Révolutions de la jeunesse ou du mouvement ouvrier ?
Dans les deux pays il s’agit d’une combinaison des deux.
La jeunesse a joué un rôle décisif dans le le déclenchement de ces deux révolutions. Massivement touchés par le chômage, qu’ils soient diplômés ou non, les jeunes ne supportaient plus l’arbitraire policier et la censure. Ils étaient par ailleurs plus aptes que leurs aînés à se saisir des nouveaux moyens de communication pour contourner les entraves considérables au droit de s’exprimer et de s’organiser.
Mais si ces deux dicateurs ont été chassés, c’est également parce que le mouvement ouvrier est massivement entré en action. Ces révolutions ne sont pas tombées du ciel par le miracle de Facebook ou d’Al-Jezera. Elles ont été précédées par une vague de luttes sociales dans lesquelles les mobilisations ouvrières ont joué un rôle décisif : à partir de 2004 en Egypte, avec une accélération entre 2006 et 2010, en Tunisie dans la foulée de la révolte de 2008 du bassin minier de Redeyef-Gafsa.
En Tunisie, dès décembre 2010, les syndicalistes ont largement contribué à ce que la population de Sidi Bouzid ne reste pas isolée. Ils ne voulaient pas que se reproduise ce qui s’était passé en 2008 pour Redeyef. Cette fois-ci, dans de nombreuses villes, les syndicalistes ont beaucoup aidé à organiser les manifestations. Les locaux de l’UGTT ont très souvent servi de point de ralliement à toutes celles et ceux qui voulaient en finir avec le régime.
Si Ben Ali a dû s’enfuir précipitament le 14 janvier 2011, c’est en grande partie parce que des grèves générales régionales massives ont eu lieu, comme, par exemple, le 12 janvier à Sfax, Tozeur et Kairouan, le 14 à Tunis, etc. Les manifestations ont alors changé d’échelle : des dizaines puis des centaines de milliers de personnes ont déferlé dans les rues, poussant l’armée à lâcher Ben Ali.
En Egypte, « Moubarak avait annoncé le 1er février sa décision de rester en poste jusqu’en septembre. Entre le 4 et le 11 février, un demi-million de salariés entrèrent en grève et le nombre de manifestants doubla de 4 à 8 millions ». Les syndicalistes indépendants du pouvoir appelèrent à une manifestation le 8 février, et « la grève s’étendit à 300 000 salariés le 9 février. De nombreux secteurs participèrent à ce mouvement : chemins de fer, bus, canal de Suez, télécommunications, textile, électricité, extraction pétrolière, chantiers navals, siderurgie. » [...] « Au-delà des revendications économiques, de nombreux grévistes exprimèrent aussi leur soutien à la révolution et demandèrent la chute du régime » [...] « Le 11 février, au matin de la manifestation la plus nombreuse que l’Egypte ait connue de son histoire, le Conseil suprême des forces armées destitua le Président Moubarak » [1].
Le syndicalisme en Tunisie et en Egypte sont-ils comparables ?
Dans les deux pays n’ont existé pendant des dizaines d’années qu’une seule centrale syndicale. Mais leur réalité était profondément différentes. Il en allait de même pour les conditions d’intervention des militants se battant pour un syndicalisme de lutte indépendant de l’Etat. Dans les deux pays, les phénomènes d’auto-organisation qui avaient vu le jour au moment de la chute des dictatures ont largement reculé.
Egypte : Fondée par le pouvoir nassérien, la centrale syndicale unique egyptienne (ETUF) était profondément intégrée dans l’appareil d’Etat. Dépourvues de personnalités juridiques, les structures de bases étaient sous la surveillance étroite des direction nationales. Les dirigeants étaient nommés par le gouvernement, et étaient souvent simultanément des cadres du parti au pouvoir. De 1962 à 1986, le président de l’ETUF était même en même temps ministre du Travail !
Après avoir cherché pendant des années à construire une opposition au sein de cette centrale, certains militants ont jeté l’éponge et se sont lancés dans la construction de nouveaux syndicats. Dans la foulée d’une grève massive et victorieuse, les collecteurs territoriaux d’impôts fonciers ont fondé, en 2007, le premier syndicat indépendant, après un demi-siècle de monopole absolu de la centrale officielle. Le pouvoir a été contraint de le reconnaître en 2009. D’autres secteurs, ont alors suivi, comme ceux des techniciens de la Santé ou dans l’Éducation. Dans le cadre du processus révolutionnaire, un syndicat de retraités s’est également constitué et, le 30 janvier, ces quatre stuctures ont annoncé la création d’une centrale syndicale indépendante. Après 60 ans d’encadrement par l’Etat, la classe ouvrière égyptienne constituait enfin son propre organe pour la représenter.
Tunisie : La situation était profondément différente en Tunisie. "L’UGTT, a été la matrice du mouvement national tunisien du temps de la colonisation. De cette histoire résultent des relations complexes entre l’UGTT et l’Etat tunisien.
Une fois au pouvoir, Bourguiba a cherché à utiliser le prestige de l’UGTT pour asseoir sa domination, d’où un tiraillement perpétuel de l’UGTT entre la soumission envers le pouvoir et la rébellion contre lui. En Tunisie se sont toujours opposés au sein de l’UGTT deux grands courants :
– Un courant de soumission au pouvoir, pouvant aller à certains moments jusqu’à une quasi-intégration dans l’appareil d’Etat. Il en découlait une série de prébendes, comme par exemple des postes de députés. En retour, la direction confédérale appelait à voter aux élections pour le parti au pouvoir, et cherchait à freiner les luttes, voir les combattait.
– Un courant de résistance au pouvoir, contrôlant certaines fédérations, comme les puissantes fédérations de l’enseignement ou celle des postes et télécommunications, ainsi que certaines unions interprofessionnelles régionales ou locales. Les locaux de ces structures servaient souvent de base arrière à une grande partie de l’opposition sociale et/ou politique. Ce courant a joué un rôle décisif dans les grèves, rassemblements et manifestations qui ont entraîné la chute de la dictature.
– Toute une palette de positions oscillant entre les deux courants". [2]
Quelle est la place des femmes dans les organisations syndicales ?
Dans les deux pays, les femmes ont participé et participent aux luttes. Leur place est néanmoins plus que restreinte au sein des organisations syndicales.
Alors qu’en Tunisie des organisations féministes ayant de bons rapports avec l’UGTT existent depuis des années, il n’y a aucune femme au Bureau confédéral de l’UGTT. On ne trouve, par exemple, qu’une seule femme au bureau national du syndicat de l’enseignement secondaire qui appartient pourtant à la gauche de l’UGTT.
En Egypte, le syndicalisme reste également avant tout une affaire d’hommes, y compris au sein des nouveaux syndicats.
L’engagement de syndicalistes dans la révolution s’est-il limité à celui de militants de base ?
Egypte : C’était forcément le cas en Egypte, où ils n’existait que quatre syndicats indépendants avant la chute de Moubarak. Partout ailleurs l’appareil syndical était totalement aux mains du pouvoir. Obtenir la moindre responsabilité relevait d’un véritable parours du combattant. Et cela même au niveau local : on estime en général que 98 % des délégués locaux étaient liés au parti au pouvoir.
Les choses n’ont commencé qu’à partir de 2008, avec la création des premiers syndicats indépendants.
Tunisie : La situation était profondément différente en Tunisie. Certes, 9 des 13 membres du Bureau confédéral sont considérés comme corrompus. Mais une série de structures intermédiaires jouissaient depuis des années d’une réelle autonomie. Elles avaient, par exemple, pris fait et cause pour la lutte du bassin minier de Redeyef-Gafsa, sans parvenir toutefois à étendre la mobilisation. Elles ont tout fait, dès décembre 2010, pour que le mouvement parti de Sidi Bouzid ne reste pas isolé.
« L’Union régionale de Tunis, longtemps inféodée au pouvoir avait récemment basculé vers une critique, au moins partielle du régime. Elle avait appellé le 27 décembre à un rassemblement face au siège de l’UGTT. Cela lui a valu un désaveu public du secrétaire général de l’UGTT, dénonçant nominalement le secrétaire général du syndicat de l’enseignement secondaire qui y avait pris la parole, ainsi que les slogans hostiles à Ben Ali scandés par les manifestants. [...] Après un vigoureux débat interne, le balancier est reparti dans l’autre sens : le 4 janvier sortait une déclaration soutenant le mouvement, puis le 11 un appel laissant aux structures locales la liberté d’appeler à des grèves régionales et sectorielles sur tout le territoire. Trois représentants de l’UGTT avaient été désignés par le secrétariat général pour siéger dans le premier gouvernement ayant suivi la chute de Ben Ali. La Commission administrative de l’UGTT leur demandait dès le 18 de démissionner, et exigeait le 21 la démission du gouvernement ». [3]
Comment se déroulait le combat entre syndicalisme de lutte et syndicalisme de compromission ?
Dans les deux pays, des oppositions syndicales se battaient, depuis des années, pour des objectifs comparables, et notamment l’indépendance envers le pouvoir et l’opposition à la bureaucratie. Mais les conditions de ces combats étaient très différents.
Tunisie : En ce qui concerne la Tunisie, l’exemple du bassin minier de Redeyef-Gafsa est particulièrement éclairant. "Le secrétaire de l’UGTT pour la région de Gafsa était simultanément député du parti de Ben Ali et patron d’entreprises effectuant des travaux de sous-traitance pour les mines de phosphates.
Il était personnellement impliqué dans les magouilles concernant les recrutements dans les mines au profit de membres de sa tribu. Face à la mobilisation populaire contre cette injustice, il a tout simplement suspendu les syndicalistes locaux qui s’y étaient impliqués. Et pour couronner le tout, il a été officiellement soutenu par la direction nationale de la centrale syndicale, dont le responsable chargé du dossier était de la même tribu que lui, et présentait les mobilisations populaires comme l’œuvre de dangereux extrémistes ! Le feu vert était ainsi donné à la répression contre des membres de sa propre organisation syndicale qui se sont retrouvés emprisonnés, et pour certains d’entre eux torturés. Mais, simultanément, une autre partie de l’UGTT, dont les syndicats de l’enseignement et celui des postes & télécommunications, a pris fait et cause pour les inculpés de Redeyef-Gafsa. Finalement, la centrale a été contrainte de redonner leurs mandats aux syndicalistes de Redeyef la veille de l’ouverture du procès, puis de leur apporter un soutien financier ainsi qu’à leur famille". [4]
Egypte : En Egypte, se battre à l’intérieur des structures de la centrale unique (ETUF) était un défi impossible à relever car l’ensemble de l’appareil était étroitement intégré dans l’Etat. On estime à 2 % le pourcentage de délégués locaux n’ayant pas l’investiture du parti au pouvoir.
Des réseaux syndicaux se sont donc organisés à l’extérieur de l’ETUF. Certaines ONG et plateformes informelles ont un travail considérable avec des réunions, des formations, des rapports, des périodiques, comme par exemple :
– le CTUWS, fondé en 1990 et animé par Kamal Abbas, un ancien ouvrier des aciéries chassé après la grande grève de 1989,
– l’ECESR, crée en 2009, et animé par l’avocat Khaled Ali.
Voit aussi le jour, en 2000, le Comité de coordination pour les droits et libertés ouvrières et syndicales (CCTUWRL), coordination informelle réunissant chaque mois plusieurs dizaines de syndicalistes du Caire et de province, de sensibilités différentes et qui cherche à faire émerger une voix autonome et combattive.
Quels sont les rapports entre organisations politiques et oppositions syndicales ?
Sous les deux dictatures, il n’existait pas de muraille de Chine entre militantisme politique et militantisme syndical. Bien au contraire appartenir à un courant politique clandestin était souvent un gage d’efficacité et de non-compromission avec le pouvoir.
Tunisie : Du temps de Ben Ali, chacun connaissait l’oriention politique de chacun. La composition des directions de l’UGTT résultait même d’une répartition des postes entre courants politiques. Dans des fédérations oppositionnelles il était, par exemple, impossible à des RCDistes ou des islamistes d’avoir la moindre responsabilité nationale.
Avant le 14 janvier, les courants politiques de la gauche radicales et les nationalistes travaillaient ensemble au sein de l’UGTT. Cette alliance s’est prolongée, ensuite, au sein du Front du 14 janvier.
Tout est devenu plus compliqué après que le Premier ministre Ghanoucchi ait été chassé du pouvoir, et surtout depuis que certains partis de la gauche radicale aient préféré constituer une alliance avec des partis du centre.
Etant donnée la cartellisation entre courants politiques au sein de l’UGTT, les dissensions entre ces derniers ont maintenant des conséquences importantes au sein de la centrale syndicale.
Egypte : En Egypte, les associations et structures informelles contribuant à organiser les travailleurs indépendament de la centrale officielle étaient animées par des militants ou ex-militants politiques.
Une rupture s’est produite avec la chute de la dictature. Des militants politiques peuvent être maintenant tentés d’instrumentaliser des syndicats pour se construire comme organisation politique. La syndicaliste Fatma Ramadan explique : "La faiblesse majeure des nouveaux syndicats est que, dans la plupart des cas, quelques militants politiques organisent des réunions restreintes afin de rassembler les signatures nécessaires à la proclamation d’un syndicat et au dépot de sa demande de légalisation. Ils expliquent que l’organisation minoritaire ainsi créée prendra par la suite un caractère de masse. Je ne suis pas d’accord avec une telle conception, dans laquelle les travailleurs sont passifs et où ce sont des militants qui dirigent. C’est une vision élitiste du syndicalisme qui peut conduire à l’isolement. Le syndicalisme doit se construire à partir de la base et de façon démocratique. Là où je travaille nous n’avons demandé l’enregistrement du syndicat qu’après avoir organisé une réunion large.
Ne pas impliquer le maximum de salariés à la construction de nouveaux syndicats peut, par ailleurs, aboutir à la création de plusieurs syndicats indépendants sur le même lieu de travail". [5]
Le mouvement syndical aujourd’hui
En Tunisie comme en Egypte, chacun peut aujourd’hui s’exprimer et s’organiser librement. Militer syndicalement ou politiquement ne présente plus aujourd’hui le même risque. Pour le reste, la situation est très différente dans les deux pays.
Egypte : En Egypte, tout est à construire à partir de pas grand chose. Le cadre légal dans lequel s’inscrit actuellement l’action syndicale est transitoire. Une nouvelle loi syndicale devrait voir le jour à l’automne 2011 qui devrait normalement respecter les normes internationales en matière de respect des libertés syndicales.
Dans l’immédiat, plus aucun obstacle légal n’existe à la création de syndicats indépendants : dès qu’un dossier de reconnaissance est déposé auprès du ministère, le nouveau syndicat peut commencer à fonctionner sans attendre la réponse officielle.
Le principal défi à relever est celui de la formation syndicale après une soixantaine d’années de vide. Les militants ayant une appartenance politique sont les bienvenus, mais à titre individuel et pas pour représenter leur parti.
L’automne 2011 devrait être particulièrement chargé avec la promulgation de la nouvelle législation syndicale, les élections professionnelles et le congrès de la centrale indépendante.
Tunisie : En Tunisie, l’UGTT était du temps de la dictature une réelle organisation de masse, et même de très loin la plus importante. Un afflux considérable de nouveaux adhérents est en cours, en particulier dans le privé. Certains militants craignent qu’il s’agisse parfois de tentatives de reconversion des anciennes sections d’entreprise du RCD, ou encore de tentatives d’Ennhadha de s’implanter dans l’UGTT.
Une échéance capitale aura lieu en décembre 2011 avec la tenue du congrès de l’UGTT où l’essentiel des dirigeants confédéraux corrompus vont enfin dégager.
Union syndicale Solidaires