La sortie de l’euro est évoquée par certains courants de gauche en Europe comme un moyen de rompre
avec l’Europe néolibérale et de dégager ainsi des marges de manœuvre pour une autre politique. Cette
position est défendue notamment par Costas Lapavitsas pour la Grèce et Jacques Sapir pour la France [1].
Le débat doit éviter deux procès symétriques : celui qui consiste à dire que ce projet nourrit le
programme du Front National, et, en sens inverse, celui qui accuse d’« européisme » ou de « libre
échangisme » les critiques qui lui sont adressées.
L’argument principal en faveur de la sortie de l’euro est que la monnaie nationale ainsi rétablie pourra
être dévaluée, de manière à restaurer la compétitivité du pays. Il renvoie au caractère délibérément
tronqué de la construction européenne : en rendant impossible toute dévaluation, l’euro était conçu
comme un instrument de discipline salariale, puisque le salaire devenait la seule variable d’ajustement.
Mais cette discipline a été en partie contournée, notamment en Espagne, grâce à la possibilité offerte
par l’euro d’avoir un déficit extérieur croissant, ainsi que par une logique de bulle et de surendettement.
La solution cohérente aurait été, et est toujours, la mise en place de fonds de transfert et
d’harmonisation, donc d’un budget européen élargi, solution qui a toujours été refusée en pratique.
Tous les efforts des dirigeants européens sont allés au contraire dans le sens d’une réduction de ce
budget.
Une dévaluation compétitive ne peut de toute manière réussir que si les pays voisins ne font pas tous la
même chose. D’où d’ailleurs des propositions plus ou moins réalistes de double euro ou de monnaie
commune (un euro vis-à-vis de l’extérieur, des monnaies nationales à l’intérieur). Mais le projet de
sortie de l’euro repose sur une illusion et un oubli. L’illusion est que la dévaluation permettrait à un
pays de doper sa croissance. Jacques Sapir parle de « retrouver rapidement un sentier de forte
croissance, par une amélioration instantanée de notre compétitivité-prix grâce à une dévaluation
d’environ 25 % ». L’idée de construire une forte croissance fondée sur l’essor des exportations sur le dos
des « concurrents » repose sur l’idée fausse que les pertes de marché de la France s’expliquent
principalement par un manque de compétitivité-prix. Ce n’est pas le cas à l’intérieur de l’Europe et, vis-
à-vis du reste du monde, c’est le taux de change de l’euro qui pèse et qu’il faut donc gérer à ce niveau.
Politiquement, cette voie débouche sur une guerre commerciale ouverte en Europe et ne définit donc
pas un projet coopératif. Mais l’oubli majeur porte sur la dette publique. Elle est libellée en euros ou en
dollars, et serait gonflée à proportion de la dévaluation qui aurait également pour effet de rendre les
importations plus chères. D’un point de vue stratégique, il s’agit là d’une erreur majeure, qui consiste à
mettre la charrue avant les bœufs, en alourdissant la dette publique et en exposant la nouvelle monnaie
aux assauts spéculatifs.
L’alternative à la sortie de l’euro n’est pas fondée sur une confiance naïve dans les vertus du libre
échange, ni dans l’attente angélique d’une bonne Europe. Elle consiste à remettre les choses à l’endroit,
autrement dit de commencer par prendre les mesures allant dans le sens de la transformation sociale.
Par exemple des emplois stables, des salaires décents, l’extension de la protection sociale et des services
publics plutôt que les ponctions financières, les inégalités et la régression sociale. Cela implique un bras
de fer avec les institutions européennes s’appuyant sur la légitimité d’une telle orientation qui pourrait
être étendue à plusieurs pays [2]. Une telle expérience devrait être protégée par des mesures
protectionnistes, notamment un contrôle des capitaux. On sait donc ce qu’on protège. Quant à la sortie
de l’euro, elle n’est pas à exclure mais il serait absurde de l’annoncer à l’avance et de brûler d’emblée
cette cartouche. Si prend soin de distinguer les fins et les moyens, le fond de la question porte sur la
nature du projet de société : plus de croissance grâce à la dévaluation, ou bien un développement fondé
sur une autre répartition des revenus ?
Michel Husson,
1 Voir ici (http://hussonet.free.fr/autreuro.htm) le débat entre Jacques Sapir et Jean-Marie Harribey en France, et entre Costas Lapavitsas et Özlem
Onaran au Royaume-Uni.
2 Voir « Euro-stratégie : une esquisse, Regards, décembre 2010. Disponible sur ESSF (article 22053).