● Qu’est-ce qui a mis le feu aux poudres ?
Guy Pernin – La direction avait organisé, la semaine précédente, une réunion à Saint-Dizier (Haute-Marne) pour discuter des conditions financières de départ des salariés de Kleber. Les propositions étaient totalement scandaleuses : une prime de départ de quatre à neuf mois de salaire selon l’ancienneté, ce qui est ridicule. En plus, seuls ceux qui pouvaient justifier d’un CDI validé par Michelin auraient pu en bénéficier !
Au cours de cette réunion, la direction a évoqué une possible restructuration de certains bâtiments de Kleber, pour en faire une sorte de mini-ANPE privée. Cette cellule serait censée gérer la situation des salariés pendant une période de transition vers d’éventuels reclassements ou mutations internes dans le groupe. Nous l’avons baptisée « Sangatte 2 », chacun comprenant bien que nous passerions par là avant d’être expulsés. Et comme pour confirmer que ce serait vraiment un camp de transit, ils envisageraient d’isoler cet endroit de l’usine. Les réfugiés de ce « Sangatte 2 » pourraient se voir interdire progressivement le droit d’accès à certains secteurs de l’usine, comme la cantine ou le comité d’entreprise ! Non seulement, ils nous jetteraient de l’usine mais, de plus, ils nous couperaient les uns des autres.
Il faut aussi savoir que la direction proposait que notre salaire soit maintenu pendant seulement neuf mois en période de reconversion. Nous réclamions la suppression de cette limite de neuf mois, car la direction s’était engagée à une solution pérenne pour tous. Or, qui peut nous dire que, dans neuf mois, le problème de chaque salarié sera réglé ? Par dessus le marché, la direction avait proposé de nous payer au Smic pendant cette période, et de verser l’indemnité complémentaire, à la fin de ces neuf mois ou trimestriellement, seulement si on le demandait et pas automatiquement. Lorsque nous leur avons fait valoir que nous avions besoin de notre salaire intégral pour vivre, tout de suite et pas dans neuf mois, il nous a été répondu, sur le ton de la raillerie, par la maîtrise, que c’était pour nous habituer à vivre avec moins d’argent ! Je crois bien que cela a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
Alors, quand les liquidateurs du groupe ont commencé à organiser les entretiens d’atelier, la colère est montée. Ils n’ont pu tenir qu’un seul entretien. Spontanément, sans aucune consigne syndicale, nous avons décidé de ne plus nous laisser faire et que ces deux cadres ne sortiraient pas. Tout le monde a arrêté le boulot, nous avons organisé un piquet de grève, nous avons bloqué la sortie des matières premières et la direction a interdit la circulation des camions. Il ne faut pas oublier non plus que, le lendemain, il y a eu l’annonce des bénéfices record de l’entreprise : 774 millions d’euros, une hausse de 35 % par rapport à l’année dernière. Quand ils nous les ont annoncés, ils avaient tellement honte qu’ils ont dit : « Un peu plus de 700. » En réalité, c’est plutôt un peu moins de 800. Et encore, ne sont pas comptées là-dedans toutes les provisions pour restructurations. Ils trichent vraiment sur tous les tableaux. Depuis des mois, on n’arrêtait pas de dire que cela allait chauffer, et rien ne se passait. Et là, quand on les a mis en garde, ils ne nous ont pas crus. Sauf que, cette fois, cela ne s’est pas passé comme ça. C’est l’accumulation qui nous a décidés. Et le sentiment qu’on se foutait de notre gueule. Par exemple, ils n’ont jamais employé le mot « licenciement », ils poussent pour que cela aille vite et ils découragent les gens pour qu’ils partent tout de suite – c’est autant de gagné pour eux.
• Les médias ont parlé de prise d’otages, qu’en pensez-vous ?
G. Pernin – C’est faux. Les deux premiers jours, ils n’ont pas demandé une seule fois à sortir. Ils n’étaient donc pas « retenus ».
• Et s’ils l’avaient demandé ?
G. Pernin – Ça aurait été non [rires]
• Pourquoi avez-vous libéré les cadres, et en quoi jugez-vous vos revendications satisfaites ?
G. Pernin – Tout d’abord, je précise que le maintien des emplois et de l’usine restera toujours notre revendications prioritaire. C’est pour cela que nous avons demandé un moratoire au moins jusqu’en 2011, sachant qu’au travers de tous les projets qui fusent, les premiers emplois n’arriveront qu’à cette date. Au départ, nous exigions des compensations financières sérieuses et réelles : 3 000 euros par année d’ancienneté, avec plancher à 30 000 euros, ce qui n’avait rien à voir avec leurs pauvres quatre à neuf mois de salaires suivant l’ancienneté sous condition d’un CDI validé par Michelin. Aujourd’hui [jour de la libération des cadres, NDLR], grâce à notre combat, il semble que nous ayons obtenu 2500 euros par année d’ancienneté [1], en plus des 3/10e de la convention collective. D’autre part, le verrou de la période de neuf mois est tombé. C’est déjà mieux que les clopinettes qui étaient prévues. Et tout ceci constitue une base minimale de négociation.
• Dans quel état d’esprit se trouvent les salariés ?
G. Pernin – Nous avons gagné une bataille. Mais ce n’est pas une victoire. La victoire, ce sera la sauvegarde de l’usine et de l’emploi. Ce qui est positif, c’est que la solidarité a payé et que notre détermination nous a permis d’obtenir des conditions de départ un peu plus dignes. Maintenant, il faut que tout soit écrit, contractualisé, sinon nous reprendrons la bagarre. C’est une belle leçon de solidarité. Nous sommes d’ailleurs en contact avec les salariés d’Arcelor et de Miko [2] pour jeter les bases d’une vraie coordination. C’est le seul moyen d’espérer lutter efficacement aujourd’hui.
* Paru dans Rouge n° 2240, 21/02/2008. Propos recueillis par nos correspondants.
Les Kléber en colère
* Rouge n° 2236, 24/01/2008.
Vendredi 18 janvier, 1 500 personnes ont manifesté dans Toul (Meurthe-et-Moselle), à l’appel de la CGT, pour protester contre la fermeture programmée du site Kléber. Depuis quelques jours, le bruit court dans les ateliers que le site toulois pourrait fermer dès cette année. Malgré leurs belles déclarations, les élus de la région n’ont évidemment rien fait pour empêcher que les 826 salariés de Kléber soient sacrifiés sur l’autel des profits de quelques actionnaires cupides. Ce qui n’a pas empêché la députée UMP de Toul, Nadine Morano, de venir provoquer les manifestants au début du rassemblement. Mal lui en a pris : à peine est-elle arrivée que les slogans ont fusé : « Morano rentre chez toi, tu n’as rien à faire là ! » Quelques dizaines de travailleurs l’ont alors entourée et fermement éconduite ! Après cet épisode, elle a osé déclarer qu’elle « n’accepterait jamais la démagogie » et que « le plan proposé par Michelin apportait des avancées sociales » !
Belles avancées, en effet, que quelques mois d’indemnités pour des vies broyées ! Les banderoles, qui fleurissaient le cortège, donnaient bien le ton : « Kléber usine viable ferme pour cause de bénéfice ; Morano, Sarko, on veut garder notre boulot », ou « Michelin assassin, menteur, requin, voleur ». Dans la manifestation, des mères de famille et des retraités étaient venus nombreux témoigner leur soutien aux salariés. Depuis la manifestation du 12 octobre, les Kléber ont compris qu’il n’était vraiment pas raisonnable de confier leur sort à des politiciens.