L’Office central de statistiques de Hongrie rapporte qu’en 2010, l’écart de revenus dans le pays continue de se creuser, les revenus du million le plus pauvre régressant de fait alors que ceux du million le plus riche augmentent spectaculairement. Dans plusieurs des petites régions pauvres, les chercheurs ont pu étudier les effets combinés de la crise et des mesures gouvernementales sur les familles pauvres avec enfants jusqu’à la mi-2011. La pauvreté a toujours été profonde parmi ces familles, aux alentours de 50%, soit 2 à 3 fois plus que la moyenne nationale. Mais entre 2009 et 2011, la proportion est passée de 51 à 62% ! L’aggravation a été particulièrement brutale chez les plus pauvres, les chômeurs et les Roms. La perte de revenus est visible au niveau de la nourriture, moins riche, mais elle est surtout évidente avec l’incapacité de payer les factures.
La proportion de ménages en retard sur leurs factures d’eau et d’électricité a doublé. La pauvreté croissante diminue objectivement le niveau de vie et augmente subjectivement la détresse. Un nombre croissant de personnes vit dans la crainte de perdre leur travail et leur logement, et ont abandonné leurs rêves d’études pour leurs enfants.
Il n’y a rien de nouveau sur les causes de la propagation de la pauvreté ou sur les politiques qui ignorent la pauvreté et dénient toute aide aux pauvres. En 2009, nous accusions déjà le gouvernement de faire la guerre aux pauvres au lieu de la faire à la pauvreté. Mais au cours de l’année passé et du premier semestre, nous avons été témoins de plusieurs mesures que nous avons qualifiées d’exceptionnelles ou de beaucoup plus graves que les précédentes. En fait, les actes du gouvernement envers les pauvres ont glissé de l’assistance à contrecœur à une politique qui commence par la réduction des droits et l’humiliation systématique pour mener à la négation de tout droit aux pauvres, à la criminalisation de la pauvreté et au traitement des pauvres comme des criminels.
Le premier coup porté à la gestion des difficultés sociales fut, en 2010, l’abandon de l’impôt progressif sur le revenu au profit d’une imposition à taux fixe. Les recettes fiscales en ont été diminuées. Au lieu de redistribuer 500 millions de forints, l’argent pris aux pauvres a été donné aux riches. Le crédit d’impôt pour les familles y concourt aussi : les familles fortunées peuvent bénéficier d’une réduction substantielle de leur impôt, mais pas les pauvres (non-imposables). De nouvelles mesures fiscales (telle la suppression du crédit d’impôt pour les familles à bas revenus) ont encore creusé les inégalités. Bien que cela soit officiellement démenti, il était largement prévisible que ces réformes fiscales seraient responsables de la chute des recettes publiques.
Les premières mesures, bien qu’en rien nouvelles, portaient une diminution du niveau des prestations sociales. L’une d’elles est la réduction des budgets des organismes offrant des services sociaux, éducatifs et assimilés. La réduction, affirmée comme nécessaire en 2011 et 2012, a été particulièrement brutale pour les institutions au service des plus faibles et des plus vulnérables. Les normes pour l’assistance à l’enfance, pour les aides journalières, pour la nourriture et la protection des enfants n’ayant pas été modifiées depuis des années, l’inflation a progressivement diminué la valeur des prestations correspondantes. Pour 2012, les budgets sont réduits des deux tiers, avec des conditions d’attribution particulièrement durcies pour les plus vulnérables (malades mentaux, drogués dépendants, victimes d’abus domestiques tentant d’échapper à leur bourreau, et sans-logis). Les allocations individuelles ont été réduites de différentes manières. La plus commune est la non-indexation des prix. Depuis 2008, les allocations familiales et les revenus d’assistance ne sont plus indexés. Le précédent gouvernement pensait qu’il aurait dû au moins s’en excuser. Celui en place depuis 2010 garantit que la non-indexation est en place pour des années. La seule absence d’indexation représente une perte de 20% sur les revenus de transfert entre 2008 et 2012.
Les coupes discrétionnaires sont encore plus alarmantes. En 2010, les travaux communaux étaient rémunérés au salaire minimum officiel, soit environ 75 000 forints (HUF, 1 HUF = 0,033 €) par mois avant impôt. Pour situer ce revenu, en 2009, le minimum de subsistance pour une personne seule, calculé par l’Office Central de Statistique, était de 75 000 HUF, et de 217 000 pour un couple avec un enfant. La loi sur l’emploi public votée en 2010 a introduit un nouveau sous-minimum pour les travaux communaux, qui a été fixé en août 2001 à 57 000 HUF. Cependant, les experts du gouvernement ont décidé que le nouveau montant net, soit environ 40 000 HUF, était encore trop élevé pour inciter les gens à prendre un « vrai » travail. Aussi ont-ils ramené la rémunération à plein temps des travaux communaux avant impôt à 45 600 HUF, soit environ 30 000 HUF net d’impôt. En 2011, le gouvernement a aussi réduit de 30% à 42 000 HUF par mois le montant maximum de l’assistance aux chômeurs et aux familles pauvres, quel que soit le nombre d’enfants.
Une autre manière de réduire les revenus de transfert est de réduire la période pendant laquelle ils sont versés. Les allocations de chômage en sont un exemple. Depuis 1990, l’assurance-chômage était proportionnelle aux salaires perçus et l’indemnité versée sur une longue période (bien que dégressivement), et suivie, pendant un temps, d’une prestation d’assistance sans limite de temps. Après une série de changements de dénomination et de réductions, ces deux éléments ont été fondamentalement altérés. La première période d’indemnisation (qui n’a plus qu’une vague relation avec le droit social) s’appelle désormais « recherche d’emploi » et dure généreusement trois mois pendant lesquels l’indemnisation maximum est équivalente à 120% du salaire minimum. Elle est suivie d’une seconde période de trois mois, avec 60% du salaire minimum. La période de recherche d’emploi est suivie d’une obligation de travail communal ou « retour à l’emploi », assortie de conditions draconiennes.
C’est le plus misérable des systèmes d’assurance-chômage de toute l’Europe. De plus, les règles et les définitions sont délibérément et fréquemment modifiées pour maintenir les pauvres dans l’incertitude de leurs droits. Le concept d’allocations familiales existe toujours, mais ce que les familles reçoivent maintenant s’appelle « aide à l’éducation des enfants » ou, si l’enfant a plus de 6 ans, « aide à la scolarité ». Ceci permet d’avoir des règles pour l’une et pour l’autre (par exemple, suppression de l’aide à la scolarité en cas de fraude). Les termes (déjà répugnants) du premier programme de « travaux publics » introduit en 2008 ont été sévèrement modifiés. Les travaux publics ont été renommés en 2010 « emploi public », offert à un plus large public, mais pour de beaucoup plus courtes périodes, et pour un salaire journalier encore plus maigre (généralement 4 heures à demi-salaire). L’allocation pour ceux en attente d’un emploi public disponible s’appelait « aide au prêt-à-servir » — un nom déjà alléchant. Elle a été renommée « salaire de remplacement » de 2010 à août 2011, puis « aide de substitution à l’emploi ». Cette suite de changement de noms pourrait sensément être vue comme le début d’une liquidation historique des deux ou sept dernières décennies, aussi scandaleuses qu’exécrables, cela va de soi.
Au niveau mondial, des conditions sont posées pour bénéficier d’allocations, appelées CCT pour « cash conditional transfers ». La finalité de départ des CCT est de permettre l’assistance aux pauvres dans les pays les moins développés, où les systèmes de protection sont insuffisants ou inexistants, et d’en faire dépendre le bénéfice des efforts des pauvres pour améliorer leur situation à court terme ou leurs chances sur le long terme. Par exemple, les familles avec des enfants bénéficient d’une aide si elles envoient leurs enfants à l’école, si leurs enfants font des études secondaires, si elles les font vacciner, etc.
En Hongrie, ce lien entre assistance et conditions est difficile à comprendre parce qu’à l’origine les droits étaient relativement consistants et les conditions souples sinon universelles. En conséquence, les sanctions l’emportaient sur les incitations à faire quelque chose de nouveau et à être ainsi récompensé. Les conditions posées ici requièrent des actes afin de ne pas être privé des allocations, et l’inaction devient un motif de réduction des droits et, dans quelques cas, est réellement criminalisée. Si quelqu’un n’accepte pas la première offre d’emploi public, il ou elle sera exclu(e) des allocations de chômage pour trois années entières. Si un enfant manque 50 heures d’école sans justification, les allocations familiales seront suspendues pendant 6 mois. Plus récemment, les conditions exigent de plus en plus des normes comportementales. Une ancienne règle maintenant étendue à de nouveaux publics (par exemple les handicapés) est la coopération obligatoire avec les autorités. C’est censé supposer faciliter la réintégration, mais ça ne fait que multiplier les formulaires administratifs formalisant la volonté de coopération.
Depuis 2010, la loi a aussi introduit comme condition « l’obligation d’assurer la propreté de l’environnement du logement ». Dans ce cadre légal, les autorités locales ajoutent les conditions de leur choix, qui peuvent aller bien au-delà de l’entretien de l’espace public autour du logement. J’admettrai, dans la mesure où je serai au fait des règles adoptées par les autorités locales, que la plupart d’entre elles n’abusent pas des possibilités offertes par la loi. Cependant, dans les zones où la persécution des pauvres et des Roms se développe, on peut constater plusieurs conditions humiliantes qui empiètent gravement sur la vie privée des habitants. Pour souligner le cynisme des forces au pouvoir, des familles pauvres n’arriveront jamais à remplir certaines de ces conditions. Une revue de ces décisions locales donne par exemple que « a) la hauteur de l’herbe ne doit pas excéder 15 cm, et b) les mauvaises herbes ne doivent excéder 15% du terrain libre, ni dépasser 15 cm de haut ». Les empiètements concernent aussi l’intérieur des logements. Une condition est que le logement « doit toujours être propre, rangé et fraîchement badigeonné », et que « pour assurer un développement personnel harmonieux, dans le logement l’espace par personne doit être au minimum de 6 m2 », alors qu’une autre règle stipule que « il est nécessaire que toute personne résidant dans le logement maintienne une hygiène personnelle par des soins réguliers de sa personne, assure tous les jours la propreté de ses vêtements et les range dans un endroit propre ». L’observation de ces conditions peut ou doit être contrôlée, ce qui équivaut à une invasion légale dans la vie privée.
Les méthodes successivement employées pour appauvrir encore plus les pauvres n’ont pas manqué d’originalité. Les conditions à remplir mentionnées ci-dessus pour recevoir une aide impossible à obtenir ont d’abord été introduites en 2010 pour les pauvres valides, puis étendus en 2011 à tous les pauvres. Une nouvelle étape dans l’entreprise de liquidation des droits est la fraction croissante d’allocations — désignées comme prestations en espèce par la loi — qui sont servies en nature, en partie ou totalité. Cela n’entraîne pas seulement une administration compliquée et coûteuse, mais isole aussi objectivement les bénéficiaires du marché, de l’économie monétaire. L’on voit aussi proliférer les « Murs de la Honte » et autres formes publiques de condamnation (si quelqu’un ne prend pas le repas qu’il avait demandé ou s’il ne tient pas bien son jardin, etc.). Le nombre de documents demandés aux pauvres pour certifier leur collaboration avec les autorités ne cesse d’augmenter. Les services sociaux sont écrasés sous des tâches bureaucratiques accomplies aux dépens de leurs missions essentielles.
En même temps, le dénigrement des pauvres et leur discrimination n’ont cessé de prospérer, d’abord contre les Roms, et ont souvent basculé dans la haine ouverte. Ils n’ont pas seulement été encouragés dans les medias, mais aussi par les autorités, qui ne se sont pas opposées aux provocations, démonstrations, menaces et violences perpétrées par le parti d’extrême-droite Jobbik, et par des déclarations de politiciens en vue usant du même vocabulaire. Les discours publics isolant et criminalisant les pauvres sont monnaie courante (les gens cherchant leur subsistance dans les poubelles sont qualifiés « d’auteurs » (de crime), et les sans-logis « envahissent en masse les espaces publics ». La formule « criminalité nomade » a débouché sur des fantasmes de « Mafias » organisées par des mendiants et des sans-logis, et sur pire encore. Dans son discours sur l’état de la Nation, le premier ministre a accusé ceux qui n’ont pas de travail de vivre d’expédients, d’être des « voleurs de poules », par exemple. Selon le maire de Budapest, « la criminalité des sans-logis est une réalité, que ça plaise ou pas ».
Une des premières manifestations du dénigrement est l’affirmation selon laquelle les pauvres gaspillent les aides en alcool et jeux de hasard, privant ainsi leurs enfants du nécessaire, et qu’ils mentent et trichent pour obtenir des aides. Beaucoup d’enquêtes ont prouvé que ce n’est pas ainsi que les pauvres se comportent, et que c’est faux en ce qui concerne les Roms, mais personne ne s’émeut de la permanence de ces mensonges. Pour couronner le tout, le premier ministre s’est proclamé celui qui « va apprendre à accepter n’importe quelle offre d’emploi, et qui va purifier l’espace public des mendiants et de ceux qui ruinent la bonne ambiance générale du pays ». Des camps de travail sous contrôle policier sont en train d’être mis en place, comme moyen de choix pour apprendre à travailler. Les lieux où les sans-abri sont rassemblés sont aussi surveillés par la police. Les moyens de purifier l’espace public des mendiants et des sans-abri sont nombreux. Il est interdit de fouiller les poubelles si elles ne contiennent rien de valeur. Un moyen efficace d’éloigner les fouilleurs — au moins vers la périphérie des villes — est d’y déplacer les conteneurs de tri sélectif qui commencent à être utilisés. Evidemment, les meilleurs moyens sont l’expulsion, les amendes cyniques et disproportionnées, et, en cas de récidive, l’emprisonnement. L’amendement du code pénal qui sanctionne la dureté de la vie de ces amendes (151 000 HUF), et prévoit l’incarcération en cas de récidive a été voté le 14 novembre 2011.
Ce jour-là, le pays — et ses politiciens casqués — ont rompu leurs liens avec l’humanité. En ce début de siècle, la Hongrie est le premier pays d’Europe à criminaliser et à emprisonner les pauvres, usant de la violence policière contre le seul « crime » d’être pauvre. Rappelons-nous le en ce jour où l’on célèbre la charité, l’amour et la bienveillance.
Ferge Zsuzsa