Au pays de la métastase sensorielle généralisée… le grotesque ne ment pas. Depuis les premiers temps mémorandaires, notre metastasis sociale ne cesse en effet de nous étonner. Car en grec, le terme [metastasis] signifie d’abord « changer de place », ce qui en définitive implique d’une façon ou d’une autre la notion de mutation. De ce fait, le sens des fêtes nationales s’est également déplacé, et rapidement. Toute commémoration importante se transforme en lieu privilégié de la contestation, en espace du refus de l’austérité, et pour tout dire, en une forme de rejet du pouvoir. C’est justement par une certaine réappropriation de la mémoire au profit de la société, que le pouvoir perd l’initiative de la fixation symbolique du passé revisité. Hier, dimanche matin, une fois de plus, nous avons vécu l’illustration de ce que peut être la déconstruction rapide de ce consensus, en ce 28 octobre, journée de fête nationale commémorant la participation de la Grèce à la Seconde Guerre mondiale.
Les festivités, essentiellement les défilés n’ont duré qu’une demi-heure environ, des zones de sécurité ont été définies par la police, l’accès fut interdit au public et seuls des citoyens invités par l’Etat, munis de leurs cartons indispensable étaient en mesure de franchir le double barrage installé par la police, devant le Parlement par exemple. « Neutraliser » ainsi la participation populaire en dit déjà suffisamment long sur l’ampleur de la parodie dans laquelle nous nous trouvons. Me rendant au centre-ville d’Athènes, j’ai d’abord remarqué qu’il n’y avait pas foule. Les manifestants issus des formations de gauche n’étaient guère nombreux non plus, et seul le nombre de policiers (et unités MAT - CRS), postés ici ou là par centaines, nous donnèrent cette impression largement partagée : « c’est une zone occupée ».
Finalement, les citoyens ont certes déserté la fête officielle du centre mais visiblement moins concernant les festivités organisées dans les quartiers. Ailleurs qu’à Athènes, à Thessalonique par exemple, les officiels en charge du destin supposé collectif ont été hués, des incidents mineurs ont éclaté dans certaines villes (comme en Crète ou dans le Péloponnèse). Fête terminée, apparences perdues et... dénuement démocratique total. « Honte et encore honte, c’est une dictature, les citoyens ne peuvent pas accéder à la fête, en ce moment sur cette place, la moitié des personnes qui s’y trouvent, sont des agents des renseignements généraux, ils sont tous fascistes, noirs, rouges, bleues ou verts », a lancé un homme Place de la Constitution avant de s’éloigner, lui et sa compagne. Signe alors des temps, le mot « fasciste » est dans toutes les bouches… Seuls nos mendiants n’ont plus rien à dire.
La fête ne tourne plus. Les Pakistanais, ces vendeurs ambulants occasionnels de petits drapeaux grecs en plastique l’ont également appris à leurs dépens, la saison est décidément mauvaise. Parodie de commémoration, parodie de manifestation, parodie de démocratie et aussi, parodie pour ce qui est de l’arrestation de Costas Vaxevanis, le journaliste qui a publié la liste (prétendument) Lagarde. Aussitôt, un procureur d’Athènes, a ordonné l’arrestation du journaliste « pour violation des lois sur la publication de données privées sans autorisation spéciale, car il n’est pas prouvé, que les personnes ou sociétés apparaissant sur cette liste ont violé la loi en matière d’évasion fiscale ou de blanchiment d’argent », a précisé le communiqué officiel. Vaxevanis a été interpelé dimanche 28/10 à son domicile, puis transféré au parquet et relâché. Son procès qui devait avoir lieu ce lundi (29/10), a été reporté à jeudi prochain. Sauf que dans ce pays, la publication d’une parodie de liste, mobilise aussitôt l’Etat et sa… Justice, tandis qu’au même moment, des criminels illustrés dans certains scandales politico-financiers, déjà condamnés d’ailleurs, n’ont jamais été arrêtés ni incarcérés.
L’incontestable trouvaille de Costas Vaxevanis n’est sans doute qu’une copie trafiquée ou altérée de ce que pouvait constituer à l’origine cette fameuse liste attribuée à Christine Lagarde. Néanmoins, l’empressement du pouvoir dans son action… régalienne, demeure somme toute « remarquable » pour une telle structure étatique. C’est-à-dire, une Politeia (régime) où la mafia historiquement impunie, demeure une donnée structurelle et structurante du système, comme pour tout sous-système capitaliste d’ailleurs. Chez nous par contre, cette collusion entre l’Etat et le système mafieux du bipartisme grec et du cercle des entrepreneurs omniprésents, n’a laissé que peu de place à un minimum d’Etat fonctionnel, ce qui ne semble pas être (pour le moment ?) le cas d’autres pays en Europe.
Les badauds de la fête nationale en tout cas, ne se sont pas éternisés trop longtemps hier. Après un certain nombre d’insultes proférées publiquement comme dans un rituel, ils sont rentrés chez eux. D’autres, ont préféré la poursuite de leur promenade en ville en famille. Atmosphère de crise, air qui sent mauvais, ce n’était plus la fête, mais la… mouffette nationale. D’ailleurs, tout le pays et surtout nos villes sentent le renfermé. Ces dernières se dégradent à grande vitesse. J’ai observé que certaines personnes qui n’avaient pas visité le centre-ville depuis déjà un moment, remarquèrent soudainement cette dégradation. Commerces en faillite en nombre croissant (plus de la moitié dans certaines rues), immeubles à louer ou à vendre, infrastructures non entretenus, ruines architecturales et humaines, concitoyens devenus en quelques mois des sans-abris… abandon. Athènes se transforme en une parodie de capitale. De ce point de vue également, Paris par exemple, appartient à un autre système galactique.
Nous déjà, du fond du cœur de notre galaxie du chaos, nous nous demandons sérieusement ces derniers jours, quel avenir nous est réservé sous le régime de la… parodie bancocrate. Car nous nous épuisons. Un ami chômeur (depuis deux ans et qui ne reçoit aucune allocation), rencontré hier au centre-ville a apporté son éclairage sur notre parodie bien pragmatique : « Si la Grèce tient debout, c’est-à-dire la société, c’est à cause des liens qui existent entre nous. Je me maintiens encore grâce à la solidarité de ma famille et des amis. Tous réunis, ont finalement financé ma survie à hauteur de 5.000 euros depuis le début de cette année 2012. Nous sommes plus de deux millions de chômeurs lorsque la population active dans ce pays ne dépasse pas les 5 millions de personnes. Bientôt, plus personne ne pourra ou ne voudra aider autrui. Je vois le clash se concrétiser dans quelques mois seulement ». Il n’avait pas terminé sa phrase (tout en marchant), lorsque nous nous sommes arrêtés un bref instant à l’endroit précis où l’étudiant Sotiris Pétroulas, membre des jeunesses de Mikis Theodorakis, alors âgé de 23 ans, fut tué par la police lors d’une grande manifestation le 21 juillet 1965. Derrière la plaque commémorative, des policiers en nombre surveillaient chaque passage. Sauf celui de notre passage collectif à un nouveau temps.
Nous avons alors posé un nouveau regard sur la plaque commémorative avant de remonter vers la Place de la Constitution. C’est là que nous avons appris que l’Etat avait aussi mobilisé les services de la fourrière animale de la ville d’Athènes au cas où les chiens errants des environs auraient pénétré le périmètre sécurisé des officiels. La fête du 28 octobre, nous était interdite, à nous et aux chiens. Et l’actualité accablante n’a pas pour autant chômé. Hier soir et aujourd’hui, l’effervescence autour des mesures Troïkanes à adopter, mais sans parodies inutiles cette fois-ci, font couler beaucoup d’encre. Les parlementaires de la majorité sont sous pression. Car, à part son volet anti-social (plus précisément anti-travail) évident déjà évoqué lors d’un billet précédent, le mémorandum III, donne enfin le coup de grâce à la parodie du système parlementaire. La Troïka exige que le Parlement n’ait plus le droit de légiférer au sujet des privatisations, il en est de même de la gestion du fameux compte du gouvernement central grec, transférable au siège de la BCI (voir les billets précédents). C’est la fin de la souveraineté restante et par la même occasion du système représentatif. Après tout, telle fut la logique de la construction de l’U.E. depuis un moment déjà, opérant méthodiquement d’innombrables transferts de souveraineté en neutralisant par la même occasion les parlements nationaux (tout comme les conventions collectives), les remplaçant par un espace décisionnel oligarchique.
On sait que chez les élites, tout comme chez les banquiers, on considère que seule la taille continentale, autrement-dit, celle des empires, demeure « opérationnelle » dans le monde contemporain. Les plus lucides d’entre nous en Grèce comprenons désormais mieux, les tenants et les aboutissants du processus. Sans jamais poser la question aux peuples, leur seul véritable cadre décisionnel collectif est parodié, avant d’être définitivement supprimé de fait.
Heureusement que l’entrée dans nos musées encore nationaux, était gratuite hier pour la journée du 28 octobre. Et ils étaient pleins. Un certain peuple athénien a voulu s’offrir un regard reposant à travers la version muséale du passé revisité. Au Musée national archéologique d’Athènes, une grande exposition, consacrée au mécanisme d’Anticythère et aux autres objets issus du célèbre naufrage daté de 87 av. J.-C, faisait… salle comble. Cette machine d’Anticythère, découverte en 1900 est considérée comme le premier calculateur analogique antique permettant de calculer des positions astronomiques. D’autres visiteurs, s’attardaient devant les statues des dieux humains des anciens, devant celles des philosophes ou même des inconnus, immortalisés en quelque sorte par leurs stèles funéraire. Sortir de la parodie c’est peut-être déjà, entrer dans l’histoire.
Panagiotis Grigoriou