L’annonce de la privatisation de Gaz de France (GDF) n’est pas une surprise. Depuis plus d’une décennie, les gouvernements européens, de droite comme de gauche, travaillent d’arrache-pied à la déréglementation du secteur énergétique. Deux directives, datant de 1996 et 1998, ont organisé la libéralisation partielle de l’électricité et du gaz. En 2002, l’Union européenne, avec l’accord du gouvernement de Lionel Jospin, décide l’ouverture totale des marchés, pour les professionnels, à compter du 1er juillet 2004 et, pour les particuliers, à partir du 1er juillet 2007. Chaque nouvelle étape de déréglementation déclenche une vague de fusions acquisitions et, aujourd’hui, dans cette dernière ligne droite avant la généralisation de la concurrence, on assiste à une véritable frénésie capitaliste. Ce secteur, où ne survivront au final que quatre ou cinq opérateurs, induit une compétition à haut risque pour l’ensemble des entreprises. Un marché de 450 millions de consommateurs constitue un enjeu colossal pour les puissances financières.
L’Europe de l’énergie est désormais un gigantesque champ de bataille, où les groupes les plus puissants s’affrontent à coup de dizaines de milliards d’euros. La Commission européenne, effrayée par la tournure des événements, est incapable d’inverser la dynamique. L’apprenti sorcier ne peut que constater les dégâts. Dans un « livre vert » sur la situation, Bruxelles en est réduit à faire part de ses « véritables inquiétudes », à dresser une longue liste de « dysfonctionnements » et, comble de l’ironie, à appeler de ses vœux une politique énergétique commune. À confier l’avenir du secteur aux marchés financiers - aujourd’hui, toutes les entreprises sont cotées en Bourse -, le politique se condamnait à rester spectateur.
Des questions politiques et stratégiques aussi décisives que la sécurité d’approvisionnement immédiate et sur le long terme, la dépendance énergétique, la stabilité des prix, la maîtrise et l’efficacité énergétique, ou encore l’environnement, sont soumises au bon vouloir de « l’économie casino » européenne. Le spectre des grandes pannes - comme il y en eut en Italie, en Grande-Bretagne, en Californie - et des faillites colossales - comme celle d’Enron aux États-Unis - plane sur l’Europe. Face à la crise pétrolière, ou encore à celle liée à la rupture temporaire d’approvisionnement par Gazprom en Russie, l’Europe a démontré sont incapacité à agir. Au milieu de ce qui peut très vite devenir une bérézina, les réflexes protectionnistes semblant agiter les gouvernements n’y changeront rien.
Fiasco libéral
Aucun des objectifs annoncés pour justifie l’ouverture à la concurrence n’est atteint. Bien au contraire, le bilan de l’application des directives est un constat d’échec absolu. Dans l’intérêt des consommateurs, la concurrence devait amener la baisse des prix. Mais, partout, les prix de l’électricité et du gaz connaissent une flambée globale et durable La concurrence devait permettre la mise en place d’un marché européen vertueux. Mais le mouvement de concentration des entreprises met en place un véritable oligopole, quelques opérateurs privés se partageant les territoires. Aux anciens monopoles publics nationaux se substituent des monopoles privés de taille européenne. En 2005, pas moins de 209 opérations de rachat d’entreprises se sont conclues en Europe dans le secteur du gaz et de l’électricité, pour un montant total de près de 120 milliards d’euros.
Le système électrique européen est vieillissant et nécessiterait des centaines de milliards d’investissements industriels, y compris pour opérer le tournant radical et urgent vers les énergies renouvelables non polluantes. Mais les capitaux sont mobilisés quasi exclusivement pour les rachats acquisitions. Le marché est incapable de relever ce défi. L’actualité et les nouvelles OPA lancées par les poids lourds de l’énergie en Europe confirment tous les pronostics sur les effets dévastateurs et inévitables d’une déréglementation du secteur électrique et gazier.
Sur le terrain financier, le bilan est très largement positif... pour les actionnaires. La grande ambition de construire un marché intérieur de l’énergie se résume, dans les faits, à une privatisation totale du secteur à l’échelle du continent, avec des records absolus en termes de nouvelles capitalisations boursières. En un an, les titres des principaux énergéticiens européens ont bondi de 38 % en moyenne. Sur deux ans, le secteur affiche une hausse spectaculaire de 83,5 % ! Des résultats liés à la fièvre spéculative des OPA, mais qui se justifient aussi largement par la croissance des bénéfices réalisés par les entreprises.
Electrabel, filiale belge de Suez, a ainsi vu croître ses bénéfices de 58 % en 2005. British Gaz (Centrica) affiche 64 % de hausse. Le géant allemand E.ON 71% et l’Espagnol Endesa 154 %. EDF, que le gouvernement avait présenté en difficulté financière pour justifier sa mise en Bourse, a doublé ses bénéfices en 2005 : 3,2 milliards après impôt - environ 5,3 milliards avant impôt -, pour un chiffre d’affaires de 51 milliards. Soit 10,4% de bénéfices. Ce qui signifie que les tarifs d’EDF ont été, en 2005, de 10 % supérieur à ce qu’ils auraient dû être pour un service public. Même chose pour GDF qui affiche, pour 2005, un bénéfice record : 1,74 milliard d’euros, soit une progression de 29 %. Au vu de ces résultats, les hausses de prix imposées aux usagers sont indécentes.
Usagers délaissés
Ces profits sont surtout payés par les consommateurs. Certes, depuis deux ans, la hausse des matières premières - pétrole et gaz essentiellement - tire les prix de l’énergie à des niveaux historiques, que la plupart des opérateurs répercutent largement sur leurs clients. Mais cet effet est amplifié, car cette envolée des coûts ne concerne pas tous les modes de production : les énergies hydrauliques et nucléaires ne sont pas affectées par le prix du gaz. Mais, alors qu’il y a plusieurs modes de production, il n’existe qu’un seul prix de l’électricité sur le marché et, mécaniquement, celui-ci est toujours aligné sur le coût le plus élevé. Les entreprises vendent donc le kWh nucléaire ou hydraulique au prix du kWh gaz ou pétrole.
Autre effet, propre au marché de l’électricité, l’extrême volatilité des prix, due aux variations climatiques ou aux niveaux de consommation. Passé de 20 à 56 euros entre janvier 2002 et janvier 2006, le prix de gros du MWh peut facilement atteindre 80 euros les jours de grand froid. Les usagers domestiques français, soumis à des tarifs administrés, sont encore à l’abri de ces flambées tarifaires. Ce qui ne sera plus le cas à compter du 1er juillet 2007 et la probable suppression des tarifs publics.
En France, la hausse du prix du gaz atteint 30 % depuis l’ouverture du capital de GDF, et 66 % depuis l’ouverture des marchés en 2000. Et GDF demande encore au gouvernement l’autorisation d’augmenter ses tarifs de 16 % en 2006. Le prochain alignement avec les prix du marché conduira à des hausses encore plus importantes.
C’est le cas en Grande-Bretagne, où le marché des particuliers est déjà ouvert à la concurrence. Après un bond de 14,2 % en 2005, toutes les entreprises du secteur imposent de nouvelles augmentations, pouvant aller jusqu’à 25 %. La facture moyenne de gaz et d’électricité des Britanniques a franchi la barre des 1 500 euros par an.
La rente énergétique est donc particulièrement juteuse. Les analystes financiers pronostiquent de futures augmentations à deux chiffres, à moins qu’à trop tirer sur la corde, elle ne finisse par casser. Les hausses pourraient, à court terme, devenir à ce point insupportables qu’elles obligeraient les pouvoirs politiques à intervenir pour réguler de nouveau les prix. Plane aussi la menace d’une surchauffe spéculative, comme celle qui a frappé le secteur des télécoms.
Le risque est bien réel lorsque la compétition s’aiguise et qu’elle donne lieu à des surenchères. Le numéro un allemand de l’énergie, E.ON, lance une offre de près de 30 milliards d’euros pour s’emparer de l’électricien espagnol Endesa, convoité jusqu’ici par un autre groupe espagnol, Gas Natural, qui n’offrait que 22,5 milliards. La bataille fait rage et devient vertigineuse quand l’italien ENEL annonce être prêt à soutenir Gas Natural pour contrer E-ON avec une offre équivalente. Le même Enel serait prêt à lever 50 milliards d’euros pour concrétiser son OPA sur Suez-Electrabel. À chaque annonce, les investisseurs applaudissent et les cours en Bourse battent de nouveaux records.
Monopoly
Risques accrus sur les approvisionnements, flambée tarifaire, prochaine ouverture à la concurrence du marché des particuliers, crise énergétique, les tensions qui pèsent sur le secteur précipitent la fuite en avant. Chacun jette toutes ses forces dans cette nouvelle vague de concentration beaucoup plus brutale que les précédentes.
Le « patriotisme économique » invoqué par les gouvernements allemand, espagnol, italien ou français, pour soutenir leur champion, tient plus de l’argument de circonstance afin d’abuser leurs opinions publiques que d’une réelle volonté de sauver ce qui peut encore l’être des services aux usagers, sans parler du service public, depuis longtemps oublié.
C’est au nom de ce « patriotisme économique » que le gouvernement Villepin s’apprête à privatiser GDF, en le bradant à Suez. Pour constituer, officiellement, un groupe de taille européenne capable de fournir à la fois du gaz et de l’électricité. Grande nouveauté ! Mais que faisaient EDF et GDF avec leurs structures communes et leurs 60 000 agents mixtes ? Les séparer est surtout devenu un impératif pour achever leur privatisation. Peu importe si cette décision instaure une concurrence frontale entre les deux groupes et désorganise totalement le secteur.
Les 23 et 24 mars, un nouveau sommet de l’Union devait se pencher sur le sort de l’Europe de l’énergie. Ce type d’événement ne fait plus l’actualité tant il est entendu que plus rien ne peut en sortir. La seule perspective est celle qui se construit autour du mouvement social et politique pour une Europe anticapitaliste, opposée aux privatisations et à la toute-puissance du marché. Le bilan des politiques libérales dans le secteur de l’énergie ne pourra pas être escamoté. Les termes en sont profondément politiques tant les effets du capitalisme dominant percutent inévitablement toute la société dans ses aspirations et ses besoins les plus essentiels.
Stratégique pour ceux qui nous gouvernent, l’énergie est indispensable à la vie quotidienne et indissociable du débat sur la société que nous voulons. Les enjeux de la lutte contre le changement climatique, pour le service public et le droit à l’énergie pour tous, pour la maîtrise énergétique, pour se dégager de la dépendance pétrolière et des risques nucléaires, exigent que les luttes imposent, au niveau européen, une alternative au marché. Celle d’une véritable maîtrise démocratique, pour un grand service public européen de l’énergie, 100 % public. n
Encart
Les plus gros opérateurs européens
1. EDF (France) est présent en France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Suisse.
2. E.ON (Allemagne), groupe produisant gaz et électricité, est présent en Allemagne, Royaume-Uni, Scandinavie, Europe centrale et Orientale. OPA en cours sur Endesa.
3. ENEL (Italie) possède 94% de son activité en Italie. OPA annoncées sur Suez et sur Endesa en alliance avec Gas natural.
4. RWE (Allemagne).
5. Endesa (Espagne), cible de deux OPA.
6. GDF, cible d’une absorption-privatisation par Suez.
7. Centrica (Royaume-Uni), opérateur gazier. Cible potentielle du géant russe Gazprom.
8. Electrabel (Belgique), filiale de Suez, présent en France et en Italie.
9. Gas natural (Espagne), OPA en cours sur Endesa.