« La magie, selon l’anthropologue Ernesto de Martino, appartient à un monde historique et culturel dans lequel la présence au monde est quelque chose de labile, d’incertain, de précaire, qui précisément demande à être garanti par des procédures rituelles collectives. En ce sens, le problème de la magie n’est rien d’autre que ce qu’il appelle « la crise de la présence ». Celle-ci se manifeste par l’apparition d’un seuil d’indistinction entre la présence et le monde – que les Malais nomment latah, les Toungouses olon, et les psychiatres schizophrénie – dans lequel le sujet ne perçoit plus le monde mais le devient, qu’il s’agisse des feuilles d’un arbre dans le vent ou de la locomotive d’un train. Le rite magique vise à racheter une présence au monde en suscitant de tels états de fluidité pour les canaliser. »
Cet extrait, issu de l’article de Ghislain Casas « Petite histoire de la folie à l’âge postmoderne - Note sur Les Maîtres Fous de Jean Rouch » [1], nous conduirait aussi à sa manière sur le chemin d’Athènes en ce 7 juin 2012, et ceci, malgré le détour.
Ernesto de Martino était un anthropologue dont la démarche était basée sur la thèse suivante : la société, l’histoire et le psychisme humain se développent en correspondance. La personnalité intellectuelle de Ernesto De Martino fut aussi marquée par ses engagements communistes, en réaction contre ses origines sociales, car il était issu du milieu bourgeois de Naples, sa ville natale.
Liana Kanelli, élue du parti communiste grec (KKE), également issue d’un milieu familial conservateur, est une journaliste connue. Elle a souvent expliqué son engagement, relativement tardif, aux côtés du KKE (dont elle n’est pas membre), comme une forme de réaction aussi, à son éducation d’origine. Elle se définie d’elle-même, comme étant une « communiste patriote », qui plus est, croyante, ce qui n’est pas une caractéristique habituelle des députés KKE. Elle a été agressée jeudi 07 juin, sur un plateau de télévision de la chaîne Ant1 par le député néonazi du parti de l’Aube dorée, Ilias Kasidiaris, et la nouvelle a fait déjà le tour du monde [2].
« C’est lorsque la députée de la gauche radicale Rena Dourou évoque les poursuites lancées contre lui par la justice pour un vol à main armée en 2007 que le porte-parole d’Aube dorée explose. Son procès s’était ouvert mercredi, mais a été ajourné au 11 juin.
L’activiste néonazi jette alors un verre d’eau à la figure de Mme Dourou en l’insultant, avant de se tourner vers une autre élue, communiste, Liana Kanelli, qui s’est levée pour protester. Il la bouscule avant de la frapper au visage de deux gifles et d’un coup de poing, sans que le présentateur parvienne à s’interposer, avant de s’enfuir des locaux. »
Voilà pour les faits rapportés dans un article publié sur le site du journal Le Monde, par exemple [3]. J’ai appris la nouvelle à la radio et peu après, je me suis rendu dans un café pour prendre la température « à chaud », comme on dit. Une femme et sa fille lycéenne, se disputèrent déjà à propos de l’événement. « C’est un acte barbare maman, on ne frappe pas les gens lorsqu’on est en débat, en plus, frapper une femme n’est pas une preuve de virilité chez les vrais hommes ». « Non ma fille, il a eu raison, ces communistes ils nous cassent les c... (sic), homme ou femme peu importe, SYRIZA et les communistes nous em... (sic), ils veulent légaliser les immigrés, t’a bien entendu ce matin à la radio ? Un des nôtres, ce n’était pas loin de chez nous à Paiania, a enfin réussi à descendre un cambrioleur immigré qui venait de violer son domicile, tu crois que nous allons les supporter encore longtemps ces gens ? Puis tu sais bien, les politiciens sont tous pourris ».
D’autres clients dans ce café, des habitués apparemment, appartenant à cette classe moyenne rapidement enrichie durant les années fastes, des gens à la retraite à présent d’après leurs propos, semblaient être d’accord : « Tsipras est irresponsable, les immigrés sont dangereux et le versement de nos retraites devient improbable ». C’est aussi cette autre Grèce, inquiète et tétanisée à la fois qui pèsera de tout son poids le 17 juin, ce que le Troïkanisme appelle de ses vœux évidemment. C’est cette Grèce de la peur que Samaras veut bien fédérer en ce moment et dans l’urgence. On comprend aussi pourquoi. Jeudi soir, un site financé par le parti de la droite (Nouvelle Démocratie) se félicite presque de l’agression de ce matin. Pas étonnant non plus.
Les animateurs à l’émission humoristique politique « Ellinophrenia » sur Real-FM en ce début d’après-midi (jeudi), (et qui se sont ouvertement prononcés en faveur de la gauche depuis longtemps), n’ont pas hésité à préciser qu’a travers un assez grand nombre de messages des auditeurs, s’exprime alors, une certaine « tolérance pour ne pas dire une bienveillance » vis à vis de cet acte et de son auteur. D’autres auditeurs, et en grand nombre également, ont aussi condamné l’agression. Il semblerait donc qu’une certaine polarisation de la société grecque se renforce entre la gauche et la droite, sans pour autant effacer la coupure entre les forces de l’anti-mémorandum et les autres. Patience, nous verrons dans dix jours quelle de deux fractures, sera la plus déterminante.
Hier soir, une réunion publique, a été localement organisée par SYRIZA au quartier de Kolonos, un de ces espaces urbains qualifiés de « difficiles » par facilité... cognitive, situé à deux pas de l’ancienne Académie de Platon. C’est également un quartier d’immigrés, et aussi, un « théâtre d’opération » le cas échéant, pour les « expéditions punitives » des membres de l’Aube dorée. Autour de la place où allait se tenir le meeting, des affiches du parti communiste (KKE) posées en nombre, signifiaient aux passants combien « il ne faut pas faire confiance à SYRIZA ». Telle est en somme, la principale thèse soutenue par le KKE : « SYRIZA est un parti opportunément européen, et même si il ne retournera pas sa veste aussitôt au gouvernement, la bombe de la faillite totale lui explosera entre les mains et il sera vite stoppé dans son élan, ouvrant la voie au désarroi du peuple et à l’extrême droite. C’est ainsi que le KKE n’ira sous aucun prétexte collaborer avec SYRIZA dans un gouvernement bourgeois (sic), où le vrai pouvoir politique et économique ne serait pas aux mains du peuple. Sans couper les amarres avec l’U.E., il n’y aura plus aucun salut et encore, ce n’est guère suffisant. » Voilà en somme, les craintes et les positions du KKE.
Il y a eu pourtant l’épisode de ce matin, et toute la Grèce a constaté combien très spontanément l’élue KKE, a voulu se porter solidaire à sa collègue SYRIZA, face à l’agresseur commun de l’Aube dorée. Ce même Kasidiaris, qui par la suite a agressé les techniciens du studio, s’échappant d’une petit local où il a été séquestré en attendant l’arrivée de la police, car un mandat d’arrêt a aussitôt été lancé par le Parquet d’Athènes. En regardant la scène, nombreux ont été aussi ceux, qui ont commenté par la suite sur nos radios, « ces élues, agressées par le même type et pour la même raison, cela signifie qu’elles peuvent trouver un terrain d’entente » Qui sait finalement ?
À Kolonos hier soir, et durant le meeting, des enfants gitans ou immigrés, s’amusèrent en dansant devant les orateurs. À la fin des discours, et notamment de celui de l’élue Zoé Konstantopoulou des habitants du quartier ont posé leurs questions. Quasiment toutes, portèrent sur l’immigration et sur les problèmes du quartier qui lui seraient liés, réellement ou dans les représentations. Les élus SYRIZA y ont d’abord répondu, par une analyse assez globale des causes de l’immigration, soulignant son rapport avec le processus de la mondialisation. Un homme a alors pris le micro : « je suis Georges le gitan, j’habite ici avec ma famille, mes six enfants, mes frères, mes parents. Je veux peut-être voter SYRIZA car je sais ce que vous pensez de nous, seulement répondez-moi cette question d’abord : je vends des ballons et les Pakistanais en vendent aussitôt, je vends des œufs c’est pareil, des plantes c’est la même chose, des patates, aussi, ils nous font de la concurrence et nous n’avons plus de pain pour nos enfants, qu’allez vous faire ? » Les orateurs ont répondu que normalement le travail et l’activité ne doivent plus manquer et tout le monde doit en tirer le meilleur profit, certes.
Ensuite, les cadres SYRIZA ont exprimé leur projet politique : permettre le départ à tous les immigrés souhaitant quitter la Grèce car pour eux aussi « c’est invivable », surtout les sans papiers, ces gens si nombreux, qui seraient bloqués en Grèce et dont les instances de l’U.E., feraient tout pour qu’ils restent chez nous, même si les intéressés voudraient rentrer chez eux ou se rendre ailleurs. Donc chez SYRIZA on pense pouvoir en négocier avec les « partenaires » dans le cadre de l’U.E., et il en était encore question hier mercredi. Car ce jeudi soir, et nous venons de l’apprendre, les contrôles à la frontière seront rétablis à travers l’ex-zone Schengen, car « cette fois, c’est la situation à la frontière entre la Turquie et la Grèce qui a motivé la décision des Vingt-Sept. Il importait, selon certaines capitales, de définir un mécanisme d’action « clair » face à un éventuel afflux de migrants et l’incapacité des autorités grecques d’y répondre » (Le Monde, 07/06 ). Ainsi, et quant au cadre de l’U.E. ...
Les observateurs attentifs du « Monstre doux » dans toute sa diachronie comme Raffaele Simone [4], remarqueront avec amertume que le problème de l’immigration, alors voulue, organisée et instrumentalisée par les tenants de la mondialisation, n’arrange en rien la lourde tâche déjà des forces de gauche en Europe, surtout lorsqu’il s’agit d’accéder au pouvoir gouvernemental et d’agir contre la mondialisation et la financiarisation des rapports économiques et sociaux. Un vrai casse tête, plus l’Aube dorée, le Merkelisme et les banques sauvées (?) et toujours sauvages.
Je remarque pourtant que la question de l’immigration ne détermine pas le sens du vote de tout le monde. Déjà que le chantage « euro ou drachme » n’impressionne plus autant, à Athènes au moins, selon des sources, évoquées par l’hebdomadaire satyrique To Pontiki, dans son édition datée du jeudi 7 juin.
Sur la Place Syntagma et vers minuit mercredi, des jeunes filles et garçons s’amusèrent, sans même trop prêter attention à l’arbre de Dimitri. « Mon papa gagne peu et ma maman est au chômage, ma sœur travaille, bien que diplômée de l’université, elle est serveuse pour 450 euros par mois. Je finirai le lycée l’année prochaine et je vais me tirer d’ici, je trouverai un job dans un autre pays, cela me fait déjà de la peine, je ne comprends rien sinon à la politique, les politiciens sont des mytho... », a expliqué la jeune fille au moment où, Loukanikos faisait son apparition provoquant l’enthousiasme général.
Notre moment historique et culturel dans lequel la présence au monde est quelque chose de labile, d’incertain, de précaire, c’est précisément maintenant. Mais il n’y a plus de magie « pour nous garantir » par ses procédures rituelles collectives, et même Jean Rouch, qui était un de nos professeurs à la Cinémathèque, n’est plus.
Panagiotis Grigoriou