Dans Que faire ? Stratégies d’hier et d’aujourd’hui pour une vraie démocratie (éditions 10/18), Ludivine Bantigny interpelle les organisations de gauche sur la nécessité de penser une stratégie à long terme pour gagner, en se nourrissant des expériences du passé, de la Commune de Paris à Mai-68 en passant par le Front populaire. Après la mobilisation historique contre la réforme des retraites, et alors que la menace de l’extrême droite est chaque jour plus tangible, elle lance un appel : « Nous n’avons plus le temps du sectarisme, des choix binaires, du tout ou rien. »
L’historienne, spécialiste de Mai-68 et autrice dernièrement de L’Ensauvagement du capital, qui avait rejoint le parlement de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) pendant les élections législatives, salue ainsi les efforts faits à l’Assemblée nationale par les député·es de gauche, mais elle les invite à considérer davantage l’importance de la politique en dehors des arènes parlementaires.
Ludivine Bantigny à Paris le 10 mai 2023. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Mediapart : Un an après la formation de la Nupes, vous interpellez les organisations, partis de gauche et syndicats sur la nécessité d’élaborer une stratégie politique en tirant les leçons de l’histoire. Quel premier bilan tirez-vous de l’existence de cette coalition ?
Ludivine Bantigny : Il y a des choses très enthousiasmantes, et même surprenantes : la relative force de cette unité, et son engagement concret, pratique et extrêmement sincère dans la mobilisation contre la réforme des retraites. C’est un phénomène assez rare. Généralement, ces organisations de gauche à vocation plutôt parlementaire se focalisent, par définition, sur les batailles à l’Assemblée et au Sénat, et laissent les mouvements sociaux se déployer par eux-mêmes, en étant assez distantes à l’égard de « la rue » et a fortiori de l’auto-organisation populaire.
De ce point de vue, Jean-Luc Mélenchon a évolué par rapport à ce qu’il disait fin 2019 [lors d’une précédente mobilisation contre la réforme des retraites – ndlr], lorsqu’il privilégiait les manifestations le samedi et posait peu la question de la grève. Cette fois-ci, il n’y a pas eu de failles dans le dispositif de solidarité avec le mouvement, en extériorité et même pleinement dedans.
Pour autant, la Nupes a aussi des limites : c’est le retour des querelles de chapelles, qui ne sont pas du tout à la hauteur de la situation historique, aussi bien en interne, dans certaines organisations, qu’au sein même de la coalition. C’est la première inquiétude que j’ai, et je pense que beaucoup la partagent. On a constaté l’attitude en partie électoraliste de Fabien Roussel, qui par opportunisme et par pragmatisme politique est prêt à créer une porosité avec des thématiques comme celle des dites « frontières passoires », qui visent à attirer un électorat d’extrême droite – ça me semble dangereux.
Quant à La France insoumise (LFI), les divisions liées à sa direction trahissent un manque de confiance dans la force du collectif. C’est le grand problème de ces organisations, et de LFI en particulier : elle prône beaucoup l’horizontalité, la sortie de la Ve République, la rupture avec le culte du chef, le pouvoir parlementaire, mais ne s’applique pas ces principes, comme on l’a vu avec les modalités de constitution des instances de direction.
Globalement, les forces de gauche doivent valoriser davantage l’auto-organisation. C’est ce qui nous a beaucoup manqué dans la mobilisation. Il faut réfléchir à des questions stratégiques d’organisation du mouvement. C’est parfaitement le rôle des partis et d’organisations politiques comme celles dont on parle. Ça n’a pas été fait parce qu’il y a un manque de confiance dans l’auto-organisation à la base, dans l’idée de comités de grève ou d’action, et de fédération de ces comités. C’est pourtant une question déterminante sur le plan de la démocratie du mouvement, avec un plan de bataille pour gagner.
L’un des effets du mouvement contre la réforme des retraites n’a-t-il pas été d’exercer une pression à l’union sur la gauche, et de la faire renouer avec les pratiques du mouvement social ?
Si, et ça devrait être un réflexe politique et stratégique structurant. La spontanéité des caisses de grève, par exemple, a été considérable, y compris du côté de LFI. C’est le signe d’un va-et-vient entre la bataille parlementaire et la bataille sur le terrain de la lutte sociale. Ce qui nous manque, c’est une réflexion théorique et stratégique sur la « forme parti » à partir de l’histoire. Cela concerne tant la Nupes que les organisations de gauche radicale.
Aujourd’hui, la Nupes reste cantonnée à l’Assemblée nationale. Si elle se déclinait localement et ralliait intellectuels, activistes et syndicalistes, pourrait-elle devenir cette véritable organisation qui fait défaut à la gauche ?
Oui, mais pour l’instant elle se heurte à un problème d’effectifs. L’essentiel des cadres qui étaient à l’initiative du parlement de la Nupes sont désormais des parlementaires, et ils et elles sont débordé·es. Comme la logique dans ce mouvement est de s’en remettre aux cadres, l’initiative de le réactiver n’est pas prise. La grande puissance du mouvement de Mai-68 résidait à la fois dans le fait que c’était une grève – or, la nécessité centrale de la grève n’a pas été assez valorisée dans la mobilisation –, mais aussi dans le soutien de comités d’action, de comités de grève, de comités de quartier, et dans l’idée de leur fédération.
Les partis de gauche ont tendance à fétichiser la Commune de Paris, le Front populaire et Mai-68, ils ne rentrent jamais dans la discussion concrète des pratiques stratégiques mises en œuvre durant ces grands moments. Ce que vous décrivez, c’est-à-dire un mouvement qui rassemblerait des collectifs, des grévistes, des « intellectuels », des syndicalistes, serait une force considérable, mais en dernière instance, il est empêché par une volonté de contrôle des organisations, dans les modalités de structuration. C’est notre responsabilité de faire pression pour qu’il en soit autrement.
Ludivine Bantigny à Paris le 10 mai 2023. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
L’incapacité du mouvement de faire plier le gouvernement pourrait faire désespérer de la possibilité de peser nationalement par des actions de masse, et inciter à ne plus s’investir que dans des luttes plus locales, performatives, loin des partis et des syndicats...
Il faut arrêter d’opposer les stratégies les unes aux autres. Je pense qu’on aurait pu gagner contre la réforme des retraites, mais il a manqué une détermination et une ligne stratégique. Il y a eu quatorze journées d’action, de grève, de perte de salaire ! Si elles avaient été concentrées, le pouvoir aurait été profondément fragilisé, d’autant plus que l’opinion restait très favorable au blocage du pays.
Le 7 mars, Laurent Berger a parlé de « mettre le pays à l’arrêt », mais ce n’était pas reconductible. Grâce aux caisses de grève, on avait les moyens d’établir une grève prolongée. Je pense que ça peut encore marcher. Sinon, c’est une résignation au trop-grave. Les micro-résistances et les luttes locales sont essentielles, mais elles sont aussi parfois harassantes et isolées. On a besoin de fédération. C’est le débat qui était mené en 68 : privilégier la spontanéité à la centralisation ne doit pas empêcher de fédérer des initiatives autonomes.
Tout en défendant le fait que nous n’avons « plus le temps du sectarisme et des choix binaires » entre réformisme et révolution, vous rappelez que par le passé, les gouvernements de gauche ont souvent été écrasés par la réplique de la bourgeoisie capitaliste. Comment la gauche doit-elle se préparer ?
Les gouvernements de gauche ont déçu parce qu’ils n’ont pas touché à la structure même des rapports sociaux et de la propriété privée des moyens de production. Dès lors, les forces hostiles en face d’eux ont grignoté les conquêtes obtenues. Je ne dis pas qu’il ne faut pas voter et soutenir les candidatures de ces partis sincèrement de gauche avec des perspectives émancipatrices, dont les programmes sont nourris par les luttes dans différents secteurs. Mais ils doivent véritablement se poser la question des obstacles qui seront sur leur route.
Quand j’ai demandé à un économiste proche de LFI comment ils feraient respecter l’écart maximum de 1 à 20 entre les salaires dans une entreprise, il m’a dit : « On socialisera les entreprises qui s’y opposent. » C’est une mesure tellement radicale qu’elle en devient révolutionnaire. Ce n’est pas une révolution au sens de la prise de pouvoir par la violence, mais ce type de gouvernement sera alors face à une croisée des chemins : soit il cédera aux injonctions du capital, soit il devra approfondir le droit du travail et mettre en place des structures concrètes pour que ce droit ne soit pas abstrait.
L’exemple du Front populaire est éloquent, car contrairement à une idée reçue, très vite après les conquêtes arrachées par la grève, il a reculé…
Tout à fait : le pouvoir n’entendait pas changer radicalement les structures sociales et économiques, ce qui a permis au patronat de reprendre confiance après avoir eu peur au moment de signer les accords de Matignon. Les quarante heures n’étaient ainsi souvent pas appliquées, ou très lentement, et l’inflation a vite balayé les hausses de salaires – comme en 1968. Restent les congés payés, qui ont toutefois été très compliqués à appliquer localement. Les élans incroyables de 1936, 1968 et 1981 ont ainsi débouché, pour des raisons similaires, sur des mesures insuffisantes par rapport à la réalité de ces mobilisations.
Comment éviter que cela se reproduise ?
Dans l’absolu, et un absolu fondé sur les expériences passées et contemporaines, je pense qu’il faudrait des éléments divers : des manières de faire sécession, des territoires communalisés, des unités de production sous forme de mutuelles, de coopératives, des mobilisations sociales de type grève, et un gouvernement qui s’en serve comme points d’appui, en les respectant. Il pourrait alors y avoir une transformation révolutionnaire lente, qui sans doute devra passer par de la violence pour instaurer un rapport de force et mener des réformes jusqu’au bout. Il faut reprendre l’habitude de dire : c’est nous qui décidons, on ne se laissera pas déposséder, ni de notre travail, ni de la décision démocratique.
La réforme des retraites pourrait encore être abrogée le 8 juin à l’Assemblée nationale. Que devrait faire la gauche de cette victoire, si elle se produit ?
Il faudrait s’en réjouir pleinement, fêter ça avec force, et souligner que ce n’est pas d’abord une victoire institutionnelle mais le résultat de la mobilisation, dans toutes ses nuances, du soutien par procuration à l’engagement plein et entier, dans les villes de toutes tailles. Ce serait la victoire d’une combinaison entre un travail parlementaire et un travail de terrain, sans lequel le premier n’aurait pas eu cette force. Ce serait la preuve d’une unité et d’une articulation nécessaires.
Mathieu Dejean