Au sixième jour de l’opération dite « Serval », en langage militaire, il faut bien prendre la mesure de ce que François Hollande a décidé. C’est une guerre à grande échelle que la France vient d’engager au Sahel, et non une intervention militaire bornée par des objectifs limités et rapidement atteignables. Ancienne puissance coloniale, la France investit massivement le Mali : chasseurs bombardiers, hélicoptères, véhicules blindés, troupes spéciales et services de renseignements et, dans les jours qui viennent, une force de 2 500 hommes qui seront déployés sur le terrain et engagés dans les combats. Contrairement aux déclarations de campagne de François Hollande, la France fait le « gendarme en Afrique » et bien plus encore.
Au cinquième jour donc, la guerre a imposé son tempo et a débordé de tous les cadres initialement annoncés. Que nous sommes loin des aimables déclarations tenues ces derniers jours sur le Mali ! Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, annonçait par exemple le 24 décembre, dans un entretien à La Croix, que la France n’irait pas au combat et que ce serait un « contingent européen de 400 hommes » qui formerait l’armée malienne, la force de la Cedeao se chargeant du reste…
C’est exactement l’inverse qui a été précipité. La France s’est d’un coup, presque par effraction et sans débat préalable, lourdement engagée dans une guerre qui « durera le temps nécessaire », selon le président de la République. À cette absence de calendrier s’ajoutent d’immenses inconnues sur les principaux paramètres qui conditionnent la conduite d’un conflit.
1- Les objectifs d’abord. Vendredi, le président insistait sur la nécessité de bloquer la soudaine avancée « des terroristes » vers le sud. Il ne s’agissait que d’une intervention ponctuelle visant à geler les positions sur le terrain en attendant les développements des multiples processus diplomatiques en cours. Or le but de guerre a déjà changé ! Il s’agit désormais de « rétablir l’intégralité territoriale du Mali », a dit le chef de l’État ce mardi, c’est-à-dire de reconquérir un territoire plus grand que la France.
2- La définition de l’ennemi ensuite. « Les ennemis, ce sont les terroristes », dit depuis des mois François Hollande. Mais sauf à entériner des formules à la George Bush, qui colla indifféremment l’étiquette de “terroriste” aux membres d’Al Qaïda, aux talibans et aux généraux de Saddam Hussein, la situation du Nord-Mali n’est pas qu’affaire de terrorisme islamiste.
3- Le cadre juridique de cette guerre. Demande du président malien, résolution du conseil de sécurité de l’ONU, soutien du conseil de sécurité, de la Cedeao, de l’Unité africaine… Le cadre juridique est pourtant beaucoup plus fragile que le pouvoir français l’affirme si l’on veut considérer le détail du texte de la résolution onusienne, la déliquescence et les divisions du pouvoir malien (une partie de la junte militaire s’opposait à une intervention française), l’impuissance et les arrière-pensées de la Cedeao.
4- L’appui de pays alliés. Nicolas Sarkozy avait lancé la guerre de Libye en tandem avec le Britannique David Cameron, avec le soutien explicite des États-Unis suivi d’un transfert de la conduite du conflit à l’OTAN. Rien de tout cela cette fois : les participations britannique et américaine sont a minima, voire inexistantes, les pays d’Europe du Sud (Espagne, Italie) n’ont pas été associés, l’OTAN est ignorée. En attendant les hypothétiques renforts de la Cedeao, la France s’est engagée seule.
5- La sortie de conflit. À quel processus politique ou de négociation la fin de la guerre est-elle conditionnée ? En excluant de négocier avec des groupes qualifiés de « terroristes », donc avec toutes les forces qui contrôlent aujourd’hui plus de la moitié du Mali, le chef de l’État se condamne à un tête-à-tête exclusif avec l’actuel pouvoir malien, issu d’un putsch, bouleversé à plusieurs reprises ces huit derniers mois et perçu comme parfaitement illégitime par la population.
Une guerre annoncée depuis septembre 2012
L’énumération de ces cinq points oblige à poser de lourdes questions sur le choix fait par François Hollande. Un coup de politique intérieure ? La posture de chef de guerre, immédiatement célébrée par la quasi-totalité des médias français qui, à de rares exceptions, approuvent ce conflit, pourrait lui profiter. Une vision « néoconservatrice » du monde, comme le lui a reproché dimanche l’ancien premier ministre Dominique de Villepin ? La défense d’un pré carré à la française dans cette partie de l’Afrique où de puissants intérêts français (Areva et l’uranium du Niger) peuvent être menacés ? Un suivisme envers l’armée française, impatiente depuis des mois d’en finir ?
Tous ces facteurs, à des degrés divers, ont sans doute pesé, si l’on veut bien considérer l’action de la France au Mali depuis un an, date de la première grande offensive des groupes islamistes et touareg dans le Nord, ou depuis huit mois, date du putsch militaire qui a mis à bas le pouvoir malien. La France n’a jamais véritablement forcé la voie vers un règlement politique, considérant exclusivement le problème sécuritaire, réel, mais le déconnectant de processus politiques extrêmement complexes et fragiles.
Plus, François Hollande apparaissait depuis des mois déterminé à engager cette guerre du Sahel. Il l’a dit fortement dès septembre lors de l’Assemblée générale des Nations unies à l’occasion d’une réunion spéciale consacrée à cette région. « Il est temps maintenant de passer à la seconde étape. Cette seconde étape (…) doit appeler la constitution d’une force de stabilisation de façon à pouvoir organiser la reconquête du Nord-Mali. La France soutiendra pleinement cette initiative », déclarait-il [1].
Tandis que les médias remarquaient cet inhabituel ton martial, un autre propos du discours était moins souligné. Or il résume ce qu’a fait – ou plutôt n’a pas fait – la diplomatie française : chercher à construire un processus politique. « Je sais qu’il peut y avoir encore la tentation de mener des négociations. Mais négocier avec qui ? S’il s’agit de forces politiques qui veulent prendre leur part dans la construction de l’avenir du Mali, soit. Mais négocier avec des groupes terroristes, il ne peut pas en être question. Tout malentendu, toute perte de temps, tout processus qui s’éterniserait, ne pourrait faire le jeu que des terroristes », ajoutait le chef de l’État.
La guerre était-elle déjà décidée ? L’intense travail diplomatique français que certains experts décrivent [2] a essentiellement consisté à obtenir l’accord des principaux pays concernés à une intervention militaire (l’Algérie en premier lieu). L’armée française travaille depuis des mois sur cette opération. Il fallait un déclencheur.
« S’il n’y avait pas eu la France, je ne sais pas ce que le Mali serait devenu », a assuré le chef de l’État ce mardi. C’est la version officielle : l’offensive soudaine du groupe Ansar Dine vers le Sud, jeudi, la prise de la ville de Konna allait faire sauter le verrou menant à la capitale Bamako. En quelques heures, les « terroristes » auraient donc pris le pouvoir et le contrôle du pays entier. C’est cette soudaine accélération, et elle seule, qui aurait précipité la France dans la guerre, en répondant favorablement à la demande adressée en urgence par le président malien par intérim, Dioncounda Traoré.
Cette version n’est pas loin de rappeler celle qui avait justifié le déclenchement de la guerre en Libye : il s’agissait alors d’empêcher en toute urgence les troupes de Kadhafi de raser la ville de Benghazi… Pourtant, bien peu d’informations sont disponibles sur la réalité de la menace radicalement nouvelle provoquée par cette offensive des groupes islamistes vers le Sud. Croit-on vraiment que quelques colonnes de pick-up auraient pu s’emparer de Bamako ? Et, dans ce cas, pourquoi les États-Unis, sur place et disposant de moyens de renseignements plus importants que la France, n’ont-ils pas relayé cette explication ? Pourquoi aucun pays européen, pourquoi l’Algérie ou le Niger n’ont-ils pas fait de même ?
Le prétexte de l’attaque islamiste ?
Cette soudaine offensive des islamistes, dans des conditions qui restent parfaitement confuses, a-t-elle servi de prétexte ? Ou s’est-elle combinée à un autre danger, peut-être jugé plus grave encore : l’imminence d’un nouveau putsch à Bamako. Car le pouvoir malien, outre ses divisions, ne tient qu’à un fil. Comme l’a noté l’envoyé spécial du Monde à Bamako [3], le pouvoir officiel était jugé perdu les jours précédant l’intervention.
« Le renversement des fragiles autorités locales que dirige Dioncounda Traoré semblait “pratiquement programmé”, selon un proche du président. Selon la même source, des militaires auraient même envisagé d’arrêter ce dernier dans la nuit du 9 au 10 janvier, la veille de la prise de Konna par la coalition islamiste », écrit Jean-Philippe Rémy du Monde.
Cela éclaire d’un jour nouveau l’entrée en guerre de François Hollande. Car Nicolas Sarkozy, soucieux de débloquer la situation des otages avant l’élection présidentielle, puis François Hollande après son élection, se sont peu impliqués dans l’imbroglio, puis la dislocation politique provoqués par le putsch du 22 mars 2012 du capitaine Amadou Haya Sanogo. Depuis, le pouvoir malien va de crise en crise [4], incapable de formuler des demandes claires à la communauté internationale.
Un président par intérim, réfugié plusieurs mois en France après avoir été gravement blessé à coups de marteau ; deux premiers ministres en huit mois ; une armée divisée et corrompue ; une faction militaire qui continue à se considérer maître du pouvoir politique : le chaos est complet. Et il est tel que les États-Unis qui, depuis des années, investissaient dans la formation des militaires maliens (ils ont même formé l’auteur du putsch !), ont pris acte de l’échec de cette stratégie. « J’ai été profondément déçu de voir qu’un militaire que nous avons entraîné participe au renversement d’un gouvernement élu. C’est tout à fait inacceptable », avait à l’époque noté le général Carter Ham, qui dirige les forces américaines en Afrique.
Depuis, les experts et la quasi-totalité des acteurs internationaux convenaient que l’urgence était d’abord à la stabilisation puis à la reconstruction d’un pouvoir malien. « L’usage de la force doit être impérativement précédé d’un travail politique et diplomatique », notait par exemple en septembre l’International crisis group [5]. « Il faut remettre sur pied les fondements politiques, institutionnels, sécuritaires et militaires de l’État malien pour permettre une reprise de contrôle progressive des trois régions du Nord », poursuit ce centre d’études.
C’est cette étape préliminaire que François Hollande a choisi d’ignorer. Et ce choix est sans aucun doute la cause de l’isolement de la France. « La résolution finale du conflit malien ne pourra intervenir qu’au travers d’une solution politique qui inclut une remise en ordre dans tout le pays et la prise en compte des préoccupations justifiées du Nord », a ainsi noté le ministre allemand des affaires étrangères qui, comme lors de la guerre en Libye, a exclu toute participation de l’Allemagne.
En novembre, le secrétaire général de l’ONU ne disait guère autre chose lorsqu’il se disait convaincu « qu’une intervention militaire dans le Nord, mal conçue et mal exécutée, ne fera que faire empirer la situation humanitaire et favoriser les exactions et violations des droits de l’homme ». Un avertissement également ignoré par la France. Les Mirage et les Rafale français anéantiront certes sans difficulté quelques bases islamistes, camps et dépôts de munitions.
Mais ensuite, le problème demeurera entier : quel pouvoir fantoche soutenir à Bamako, comment garder le contrôle d’un territoire plus grand que la France ? Il est vrai qu’entre-temps, la guerre aura bouleversé la donne. Comme ce fut le cas en Libye. Cette guerre libyenne qui est aujourd’hui la cause directe de tous les malheurs et dangers du Mali et du Sahel.
François Bonnet