la croissance de Houston et d’Austin ne sont aucunement obligées de rester au Texas, et elles s’en iront s’il leur devient plus difficile de recruter des éléments d’élite et de les convaincre de s’y installer.
Le modèle texan de coopération entre le secteur public et le secteur privé, dont les acteurs partagent un objectif de croissance, est sans doute un exemple que d’autres États pourraient suivre. Mais il ne tient qu’à un fil. Certaines entreprises proposent d’ores et déjà de muter leurs employés – un signal d’alarme certes minime mais significatif à l’adresse des responsables républicains.
La voie qu’emprunte le Texas annonce celle qu’emprunteront les États-Unis – pour le meilleur ou pour le pire.
Steven Pedigo
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