En ce mois d’Août, nous allons de surprise en rebondissement, car entre ses deux lunes les événements se télescopent. Puis les Cyclades décidément, font une fois de plus l’actualité des faits divers, invariablement issus de la crise ou ressentis comme tels. Après « l’ogre », voilà les braqueurs-assassins, toujours à Paros. À bord du ferry qui nous emmena depuis Syros au Pirée, cap vers le nord-ouest, toutes les postes de télévisions allumés, le deuxième drame de Paros tournait en boucle alimentant le gros temps et ses hypothèques sur notre futur immédiat.
Se sentir finalement entouré... de tant de nouvelles tragiques et inquiétantes en provenance de la Cyclade d’en face par exemple, en plus de toutes les autres méritant évidemment encore notre attention, nous renvoie inexorablement à un état d’urgence permanent. C’est ainsi que l’atténuation de ce qui reste de notre sens critique, est vraisemblablement une mutation de plus. D’ailleurs, l’opinion dite courante prétend que cette dernière (mutation) ne serait pas (encore) le « stade ultime de notre chute », puisque « nous n’avons encore rien vu ». Paroles de passagers un vendredi à bord du ferry de la compagnie bleue, au large de l’île de Gyaros, une île de déportation du temps de l’autre dictature. Je crois savoir que sur le pont de la proue du navire, seul un couple lisant le journal Avgi (de la Gauche Radicale), eut une pensée pour cette autre histoire de l’archipel Égéen, celui des îles synonymes d’exil, parmi elles, Mykonos et Santorin par exemple. Depuis, et par un formidable renversement des considérations, le milieu répulsif des Cyclades d’autrefois, est devenu synonyme de toutes les attirances et des douceurs. Sauf que les braqueurs de l’agence d’Alpha Bank à Naoussa au nord de Paros, « une bande qui aurait agi aussi ailleurs, à Athènes et sur l’île de Spetses ces derniers mois » selon les suppositions de la Police, ont tiré sur un chauffeur de taxi qui avait tenté de les empêcher de fuir lors de cambriolage de la banque. Le malheureux chauffeur, gendre par ailleurs d’une chanteuse illustre est mort sur le coup. Depuis, on recherche des suspects à Paros et jusqu’aux petites Cyclades, à Naxos et même du côté de Syros. Le reportage à la télévision suggère plutôt « que les malfrats seraient des étrangers, Albanais peut-être ou sinon, la bande criminelle est mixte... Grecs et autres ». On prêche déjà chez les convaincus. Paroles... en mer !
Deux passagers commentant ainsi la nouvelle, se sont même prononcés en faveur... de la « suppression des étrangers, car en tout cas ils doivent dégager (sic), car ce problème a pris des proportions incroyables ». Entre temps, « on passe à l’acte » et de façon visible même à la télévision. Le ministre de la Protection du Citoyen (ça ne s’invente pas), vient de déplorer la mise à mort d’un immigré d’origine irakienne et promet « la mise en place du dispositif nécessaire pour arrêter et punir les auteurs de ce crime raciste ». C’était dans la nuit du samedi à dimanche, lorsque cinq motards ont piégé leur victime aux alentours de la Place Omonia au centre d’Athènes. Le Modus operandi est connu, « rodé », et pour tout dire assez fréquent. J’ai assisté à une scène analogue rue d’Athéna il y a deux mois en plein jour. Les « assaillants » n’avaient pas pu « insister » car une partie (mais une partie seulement) de la foule avait alors tenté de s’y opposer. Mais hier la victime poignardée est finalement décédée à l’hôpital quelques heures après. Dimanche également, d’autres chasses à l’homme immigré ont été organisées à l’Ouest du pays tandis qu’en Crète des violences « ont éclaté » entre certains Grecs et immigrés. Puis, toujours à Paros, lors d’une bagarre entre Italiens et Grecs, un habitant de la Botte a été poignardé.
Ces « faits divers d’envergure » et tous les autres « de petite portée » de ces dernières semaines, participent à la densification de notre temps politique. On le sent dans la poussière sociale plus mauvaise que d’habitude et que l’étésien, ce vent appelé melteme, n’arrive plus à dissiper. Les élections de juin donnent l’impression d’avoir eu lieu il y a deux ans et de ce fait, le « gouvernement » semble être usé à peine arrivé aux commandes. Mais les manettes, en ce quatrième niveau du video game nommé mémorandum, sont de plus en plus difficiles à manier, le jeu même, s’avère périlleux pour tous. Pour les immigrés et les Grecs devenus vulnérables à leur tour, pour les jeunes qui ne travaillent plus, pour les vieux qui cachent leurs économies restantes sous le matelas, et enfin, pour le « matelas protecteur » du nouveau gouvernement, imaginé par Samaras. Même les bancocrates attitrés, « nos » Troïkans doivent dans un sens trouver le jeu périlleux, ainsi, ils veulent tout privatiser à la hâte, le temps presse aussi alors pour eux. Aux dernières nouvelles, ils exercent toutes les pressions possibles et imaginables pour (enfin) autoriser les banques à vendre aux enchères plus de 100.000 biens immobiliers saisis pour dettes (essentiellement des habitations) et ceci, le plus rapidement possible. La Troïka souhaite ainsi faire baisser et de manière spectaculaire, les prix pratiqués dans l’immobilier. Lorsqu’on dit que le pays est bradé, cela doit s’appliquer partout.
Les salariés restants d’ailleurs le savent déjà fort bien car certains, après licenciement, se voient proposer par leurs patrons leurs anciens postes, néanmoins, suivant une nouvelle formule : « Tu gagnais 800 euros par mois, maintenant que tu touches 350 euros de chômage viens donc reprendre ton travail mais en non déclaré, tu seras payé 450 euros pour ainsi égaliser ton ancien salaire », sans charges et cotisations, ni statut légal bien entendu. C’est ainsi que le travail non déclaré ou déclaré mais peu rémunéré, 380 euros par mois par exemple, devient progressivement la règle du video game (voir par exemple le reportage du journal Avgi de ce dimanche sous le titre : « Le droit non-exprimé des travailleurs »).
C’est ainsi que chronos s’accélère et topos se rétrécit dans une promiscuité sociale et symbolique sans précédent. La guerre des pauvres et celle contre les appauvris (la même en somme), est sur le point de commencer, la criminalité explose, mêlée à une ethnicisation certaine, les médias en font un plat et nous picorons tous dans l’assiette, de gré ou de force. Ni société, ni civisme, ni démocratie. Téléviseur allumé donnant le ton du quotidien : « Deux retraitées ont été ligotées par des malfrats étrangers chez elles dans les quartiers sud d’Athènes (…) puis c’est par la force de la prière, que la pluie est tombée assez soutenue sur le Mont Athos, réduisant considérablement l’incendie qui sévissait depuis plus de trois jours », selon le journal télévisé dimanche dernier sur la chaine publique ET3, avant un sujet sur le prix de l’essence frôlant les deux euros le litre. On aura donc du mal... à s’enflammer l’hiver prochain.
Nos jeunes également auront du mal à s’enflammer désormais pour un rien, déjà ils ne se retrouvent plus entre eux : « Nous ne sommes plus aussi sociables qu’avant, nous ne buvons plus notre café dehors, même lorsque nous travaillons nous ne pouvons plus partir un peu, passer un week-end à la campagne par exemple, tout devient difficile à réaliser même en scooter (…) Je retrouve mes ami(e)s via Internet et sur facebook, je reste cloîtrée chez moi, je ne sors plus, je ne peux plus rien faire dehors ni partager... nos amitiés et nos échanges sont de plus en plus électroniques car autrement nous n’existons plus » (témoignages de jeunes de Salonique – ET3 12/08).
Dans ce même ordre nouveau, et en revenant sur Athènes depuis Syros, nous avons constaté que l’appartement de nos amis était fait cambriolé. Cela nous a pris toute la nuit pour le ranger et... constater. Les policiers nous ont expliqué que c’était le douzième cas similaire dans la journée du vendredi. « Ce n’est pas la peine de relever les empreintes, cela ne servira à rien. Vous savez c’est Août plus la crise, comme chaque année pendant l’été, les cambrioleurs profitent de l’absence des propriétaires... mais cet été c’est l’apocalypse... passez au commissariat déposer plainte après avoir établi une liste des objets perdus par exemple, cela n’est pas urgent ». Mes amis ont perdu deux ordinateurs relativement anciens, des vêtements, un appareil photo et tout le bénéfice des vacances à Syros. Me concernant, j’ai perdu une ceinture acheté aux puces d’Athènes en 2009 ! Les voisins d’immeuble ont été formels et pour une fois, bien trop bavards avec nous : « Nous n’avons rien remarqué, pas un seul bruit mais il y a une semaine, des travaux ont été réalisés dans les parties communes de l’immeuble. Les ouvriers forcement immigrés ont sans doute repéré les appartements fermés et vulnérables, c’est certain. D’ailleurs comme vous savez, notre appartement a été cambriolé il y a un an après travaux similaires, on connait la musique... la situation est incontrôlable ». Nos existences deviennent vulnérables, puis cloitrées et pour finir, intenables. Les marxistes auraient pu parler d’aliénation, sauf qu’il n’avaient pas prévu... internet à temps.
Ce midi à Trikala en Thessalie, j’ai voulu mettre dix litres d’essence chez Miltiade, un ancien camarde de classe devenu pompiste. « Je ne vends plus d’essence, c’est terminé, je me retire du marché, je lave des voitures disons pour le moment, et c’est pour dire enfin quelque chose surtout. Je ne sais plus comment rebondir, c’est la faillite ». Donc j’ai dû continuer sur la rocade pour m’arrêter à la pompe suivante. C’est ainsi que je suis encore passé devant un magasin d’outillage nommé « Alien », impossible de savoir si c’est à cause du septième art que son propriétaire a choisi ce nom pour son enseigne il y a déjà plusieurs années. Mais c’est enfin maintenant que sa... prophétie marchande se concrétise et de toute façon, il n’est pas marxiste (la prophétie peut-être non plus). Juste à côté, une autre enseigne propose des photovoltaïques et du bois de chauffage. Je note que le bois de chauffage est déjà la préoccupation dans le département de Trikala, en altitude dans sa partie montagneuse du mais aussi en plaine.
On y campe davantage d’ailleurs cette année en montagne que par le passé, « vu le prix de l’essence et notre situation douloureuse il nous reste enfin le camping sauvage, à deux pas de chez nous » explique un connaisseur des lieux. Par accident, la chapelle voisine a été ravagée par un incendie mais les campeurs n’y sont pour rien, « c’était il y a six jours, nous avons même donné l’alerte mais tout s’est passé si brusquement ». En face, un monument érigé à la mémoire du « Partisan inconnu », est encore à moitié détruit, « c’est l’œuvre des gars de l’Aube dorée » affirment les militants de gauche de la région. C’est vrai que la bourgade voisine a été durant un moment, le chef-lieu de la résistance et du Front National de Libération (EAM), un front de gauche avant tout mais c’était forcement une autre guerre.
Elle est déjà loin comme les Cyclades, loin de tout presque. Depuis on fait du comparatisme à souhait, musique, paysages et odeurs, surtout les figues, celles des îles, plus petites qu’en Grèce Centrale mais bien plus sucrées. Sauf qu’au-delà des figuiers, les mêmes causes produisent partout les mêmes effets, temps de crise oblige. En Thessalie, la circulation automobile est très fluide et son tourisme de montagne déjà structurellement délaissé en Grèce, a pratiquement disparu. En ville, (à Trikala), on peut alors flâner et ainsi prendre le temps d’admirer le monument de la Mosquée d’Osman Shah restaurée, célèbre architecture Ottomane, appelée aussi Mosquée Koursoum, une œuvre de Mimar Sinan datant du 16e siècle.
À proximité de la mosquée se trouve l’ancienne prison de la ville, insignifiante certes par son architecture et pourtant historique, car mentionnée parfois dans les chansons Rebetiko de Vassilis Tsitsanis, originaire de Trikala. Il était lié d’amitié avec le frère de mon grand-père, il fréquenta ainsi l’ancienne maison familiale avant la guerre de 1940, selon le récit des anciens. Ensuite il a quitté Trikala pour Salonique et Athènes, mais je me souviens de l’avoir rencontré une fois en famille durant mes années d’enfance, c’est tout le souvenir que je garde de Tsitsanis, à part les séquences filmées ou les émissions de télévision bien évidemment. Markos Vamvakaris, une autre grande figure du Rebetiko était originaire de Syros, et Tsitsanis fut un enfant de Trikala, ainsi transiter entre ces deux univers, demeure toujours une expérience intéressante, néanmoins amoindrie par nos diverses aliénations des temps de crise.
Le voisin au village thessalien, celui qui se vante d’avoir voté Aube dorée en juin et KKE (PC) en mai, a hissé le drapeau national et celui d’Olympikos du Pirée sur sa maison. Samedi, il rangeait déjà son stock de bois de chauffage pour l’hiver, aidé par son fils. L’hiver se prépare désormais en Aout, le temps d’un été « alien », de surcroît très court.
Panagiotis Grigoriou
P.S. Lundi soir et on connait déjà la liste des 23 ports « privatisables », petit soulagement, disons précaire, celui de Syros ne figure pas (encore) sur la liste.