Lucien Goldmann - « Gica » pour les amis - le plus hétérodoxe des sociologues marxistes juifs roumains naturalisés français, était un « marxiste pascalien ». On connaît l’hegélo-marxisme, le marxisme kantien et le marxisme wébérien ; mais le concept de marxisme pascalien est inconnu dans les histoires du marxisme. Or, il me semble qu’il convient tout à fait à l’auteur du Dieu caché [1]. Certes, plusieurs marxistes se sont intéressés à Pascal ; à peu près la même époque que le livre de Goldmann sont parus deux volumes sur l’auteur des Pensées par Henri Lefebvre ; mais, comme nous verrons plus loin, celui-ci ne se réclamait nullement de l’héritage pascalien.
Peut-on alors parler d’une influence de Pascal sur Goldmann ? Comme celui-ci l’explique dans un passage capital de Sciences humaines et la Philosophie [2], l’influence n’explique rien : elle demande à être expliquée : « Tout écrivain ou penseur trouve autour de lui un grand nombre d’œuvres littéraires, morales, religieuses, philosophiques, etc, qui constituent autant d’influences possibles, parmi lesquelles il devra nécessairement choisir. Le problème qui se pose à l’historien ne se limite nullement à savoir si Kant a subi l’influence de Hume, Pascal, celle de Montaigne, Voltaire, celle de Locke, etc ; il faut expliquer pourquoi ils ont subi précisément cette influence et pas une autre, et pourquoi à cette époque déterminée de l’histoire. ‘L’influence’ est donc en dernière analyse un choix, une activité du sujet individuel et social, et non une réception passive. Cette activité se manifeste aussi par les transformations/déformations/métamorphoses que le créateur fait subir à la pensée dans laquelle il se retrouve et qui l’influence : quand nous parlons par exemple de l’influence d’Aristote sur le thomisme, il ne s’agit pas exactement de ce qu’Aristote a réellement pensé et écrit, mais Aristote tel qu’il a été élu et compris par Saint Thomas ».
Cela s’applique tout à fait au rapport de « Gica » à Pascal : il s’agit d’un choix, d’une appropriation, d’une interprétation, dans un contexte historique déterminé. A un certain moment de son parcours intellectuel et politique, Lucien Goldmann a eu besoin de certains arguments qu’il a trouvés chez Pascal, et qu’il a intégrés, en les réinterprétant, à son système de pensée. Trois de ces arguments me semblent décisifs : la vision tragique du monde, la critique de l’individualisme et, surtout, le pari.
La vision tragique du monde
Commet expliquer donc « l’influence » de Pascal sur l’auteur du Dieu caché ? Comment se fait-il que Lucien Goldmann, penseur marxiste/humaniste, juif et athée, s’intéresse à la vision tragique du monde des jansénistes et de Pascal ?
Une de ses premières références à Pascal se trouve dans la préface de 1948 à l’édition française de sa thèse sur Kant : « Très souvent, là où nous écrivions ‘Kant a été lé premier…’ Nous aurions pu écrire Blaise Pascal ». Cependant, Pascal et sa vision tragique du monde ne se trouvent pas encore au centre de ses préoccupations ; son travail futur est présenté dans les termes suivants : « A paraître du même auteur : Etudes sur la pensée dialectique et son histoire : Pascal, Goethe, Marx » [3].
En d’autres termes : en 1948, la pensée dialectique était l’objet d’étude, et Pascal n’était envisagé qu’en tant que précurseur de celle-ci. Ce n’est que par la suite, vers 1949-50, que Pascal, Racine et la vision tragique du monde vont absorber entièrement son intérêt. On ne peut pas considérer l’abandon du projet Pascal-Goethe-Marx au profit du travail Pascal-Racine comme découlant de la dynamique de la recherche elle-même. A notre avis, il ne peut être compris que par un déplacement du point de vue politique de Goldmann, en réponse aux conditions historiques des années 1949-53 : guerre froide internationale, guerres impérialistes en Asie (Indochine, Corée), grands procès staliniens, division du mouvement ouvrier entre un stalinisme jdanovien et une social-démocratie anticommuniste, faiblesse ou dispersion des courants révolutionnaires indépendants.
Le lien entre cette conjoncture et sont orientation vers l’œuvre de Pascal est d’ailleurs implicitement reconnu dans un passage révélateur du Dieu caché : « Une fois de plus les forces sociales qui ont permis au XIXe siècle de surmonter la tragédie dans la pensée dialectique et révolutionnaire, sont arrivées, par une évolution que nous ne pouvons pas analyser ici, à subordonner l’humain, les valeurs, à l’efficacité, une fois de plus les penseurs les plus honnêtes sont amenés à constater la rupture qui effrayait déjà Pascl entre la force et la justice, entre l’espoir et la condition humaine. C’est d’ailleurs cette situation qui a suscité, non seulement la conscience de l’ambigüité du monde et du caractère inauthentique de la vie quotidienne, mais aussi l‘intérêt renouvelé pour les penseurs et les écrivains tragiques du passé ». Une note en bas de page précise : « ces lignes ont été écrites en 1952 ». [4] Evidemment, c’est du stalinisme qu’il s’agit, ce phénomène qui exerçait encore, au début des années 1950, une considérable influence sur l’intelligentsia française - il suffit de penser aux articles de Sartre dans Les Temps Modernes - et sur lequel « Gica » écrivait en 1957, peu après le 20e Congrès du PCUS : « Les intellectuels socialistes ont, dans le monde entier, subi pendant de longues années le stalinisme comme une fatalité tragique et inéluctable ». [5]
Certes, la vision du monde dont se réclame Goldmann est la dialectique marxiste, tel que Lukacs l’avait formulée dans Histoire et conscience de classe (HCC) et non la vision tragique de Pascal et des jansénistes. Mais il ne croit plus, comme en 1945-47, au lendemain de la Libération, à l’avènement imminent de la paix, de la démocratie et de l’humanisme socialiste. Dans l’édition allemande du Kant il décrivait l’évolution de Lukacs, depuis L’Ame et les Formes de 1910 jusqu’ à Histoire et conscience de classe (1923) comme le « dépassement de la tragédie » : « Le livre (HCC), qui présente une richesse incroyable…contient non seulement des innombrables analyses politiques, sociologiques, méthodologiques et historico-culturelles, mais aussi et surtout une philosophie de l’existence humaine, optimiste et pleine d’espoir, qui dépasse la métaphysique de la tragédie par une Aufhebung dans le sens hégélien ». [6]
En 1948, la conjoncture commence à changer : début de la guerre froide, défaites graves de la gauche en France, Italie et Grèce, rupture entre l’URSS et Tito. Goldmann constate la nouvelle situation avec regret et lucidité dans la préface de 1948 à l’édition française du Kant : « il nous faut avouer que…pour ce qui concerne l’avenir immédiat - nos espoirs ne se sont pas réalisés. Au lieu d’un monde amélioré, d’une communauté meilleure, de nouveaux nuages s’amassent. L’éventualité d’une nouvelle guerre est entrée dans l’ordre normal des choses. (…) Au milieu de cette dépression et de cette inquiétude, les conditions ne sont évidemment pas favorables à une philosophie de l’optimisme et de l’espoir ». Cela ne signifie nullement que Goldmann se rallie à ce qu’il appelle « les philosophies nihilistes et désespérées » ; il continue, au nom de Hegel et de Marx à « croire en la victoire finale de l’homme et de la raison », mais son intérêt pour la vision tragique du monde est accru, et va s’approfondir, pour les mêmes raisons, au début des années 1950, quand il rédige Le Dieu caché.
Il est intéressant de contraster le livre de Goldmann avec le Pascal d’Henri Lefebvre, publié en deux volumes peu près à la même époque : le premier tome en 1949 et le deuxième en 1954. Au-delà des divergences théoriques et sociologiques entre les deux auteurs, leur désaccord essentiel peut être illustré par les derniers paragraphes de l’ouvrage - par ailleurs fort intéressant - de Lefebvre : « En verité nous ne ‘sommes’ plus des cibles pour lui (Pascal). L’histoire avance, alors il se situe dans l’horizon d’une époque qui s’éloigne (…). L’intérêt violent suscité par sa tragédie suscite sa contrepartie critique. L’angoisse de l’aliénation pascalienne nous devient peu à peu étrangère. Elle s’éloigne en tant qu’angoisse métaphysique : le spectre de Hamlet, celui de Pascal, nous font frissonner, mais nous ne croyons pas aux spectres. Cette angoisse, maintenant, est pour nous datée ». [7]
Henri Lefebvre était trop lucide et trop intelligent pour accepter toute la mythologie stalinienne ; toutefois, en tant que militant du PCF, il se situe, dans une large mesure, dans le cadre de l’optimisme officiel du mouvement communiste : l’URSS construit le socialisme, le PCF est le grand parti de la classe ouvrière. L’angoisse de Pascal ne peut être pour lui que « étrangère » et « datée », tandis qu’elle est vécue et actuelle pour Goldmann. En d’autres termes : les options politiques distinctes des marxistes Lefebvre et Goldmann constituent un des motifs importants de leur approche divergente de la vision tragique du monde chez Pascal.
La critique de l’individualisme
Selon Goldmann, le cogito cartésien inaugure une forme de pensée qui ne connaît que le sujet individuel, et qui fait de l’individu isolé un commencement absolu : la monade sans portes ni fenêtres de Leibniz, l’empirisme anglais, le rationalisme de l’entendement, la philosophie des Lumières, l’homo oeconomicus des économistes classiques, le « Moi » fichtéen, le nouveau cogito husserlien, l’existentialisme, sont autant de manifestations de cette vision du monde. Cette liste est loin d’être exhaustive et l’on pourrait y ajouter beaucoup d’autres formes non étudiées par Goldmann, comme l’économie marginaliste, le darwinisme social, le courant de « l’individualisme méthodologique » dans les sciences sociales, etc.
En tant que sociologue de la culture, Goldmann s’intéresse aux fondements sociaux et historiques de cet individualisme, et examine critiquement les liens entre le développement de l’économie de marché, dans laquelle l’individu apparaît comme source autonome de ses décisions et de ses actes, et l’apparition des visions du monde qui voient dans ce même individu la source première de la connaissance et de l’action. La pensée des Lumières du l8ème siècle français en est l’exemple le plus frappant : « Au moment où les hommes ont perdu toute conscience de l’existence d’une organisation globale supra-individuelle de la production et de la distribution des biens, les philosophes des Lumières réclament très haut la reconnaissance de l’entendement individuel comme instance suprême qui ne doit se soumettre à aucune autorité supérieure. » [Lucien Goldmann, « La philosophie des Lumières », 1960, in Structures mentales et création culturelle (SMCC), Paris, Editions Anthropos, 1970, pp. 29-30.]]
Sur ce fondement d’individualisme, d’autres liens unissent encore la philosophie des Lumières à la bourgeoisie : ses principales catégories mentales correspondent toutes, à un degré ou à un autre, à la structure de l’échange qui constitue le noyau de la société bourgeoise naissante. Cela vaut aussi bien pour le contrat, en tant que mode fondamental des relations humaines, que pour la tolérance, l’universalité, la liberté formelle, l’égalité juridique, la propriété privée. Il ne s’agit pas, pour Goldmann, de nier l’importance humaine de plusieurs de ces catégories, mais de montrer leurs limites, et les conséquences qui résultent de cette absolutisation de l’individu et du marché, ainsi que de l’abolition de toute réalité supra-individuelle - que ce soit Dieu, la Totalité, l’Être ou la communauté. La pensée individualiste ne conçoit la société que comme une somme d’individus , et la vie sociale comme le produit de la pensée et des actions d’un grand nombre d’individus dont chacun constitue un point de départ absolu et isolé. [8] Le rapport des individus à la totalité sociale ne peut donc être que celui qu’ils ont avec le marché : l’observation de son mouvement « objectif », l’étude de ses « lois scientifiques ».
Si la vision individualiste du monde trouve sa première formulation cohérente dans le cogito cartésien (« Je pense, donc je suis »), la pensée dialectique commence, selon Goldmann, « avec une phrase outrée peut-être, mais qui est presque un manifeste : « Le moi est haïssable » » (Pascal). Goethe, Hegel, Marx et Lukacs vont développer cette intuition, en faisant du sujet transindividuel le point de départ de l’action et de la connaissance : « pour la dialectique, le fondement ontologique de l’histoire, c’est la relation de l’homme avec les autres hommes, le fait que le ’Je’ individuel n’existe que sur l’arrière-plan de la communauté ». Dans cette perspective, les autres êtres humains ne sont plus simplement des objets de connaissance ou d’observation, mais ceux avec lesquels j’agis en commun [9].
Or, ce n’est que par rapport à un sujet transindividuel que l’on peut formuler une éthique cohérente - inséparable de la connaissance et de l’action du groupe. La pensée individualiste conséquente ne connaît que la vérité et l’erreur, le rationnel et l’absurde, la réussite ou l’échec. La morale comme domaine propre et relativement autonome n’existe que « lorsque les actions de l’individu sont jugées par rapport à un ensemble de normes du bien et du mal qui le transcendent » et qui se réfèrent à une valeur transindividuelle : un Dieu surhumain ou la communauté humaine, « l’un et l’autre en même temps extérieur et intérieur à l’individu » [10].
De ce point de vue, la pensée dialectique est héritière des inquiétudes de la vision tragique du monde, et tout particulièrement, de Pascal : « Le problème central de la pensée tragique, problème que seule la pensée dialectique pourra résoudre sur le plan en même temps scientifique et moral, est celui de savoir si dans cet espace rationnel (...) il y a encore un moyen, un espoir quelconque de réintégrer les valeurs morales supra individuelles, si l’homme pourra encore retrouver Dieu ou ce qui pour nous est synonyme et moins idéologique : la communauté et l’univers. » En sécularisant de cette forme abrupte l’idée tragique de Dieu, Goldmann efface un peu trop vite ce qui fait la spécificité de la religion face à la pensée communautaire. Mais il essaye en réalité de mettre en lumière l’affinité occulte entre le christianisme tragique de Pascal et le socialisme marxien.
Ce que les deux ont en commun c’est tout d’abord « la foi en un ensemble de valeurs qui transcendent l’individu ». La différence essentielle qui les sépare c’est l’absence de perspective historique de la vision tragique, qui admet le monde existant comme définitif et inchangeable, sans espoir d’avenir : il s’agit d’une pensée incapable de remplacer le monde atomiste et mécaniste de la raison individuelle par une nouvelle communauté. Le refus absolu et radical du monde dans la vision tragique ne connaît qu’une seule dimension temporelle : le présent [11].
La pensée dialectique, le socialisme, au contraire, sont radicalement orientés vers l’avenir de la communauté humaine. Mais ils relèvent eux aussi de cette « religion au sens large » : une foi dans des valeurs transindividuelles. Dans son grand essai sur la philosophie des Lumières de 1960, Lucien Goldmann envisage dans les termes suivants les grands choix qui se présentent à l’humanité à notre époque : « Voici l’alternative : société désacralisée, marquée par la réussite technique, entièrement rationalisée, ou bien communauté humaine qui reprendra et développera sans doute les possibilités techniques crées par la société bourgeoise, mais surmontera en même temps l’aliénation et créera une nouvelle religiosité immanente - affranchie de toute transcendance - de la communauté humaine et de l’histoire ? ». Une lecture superficielle de ce passage pourrait suggérer une opposition entre la raison et l’espoir, mais quelques paragraphes plus tard, l’alternative est explicitée comme un choix entre un savoir technique, indiffèrent aux valeurs de la communauté et une foi immanente en la communauté, ou, en d’autres termes, « qui, de l’entendement ou de la raison, du capitalisme ou du socialisme, sera l’avenir de l’humanité ». [12] Il s’agit donc d’un dépassement du Verstand individualiste par la Vernunft dialectique, qui s’ouvre, face au désenchantement capitaliste du monde, à une dimension religieuse immanente , sacrée et profane à la fois.
L’affirmation hardie et presque provocatrice d’une « affinité élective » entre la foi marxiste et la foi tragique (chrétienne), et leur commune opposition aux visions individualistes du monde, n’a pas eu beaucoup d’échos dans la pensée chrétienne en France. Il faudra attendre les années 80, bien après sa mort, pour qu’un courant chrétien s’en réfère : la théologie de la libération latino-américaine. Dans son livre La force historique des pauvres (1982), Gustavo Gutierrez, le fondateur de cette théologie critique et novatrice, d’inspiration socialiste/communautaire, écrivait ceci : « L’individualisme est la note la plus importante de l’idéologie moderne et de la société bourgeoise. Pour la mentalité moderne, l’homme est un commencement absolu, un centre autonome de décisions. L’initiative et l’intérêt individuels sont le point de départ et le moteur de l’activité économique. (...) Ainsi que le fait remarquer L. Goldmann avec perspicacité, l’empirisme est aussi une expression de cet individualisme. Comme le rationalisme, l’empirisme est également l’affirmation que la conscience individuelle est l’origine absolue de la connaissance et de l’action. » Dans une note en bas de page, Gutierrez se réfère à l’édition latino-américaine de l’essai de Goldmann sur la philosophie des Lumières (La ilustracion y la sociedad actual, Caracas, 1968) et ajoute : « Beaucoup des observations que nous avons faites sur la relation entre la mentalité éclairée et l’économie capitaliste s’inspirent de ce travail ». Comme la pensée dialectique dont se réclamait Goldmann, la réflexion chrétienne de Gutierrez se réfère à un sujet transindividuel : « Le ’locus’ de la théologie de la libération est autre. Il est dans les pauvres du sous-continent, dans les masses indigènes, dans les classes populaires ; il est dans leur présence en tant que sujet actif et créateur de sa propre histoire, dans les expressions de leur foi et de leur espérance au Christ pauvre, dans leurs luttes pour se libérer » [13].
Le pari
Les visions du monde individualistes - rationalistes ou empiristes - ignorent le pari. Il ne trouve sa place qu’au cœur des formes de pensée en rupture avec l’individualisme : la vision tragique et la dialectique. Cela ne veut pas dire que les deux sont identiques : écartant le soupçon de vouloir « christianiser le marxisme », Goldmann - par ailleurs Juif athée et rationaliste ! - insiste sur l’opposition constante de celui-ci à toute religion révélée affirmant l’existence d’un être suprême surnaturel : « La foi marxiste est une foi en l’avenir historique que les hommes font eux-mêmes, ou plus exactement que nous devons faire par notre activité, un « pari » sur la réussite de nos actions ; la transcendance qui fait l’objet de cette foi n’est plus ni surnaturelle ni transhistorique, mais supra-individuelle, rien de plus mais aussi rien de moins ». En tant que pensée rationaliste, la dialectique marxiste est héritière de la philosophie des Lumières, mais par sa foi dans des valeurs transindividuelles, elle « renoue...par délà six siècles de rationalisme thomiste et cartésien avec la tradition augustinienne », dont se réclamaient Pascal et les jansénistes. L’acte de foi, affirme tranquillement Goldmann, est le fondement commun de l’epitemologie augustinienne, pascalienne et marxiste, bien qu’il s’agisse dans les trois cas d’une « foi » essentiellement différente : évidence du transcendant, pari sur le transcendant, pari sur une signification immanente [14].
Si le terme « foi » apparaît souvent, de forme rhétorique, dans la littérature marxiste, Goldmann est le premier à avoir essayé d’explorer les implications philosophiques, éthiques, méthodologiques et politiques de cet usage. Sans craindre l’« hérésie » par rapport à la tradition matérialiste-historique , il découvre, grâce à son interprétation peu orthodoxe et profondément novatrice de Pascal, l’affinité occulte, le tunnel souterrain qui relie, en passant sous la montagne des Lumières, la vision tragique (religieuse) du monde et le socialisme moderne.
Comparant Pascal et Marx dans le Dieu Caché, il met en évidence tout d’abord ce qu’ils ont en commun : « Il serait tout aussi absurde pour Pascal et Kant, d’affirmer ou de nier l’existence de Dieu au num d’un jugement de fait que pour Marx d’affirmer ou de nier, au nom d’un tel jugement, le progrès et la marche de l’histoire vers le socialisme. L’une et l’autre affirmation s’appuyant sur un acte du cœur (pour Pascal) ou de la raison (pour Kant et Marx) qui dépasse et intègre à fois le théorique et le pratique dans ce que nous avons appelé un acte de foi ». Cet acte de foi, [15] qui se trouve donc au point de départ de la démarche marxiste selon Goldmann, est comme tout acte semblable, fondé sur un pari : la possibilité de réalisation historique d’une communauté humaine authentique (le socialisme) . Ce n’est pas sûr qu’on trouve beaucoup d’écrits de Marx ou d’Engels qui fondent « la marche de l’histoire vers le socialisme » sur un « acte de foi », plutôt que des « jugements de fait » scientifiques ! Il s’agit, de la part de Goldmann, d’une interprétation, assez hétérodoxe et iconoclaste ; mais elle a l’immense avantage, grâce au concept de pari, de débarrasser le marxisme de la lourde charge positiviste/scientiste et déterministe qui a tellement pesé, au cours du 20e siècle, sur son potentiel subversif et émancipateur, et de donner toute sa place au « facteur subjectif », à l’« optimisme de la volonté », à l’engagement, à l’action collective.
L’intérêt pour le pari pascalien est sans doute motivé, chez l’auteur du Dieu Caché, par un horizon politique : rompant avec l’illusion déterministe et évolutionniste d’un avenir socialiste inévitable, garanti par les lois de l’histoire ou par les contradictions internes du capitalisme, Goldmann est convaincu qu’on ne peut que parier sur le triomphe de l’option authentiquement humaine « dans l’alternative qui s’offre à l’humanité du choix entre le socialisme et la barbarie ». [16] Il est évident que cette formulation doit beaucoup à la brochure Junius de Rosa Luxemburg - La crise de la social-démocratie (1915) – où apparaît pour la première fois l’expression « socialisme ou barbarie ». Goldmann avait un exemplaire de l’édition originelle, en allemand, de ce document, publié à Berne en 1915, dont il a probablement fait l’acquisition pendant son séjour en Suisse (au cours de la Deuxième Guerre mondiale), et cette expression apparaît souvent dans ses écrits [17]. Dans un de ses derniers textes - il date de septembre 1970 - il écrivait, cette fois en référence directe à l’auteure de la Crise de la social-démocratie : « l’alternative formulée par Marx et par Rosa Luxemburg reste toujours valable ; aux deux pôles extrêmes, de l’évolution se dessinent les images extrêmes de la barbarie et du socialisme » [18].
Comme l’ont montré Pascal et Kant, observe Goldmann, rien sur le plan des jugements à l’indicatif, des « jugements de fait » scientifiques, ne permet d’affirmer ni le caractère erroné ni le caractère valable du pari initial. Celui-ci n’est pas l’objet d’une « preuve » ou démonstration factuelle, mais se joue dans notre action commune, dans la praxis collective. D’autre part, seule la réalisation future du socialisme relève du pari : les autres thèses ou affirmations du marxisme sont sujettes « au doute et au contrôle permanent des faits et de la réalité ». [19] D’autre part, aussi bien le pari pascalien que le pari dialectique impliquent à la fois le risque, le danger d’échec et l’espoir de réussite. Ce que les distingue c’est la nature transcendantale du premier (pari sur l’existence de Dieu) et purement immanente et historique du deuxième (pari sur le triomphe du socialisme dans l’alternative qui s’offre à l’humanité du choix entre le socialisme et la barbarie) [20].
Il serait donc tout à fait erroné d’ignorer les différences entre ces deux formes du pari. Goldmann revient sur cette question dans une remarquable communication présentée au premier Colloque de philosophie de Royaumont, « Le pari est-il écrit ‘pour le libertin’ ? » (1954). Tout d’abord il met en évidence a portée humaine universelle du pari : « Le pari est fondamentalement l’expression du paradoxe de l’homme et de sa condition. Pour que l’homme vive en tant qu’homme, il doit engager sa vie sans réserve, dans l’espoir d’une valeur authentique dont le signe le plus clair est qu’elle est réalité ». Mais il n’insiste pas moins sur ce qui distingue le pari pascalien du marxiste : « Le pari de Pascal porte sur l’éternité et le bonheur infini promis par dieu aux croyants, et non pas sur l’avenir historique que nous devons créer avec le secours des hommes ». Certes, le pari pascalien se retrouve au centre de la pensée marxiste « en tant que pari sur l’avenir historique », mais il s’agit d’une forme évidemment modifiée, « qui intègre et dépasse le pari pascalien ». Le « pari marxiste » - l’expression est de Goldmann - est un engagement sur une action, dont le succès « ne saurait jamais être certitude absolue, dogmatique ; comme l’indique la célèbre formule « socialisme ou barbarie », « il ne s’agit pas d’une certitude pure, d’une fatalité irrévocable (…) » [21]
A la question « faut-il parier ? » Pascal répondait que l’être humain est toujours déjà « embarqué ». Quelles que soient les différences évidentes entre son pari et celui de Marx, « l’idée que l’homme est ’embarqué’, qu’il doit parier, constituera à partir de Pascal l’idée centrale de toute pensée philosophique consciente du fait que l’homme n’est pas une monade isolée qui se suffit à elle-même, mais un élément partiel à l’intérieur d’une totalité qui le dépasse et à laquelle il est relié par ses aspirations, par son action et par sa foi ; l’idée centrale de toute pensée qui sait que l’individu ne saurait réaliser seul, par ses propres forces aucune valeur authentique et qu’il a toujours besoin d’un secours transindividuel sur l’existence duquel il doit parier, car il ne saurait vivre et agir que dans l’espoir d’une réussite à laquelle il doit croire ». [22] Plus qu’un hommage à Pascal, ce passage propose une nouvelle interprétation, assez hétérodoxe, de la signification du marxisme comme pari révolutionnaire.
Goldmann ne s’intéresse pas beaucoup pour l’aspect « mathématique » du pari pascalien, le calcul de probabilités, la comparaison entre le bonheur fini sur terre et le bonheur infini de l’éternité - argument qui sert à justifier, selon Pascal, le choix de parier sur l’infini. Il ne s’agit, pour l’auteur du Dieu caché que d’un « vêtement extérieur » qui ne concerne pas l’essentiel de l’argument. Il me semble qu’il s’agit tout de même d’une différence capitale avec le pari utopique : tandis que le croyant chrétien parie sur un bonheur éternel grâce au salut de son âme individuelle, le « croyant socialiste » parie sur un bonheur collectif auquel rien n’assure qu’il en prendra part. Se pourrait-il que la foi utopique soit plus ascétique que celle du jansénisme ? ?
Selon Pascal, celui qui a compris « la règle des partis », la nécessité pour tout être humain, « déjà embarqué », de parier, sait qu’il « doit travailler pour l’incertain ». On retrouve cette idée, avec une terminologie différente, chez un auteur qui apparemment ne connaissait pas Pascal ; il s’agit d’ un autre juif antifasciste exilé en France, mais qui n’a pas eu la même chance que Lucien Goldmann : Walter Benjamin. Le pessimisme mélancolique de Benjamin n’est pas sans avoir des affinités avec la vision tragique du monde étudiée par Goldmann, même si, en dernière analyse, l’espoir utopique reste l’horizon ultime de sa pensée. L’utopie émancipatrice est pour Benjamin un « travail pour l’incertain », un pari dont rien, aucune loi de l’histoire, ne garantit l’issue favorable.
La réflexion sur le pari est sans doute un des aspects les plus fascinants de l’œuvre de Goldmann, mais elle n’a pas trouvé beaucoup de place dans les principaux ouvrages dédiés à sa pensée. Certes, le pari figure dans le titre de l‘excellente biographie intellectuelle publiée par Mitchell Cohen, The wager of Lucien Goldmann, mais il est très peu question de ce wager dans le texte même du livre. Quant au remarquable livre de Pierre Zima, il inclut un chapitre intitulé « Pari tragique/pari dialectique », mais paradoxalement il ne dédie au pari proprement dit que deux paragraphes. [23] Cette critique vaut aussi pour notre ouvrage de 1973, - Sami Naïr et moi-même - qui ne contient qu’une page et demie sur le pari.
On ne peut pas dire que le marxisme pascalien de Goldmann a eu beaucoup d’influence. Curieusement, les théologiens de la libération l’ont ignoré. Mais on trouve, ici ou là, des échos de sa démarche. Par exemple, dans une référence évidente à la thèse de Goldmann – qu’il avait choisi pour être son directeur de thèse – Ernest Mandel argumentait, dans un essai sur les raisons de la fondation de la Quatrième Internationale (1988) : puisque la révolution socialiste ést la seule chance de survie de la race humaine, il ést raisonnable de parier sur elle en luttant pour sa victoire. Selon ses propres termes :
Jamais l’équivalent du “ pari pascalien ” en rapport avec l’engagement révolutionnaire n’a été aussi valable qu’aujourd’hui. En ne s’engageant pas, tout est perdu d’avance. Comment pourrait-on ne pas faire ce choix même si les chances de réussite ne sont que d’un pour cent ? En réalité, les chances sont bien meilleures que cela. [24]
Quelques années plus tard, un autre brillant intellectuel marxiste appartenant au même courant que Mandel, Daniel Bensaïd, rendra un hommage appuyé à Goldmann dans son beau livre Le pari mélancolique. Voici ce qu’il écrit dans l’épilogue, intitulé « Politique du pari » : « Lucien Goldmann voit dans ce pari ‘un tournant décisif de le pensée moderne’ : le passage des philosophies individualistes à la pensée tragique. La théorie de Marx entretien selon lui plus d’une intime affinité avec l’attitude pascalienne. » L’engagement politique, lié aux incertitudes de l’action, « reste, irréductiblement, de l’ordre du pari ». Le rapprochement entre Pascal et le marxisme se justifie, puisque « dans la religion du dieu caché comme dans la politique de l’événement improbable, cette obligation du pari définit la condition tragique de l’homme moderne ». Sensible à cette dimension tragique, mais obstinément fidèle au projet révolutionnaire, Bensaïd termine son livre avec un constat : « Il est mélancolique, sans doute, ce pari sur l’improbable nécessité de révolutionner le monde » [25].
Pour conclure : le pari est peut-être l’apport le plus important, le plus novateur et le plus significatif du marxisme pascalien de Lucien Goldmann. Et aussi le plus actuel, dans ce début du 21e siècle, où la catastrophe écologique, qui s’approche à une vitesse grandissante, constitue pour l’avenir de l’humanité une menace sans précédent. « Un autre monde est possible », mais rien ne garantit, hélas, sa réalisation. Il ne nous reste que le pari, dans sa double dimension théorique et pratique : comprendre le monde et agir collectivement pour le transformer.
Michael Löwy
Résumé de la communication
On peut parler, à propos de Lucien Goldmann, de « marxisme pascalien ». À un certain moment de son parcours intellectuel et politique comme penseur marxiste hétérodoxe, Goldmann a eu besoin de certains arguments qu’il a trouvés chez Pascal, et qu’il a integrés à son système de pensée ; il s’agit d’une choix actif et d’une ré-interprétation, dans un contexte historique déterminé. Cette appropriation de Pascal par l’auteur du Dieu Caché concerne surtout trois aspects : la vision tragique du monde, la critique de l’individualisme et, surtout, le pari.