Bruxelles,
Pour protéger les Européens contre les effets des produits chimiques, faudra-t-il sacrifier 54 millions d’animaux de laboratoire au cours de la prochaine décennie, et non 2,5 millions, comme estimé à l’origine par les promoteurs du règlement Reach (Enregistrement, évaluation, autorisation et restriction relatifs aux substances chimiques) ? Le coût pour l’industrie de ces expérimentations animales s’élèvera-t-il à 9,5 milliards d’euros, soit six fois plus que le « devis » initial envisagé par les autorités européennes ?
Le débat a été lancé dans la revue scientifique Nature, qui a publié, jeudi 27 août, une tribune dans laquelle le toxicologue Thomas Hartung (Johns Hopkins University, Baltimore, Maryland) et Costanza Rovida, une chimiste italienne, estiment que l’Europe ne pourra pas relever le défi posé par Reach.
De quoi s’agit-il ? Entré en vigueur en 2007, Reach met en demeure l’industrie chimique européenne de répondre, d’ici à dix ans, à la question suivante : les produits commercialisés avant 1981, qui représentent encore 99 % en volume des molécules présentes sur le marché, sont-ils sûrs pour la santé humaine et l’environnement ? Reach prévoit des analyses toxicologiques systématiques pour certaines classes de ces substances et a renversé la charge de la preuve : ce sont les industriels qui doivent démontrer que ces molécules sont sans impact sur la population.
Cette révolution est en cours : fin 2008, 65 000 entreprises avaient « préenregistré » 140 000 substances à analyser. Sachant que, jusqu’alors, l’Europe n’évaluait que quelques centaines de molécules par an, l’objectif de Reach paraît intenable aux signataires de l’article de Nature. « La toxicologie réglementaire n’a ni les méthodes à haut-débit ni les techniques alternatives à l’expérimentation animale pour tenir l’objectif », estiment-ils, appelant à un moratoire sur les tests de toxicologie de la reproduction (soit la majorité des tests sur animaux) tant que des alternatives ne seront pas approuvées.
Thomas Hartung n’est pas le premier toxicologue venu. Jusqu’à il y a peu, il dirigeait le Centre européen pour la validation des méthodes alternatives, un laboratoire de la Commission européenne. Il copréside le septième congrès mondial sur les alternatives à l’utilisation de l’animal dans les sciences de la vie, qui se tient jusqu’au jeudi 3 septembre à Rome. Le 9 juillet, il avait déjà publié, dans Nature, un article rappelant que l’homme « n’est pas un rat de 70 kg », où il appelait à une révolution de la toxicologie.
Que penser de ces estimations ? « J’ai le sentiment qu’il a systématiquement choisi les fourchettes hautes », note Eric Thybaud, de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris). Certes, admet Eric Thybaud, les premières évaluations du coût de Reach étaient fondées sur une Europe à 12 membres, et non 27. Certes, cela augmente le nombre de substances à évaluer, mais toutes ne sont pas produites dans les tonnages nécessitant les tests les plus « gourmands » en animaux. Eric Thybaud concède que les méthodes alternatives méritent d’être développées plus avant, « le paradoxe étant que, dans un premier temps, pour y parvenir, il va falloir augmenter l’expérimentation animale ».
Pour le directeur général de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset), Martin Guespereau, l’argumentaire de Thomas Hartung est assez proche de celui de l’industrie chimique : Reach serait infaisable et trop cher. « La question du coût donne lieu à des évaluations très variables, rappelle-t-il. Mais l’Europe estime le bénéfice à 50 milliards sur trente ans, en raison notamment du nombre de morts humaines évitées. »
Sans surprise, la Commission européenne conteste les conclusions de l’article de Nature. D’après Ton Van Lierop, porte-parole du commissaire européen chargé de l’industrie, le nombre des substances enregistrées devrait au final rester proche des estimations initiales, soit quelque 30 000 produits.
Quant aux tests sur les animaux, la commission affirme vouloir les limiter, par le partage de données entre les industriels et les tests alternatifs. « Ils ne sont pas impératifs avant l’enregistrement définitif des produits. Il s’agit de proposer une méthode d’évaluation, c’est ensuite à l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) de dire s’il faut passer aux tests », assure M. Van Lierop.
Dans un communiqué diffusé le 28 août, l’ECHA affirme que l’analyse publiée dans Nature est « inexacte » et qu’elle surévalue par six le nombre d’animaux nécessaires. Mais elle reconnaît qu’il en faudra 9 millions et non 2,6 millions, comme avancé en 2004. Pour l’ECHA, le coût de ces tests sera bien de 1,3 milliard d’euros, et non 9,5 milliards.
L’industrie chimique reste, quant à elle, prudente sur les chiffres. « Nous ne disposons pas encore de l’inventaire des données toxicologiques manquantes, qui déterminera in fine le volume des essais animaux à faire », note Catherine Lequime, responsable Reach à l’Union des industries chimiques française.
Thomas Hartung maintient son analyse : « J’aimerais qu’on me prouve en quoi nos chiffres sont faux, car je veux que Reach réussisse. Mais nous démontrons que le test de reproduction constitue à lui seul un goulot d’étranglement. Il faut en tenir compte pour amender le système. Refuser des calculs relativement simples ne changera rien à l’affaire. »
L’article de Nature va donner de précieux arguments aux associations de défense des animaux, qui se sont manifestées dans le même sens au mois d’août. D’après ces organisations, les obligations introduites par Reach « pourraient se traduire en souffrances et décès inutiles de plus de 4 millions d’animaux ». La mécanique de Reach, ajoutent-elles, pousserait l’industrie à effectuer des « tests préemptifs », afin de respecter les délais, et non en dernier recours, comme stipulé par le règlement européen.
Hervé Morin et Philippe Ricard
Un long processus d’évaluation et d’enregistrement
Le calendrier d’application du règlement européen Reach (acronyme pour Enregistrement, évaluation, autorisation et restriction relatifs aux substances chimiques) s’étend sur plus de dix années.
Ce règlement contraint l’industrie chimique à faire la preuve que les produits mis sur le marché avant 1981 et toujours commercialisés à raison de plus d’une tonne par an ne présentent pas de risque pour la santé publique ou l’environnement.
1er juin 2007
Entrée en vigueur de Reach dans l’Union européenne.
Décembre 2008
Fin de la période de préenregistrement, qui permet aux importateurs et aux fabricants de bénéficier d’un régime transitoire d’utilisation de leurs produits. L’ECHA (Agence européenne des produits chimiques) a comptabilisé 140 000 substances préenregistrées, contre 29 000 attendues.
Décembre 2010
Date limite pour l’enregistrement des substances dont plus de mille tonnes sont commercialisées chaque année et de celles qui sont les plus préoccupantes en termes de santé et d’atteinte potentielle à l’environnement.
Les dossiers d’enregistrement doivent comporter des données toxicologiques, notamment des résultats de tests in vivo sur la toxicité pour la reproduction. L’ECHA valide les propositions d’essais animaux des industriels.
Juin 2013
Date limite d’enregistrement pour les produits dont les échanges dépassent cent tonnes.
Juin 2018
Date limite d’enregistrement pour les substances représentant plus d’une tonne.