La France n’a jamais brillé par la vigueur de son industrie (dans le sens de production de biens manufacturés). A la fin du 19e siècle, alors qu’elle étendait son emprise à l’échelle mondiale, contrôlant environ 20 % des exportations mondiales de capitaux, la classe dominante donnait la priorité aux prêts aux gouvernements – ceux destinés à l’empire russe étaient de loin les plus importants –, les préférant aux investissements industriels (investissements directs à l’étranger, ou IDE). La caractérisation de « capitalisme rentier » formulée par Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, était alors utilisée par nombre d’analystes français.
Un des objectifs du général de Gaulle, lorsqu’il créa la V° République en 1958, fut de donner aux grandes entreprises françaises les moyens de faire face à la concurrence internationale. On peut considérer, avec le recul, que le gouvernement de Pierre Mauroy, nommé en 1981 par Mitterrand, a agi dans la continuité. D’immenses ressources financières publiques furent accordées aux groupes industriels à la suite de la restructuration du capital bancaire, et le « meccano industriel » qui accompagna les nationalisations rappela celui du gaullisme pompidolien1. Il eut pour objectif la redéfinition des frontières d’activité des grands groupes industriels afin de limiter une véritable concurrence entre eux et de faciliter leur insertion dans la mondialisation du capital.
Un autre trait caractéristique du capitalisme français est la forte proximité entre les élites qui dirigent l’appareil d’Etat et les grands groupes. Ce n’est certes pas une exclusivité de la France. Cependant, on vérifie tous les jours les conséquences politiques désastreuses (conflits d’intérêts, corruption, etc.) produites par cette collusion des élites économiques et politiques dans le cadre du pouvoir ultra-centralisé de la V° République, qualifiée par Mitterrand de « coup d’Etat permanent ». Sur le plan économique, une des conséquences de cette consanguinité Etat-grandes entreprises est la présence très insuffisante de petites et moyennes entreprises (PME).
Ce rappel est utile pour comprendre la situation actuelle qui résulte en partie de ce passé récent. Les grands groupes français se trouvent à la pointe d’une pyramide industrielle dont la base n’a cessé de s’éroder depuis les années 1990. Ceci n’est pas qu’une image. La part de la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière dans le produit intérieur brut2 du pays est passée de 15 % en 2000 à 10 % en 2012. La France est désormais l’un des pays dont la part de l’industrie manufacturière dans le PIB est la plus faible dans l’Union européenne, devançant seulement la Grèce, le Luxembourg et Chypre.
Dislocation du système industriel, recherche-développement et dividendes
Le fossé qui sépare les grands groupes des autres entreprises industrielles a encore augmenté au cours des dernières années. Dans l’industrie, les groupes multinationaux sous contrôle français et ceux sous contrôle étranger emploient respectivement 43 % et 21 % des salariés, soit au total près de deux tiers des salariés de l’industrie. La concentration de l’industrie et du capital est plus forte encore lorsqu’on observe l’activité internationale. Les groupes du CAC 40 représentent 75 % du total des investissements directs à l’étranger et 82 % des profits tirés de ces investissements.3 Les 135 grands groupes industriels français emploient au total 53 % de leurs effectifs à l’étranger, contre 1,7 million de salariés employés en France par les filiales de groupes étrangers4.
Les grands groupes français participent en effet pleinement à la mondialisation du capital. La France occupe d’ailleurs une place honorable dans le classement des principales sociétés transnationales industrielles (STN), puisque 15 STN françaises sont présentes dans le classement des 100 principales STN, contre 22 pour les Etats-Unis, 15 pour le Royaume-Uni, 12 pour l’Allemagne et 6 pour le Japon5.
Les grands groupes français adoptent les mêmes attitudes que leurs concurrents étrangers. Ils délocalisent massivement leurs activités et ferment des sites de production sur le territoire national. Ce ne sont plus seulement les activités de production à forte intensité de main-d’œuvre non qualifiée qui sont désormais concernées par les suppressions d’emplois. Les grands groupes ferment des laboratoires de recherche et développement (R&D) en France, parfois pour en ouvrir dans d’autres pays, parfois pour externaliser une partie de ces activités auprès de PME, voire de laboratoires publics. Le groupe Sanofi, qui contrôle 30 % des effectifs de recherche de l’ensemble de l’industrie pharmaceutique en France, a décidé de fermer des centres de recherche à Montpellier et Toulouse, parce qu’il juge « insuffisant » le tissu scientifique environnant.
Les grands groupes sont également à l’affût sur le territoire français : plusieurs études indiquent qu’ils rachètent plus spécifiquement les PME innovatrices, parfois uniquement pour être maîtres de technologies qui risqueraient de les concurrencer. Globalement, l’industrie française continue de retarder considérablement en matière de dépenses de R&D. Celles des entreprises françaises, rapportées au PIB, ne sont que de 1,42 %, contre 3,09 % pour la Corée du sud, 2,66 % pour la Finlande et 1,94 % pour l’Allemagne. Ce n’est pourtant pas faute de soutien public massif. En 2014, le Crédit d’impôt-recherche (CIR, qui constitue une exonération d’impôts pour les entreprises) coûtera 6 milliards d’euros aux contribuables, soit une augmentation de 1,75 milliard par rapport à 2013, alors que cette même année les crédits accordés à la recherche publique vont stagner. Les 22 groupes industriels du CAC 40 qui dépensent le plus en R&D, et sont donc à ce titre les grands bénéficiaires du CIR, ont versé en 2013 1,5 fois plus de dividendes à leurs actionnaires qu’ils n’ont dépensé en R&D.
Des groupes financiers avec des activités industrielles
Le contrôle pris par la finance dans l’activité des grands groupes est connu. Il s’exprime sous de multiples formes, en particulier l’augmentation considérable de la part des dividendes et autres revenus financiers distribués, une stratégie orientée vers la recherche de rentes de monopoles au détriment d’investissements industriels et en R&D, etc.
On oublie trop souvent que la forme d’organisation des groupes industriels est la condition permissive de la domination de la finance. Les grandes sociétés transnationales sont en réalité des groupes financiers avec des activités industrielles6. En effet, la propriété du capital (les actions) est logée dans la holding, elle est séparée des activités productives qui sont conduites dans des filiales, ou plutôt dans une partie seulement d’entre elles car de nombreuses filiales ont désormais pour mission la valorisation financière du capital. Le grand groupe internationalisé pousse donc au plus haut point la dualité du capital-propriété et du capital-fonction (capital productif). Il représente la forme la plus développée de la société par actions dont Marx montrait qu’elle était une machine à fabriquer du capital fictif.
Sous ce terme, il soulignait que, grâce à la puissance sociale que lui confère la propriété privée des moyens de production, le capitalisme « dote l’argent improductif de la vertu reproductive et le convertit ainsi en capital »7. Les actions qui constituent le capital des grands groupes – ainsi que les autres formes d’actifs financiers – n’ont en effet par elles-mêmes aucune valeur (d’où le terme de fictif), mais elles fournissent à leurs détenteurs un droit de tirage sur la valeur créée par les salariés ou sur le patrimoine commun de l’humanité, comme c’est le cas avec la privatisation de la nature et des processus du vivant au profit des grands groupes.
Ce droit de tirage auquel la propriété du capital donne droit a pris une ampleur considérable depuis une trentaine d’années. La liberté de circulation laissée au capital par les politiques « néolibérales », les progrès des technologies de l’information et l’émergence de bases industrielles dans les pays émergents ont donné naissance à une nouvelle division internationale du travail. Les grands groupes industriels (STN, également appelées firmes multinationales) organisent désormais la production de marchandises dans le cadre de « chaînes de valeur mondiale » (CVM), ce qui leur permet de contrôler plus de 80 % du commerce mondial8.
Cette nouvelle division internationale du travail génère une immense circulation de biens mais également de services au sein même des grands groupes, entre filiales et maison-mères et entre les filiales elles-mêmes. Selon la CNUCED, le commerce intra-STN compterait aujourd’hui pour plus de 30 % du commerce mondial. A titre d’exemple, selon nos calculs, en 2010, les exportations des grands groupes français vers leurs filiales américaines ont représenté près de 35 % de l’ensemble des exportations de la France vers les Etats-Unis et les importations des groupes français en provenance de leurs filiales américaines ont représenté près de 27 % de l’ensemble des importations françaises. Tout ceci révèle la mystification des discours sur le « libre-échange ».
L’emprise de la finance sur les groupes industriels a été accélérée par leur internationalisation. Les grands groupes industriels demeurent spécialisés dans la production et la distribution et, à ce titre, ils jouent un rôle central au sein du capitalisme contemporain dans la production et la circulation internationale de la valeur créée. Dans le même temps, l’espace mondial qu’ils ont constitué est la base d’une immense accumulation financière, ce que la littérature appelle la financiarisation des entreprises. Les investissements directs à l’étranger (IDE) et les échanges de biens et services intra-groupes mentionnés plus haut servent de support à d’innombrables opérations financières dont les objectifs sont l’« optimisation/évasion » fiscale, la création de filiales bancaires dans les paradis fiscaux, la recherche de rentes, etc.
Du reste, l’examen des flux d’IDE et des échanges de biens et services intra-groupes confirme qu’il n’y a pas lieu d’opposer les (« bonnes ») activités de production internationale et les (« mauvaises ») opérations financières des grands groupes mais au contraire d’analyser leur interaction. Les groupes industriels français prennent leur part dans la consolidation du capital financier. Ainsi, les échanges intra-firmes et les IDE sont un vecteur très efficace pour la création de filiales dans les paradis fiscaux.
Gilles Carrez, rapporteur général du budget (UMP), confirmant les rapports de la Cour des comptes, avait noté dans son rapport (2011) que sur les années 2007-2009, les groupes du CAC 40 avaient payé en moyenne annuelle 3,5 milliards d’euros, soit 0,4 % de leur chiffre d’affaires réalisé en France et, au cours de la même période, versé en moyenne annuelle 37,5 milliards de dividendes. Depuis, plusieurs rapports parlementaires ont été publiés sur ce thème9. Résultat : le nombre de filiales implantées par les groupes français dans les centres extraterritoriaux (paradis fiscaux) a continué d’augmenter (de plus de 71 % entre 2009 et 2012), et les filiales de groupes industriels comptaient en 2012 pour 61 % du total des filiales françaises qui y sont enregistrées.
Des rapports sociaux définis sur des territoires et qui sont politiquement construits
L’internationalisation croissante de l’activité des groupes français ne signifie pas la fin de leur enracinement sur le territoire national. Les sociétés transnationales (ou entreprises multinationales), ainsi qu’elles sont généralement appelées, ne sont certes pas devenues « apatrides ». En 2013, une part importante du chiffre d’affaires (30 %) et des effectifs (31 %) des sociétés du CAC 40 demeurent localisée en France. La composition des conseils d’administration des sociétés du CAC 40 demeure à près de 80 % française, même si le nombre d’étrangers s’est accru au cours des ans.
En fait, le capital représente un ensemble de rapports sociaux qui sont définis sur des territoires et qui sont politiquement construits autour des Etats. La propriété du capital s’incarne dans des individus et une classe sociale qui tirent avantage de la mondialisation du capital, mais qui ont besoin de l’implication de leur gouvernement pour conduire une politique qui reflète les intérêts généraux du capitalisme tels qu’ils se reflètent dans les formes nationales particulières10.
En d’autres termes, unis face aux salariés, les capitalistes se retrouvent dans une situation de concurrence exacerbée par la crise de suraccumulation qui se manifeste à l’échelle mondiale. Le soutien de l’Etat emprunte de nombreux canaux : marchés publics, subventions et exonérations fiscales, ou encore réglementations favorables aux groupes nationaux dans les industries de réseaux telles que les transports ferroviaires, la téléphonie, etc. C’est évident pour les groupes du BTP (chiffre d’affaires France : Bouygues, 66 %, Vinci 62 %, Veolia, 50,7 %), pour EDF (chiffre d’affaires : France 53 %), Orange (chiffre d’affaires France 50 %), et quelques autres.
Cependant, l’interaction avec les institutions étatiques n’est pas seulement une affaire de soutien économique, le traitement de la « question sociale » compte au moins autant. Les relations durables tissées entre les dirigeants des grands groupes – même quand ils ne sont pas sortis des grandes écoles telles que l’ENA et Polytechniques – et les dirigeants politiques – deviennent alors essentielles pour pouvoir massivement licencier (voir encadré ci-dessous).
Cette solidité des liens entre les grands groupes et les institutions étatiques a également été vérifiée dans le secteur bancaire européen, dont on ne cesse de nous expliquer qu’il est devenu « global ». Après 2008, le sauvetage des banques engagées dans l’aventurisme financier a été organisé par chacun des gouvernements des Etats membres, qui se sont empressés de renflouer « leurs » banques. Et cela, au nom du « trop gros pour faire faillite » – autrement dit « pile je gagne » (les actionnaires des banques) et « face tu perds » (les contribuables, très majoritairement salariés). Mondialisation du capital et soutien résolu des Etats des pays développés vont décidemment de pair.
Claude Serfati
* Les notes de cet article manquent. Nous les rajouterons si nous le pouvons.
Ancrage territorial, emplois et « optimisation fiscale »
L’activité du groupe Kering (ex-PPR), spécialisé dans les produits de luxe, est largement tournée vers l’international (moins de 10 % de son chiffre d’affaires est réalisé en France). Il possède un cinquième de ses 500 filiales disséminées dans les paradis fiscaux, dont 19 en Suisse et 16 à Hong-Kong1, qui permettent à Artémis, le fonds d’investissement détenu par la famille Pinault et qui est majoritaire dans Kering, de pratiquer ce qui est appelé par euphémisme « l’optimisation fiscale », c’est-à-dire échapper aux impôts.
Son activité est principalement centrée sur la captation de rentes grâce à son portefeuille de marques, sa réputation auprès des clients, etc., regroupés par les analystes sous le terme d’actifs immatériels. Leur valeur, fixée par les marchés financiers, constitue une part très importante du capital-actions (ou capital fictif dans le sens de Marx) des grands groupes mondiaux, éloignant un peu plus la valeur boursière de la réalité des actifs productifs des entreprises. En 2012, ces « actifs immatériels », aux contours très flous et à la substance incertaine, ont représenté 70 % de la valorisation boursière des sociétés du CAC 40.
Les liens ont toujours été denses entre les gouvernements de gauche ou de droite et François Pinault, le fondateur du groupe, qui doit sa fortune à la reprise d’entreprises en difficulté au cours des années 1980. Ces liens lui ont servi lorsqu’il lui a fallu mettre en œuvre en France les milliers de suppressions d’emplois et les cessions de plusieurs enseignes, et tout récemment la vente de la FNAC et de La Redoute. Dans ce dernier cas, nul doute qu’il a dû trembler devant la forte parole de Martine Aubry qui lui a demandé de « prendre sa responsabilité » dans la vente de sa filiale, à l’issue d’un entretien avec son patron François-Henri Pinault à Paris ». Elle a finalement ajouté : « Le président Pinault nous a clairement dit que La Redoute a un savoir-faire qui permet sa pérennité et son avenir industriel (...) et qu’il choisirait le repreneur en fonction de cette pérennité et de son impact sur l’emploi »2.
Afin d’équilibrer le « dialogue social » à la suite du ton sévère qu’elle avait adopté envers le milliardaire, la maire de Lille a récupéré les trente places pour le match Lille-Rennes qu’elle avait promises aux salariés de La Redoute afin qu’ils puissent y déployer une banderole. Motif : « Nous ne souhaitons pas que cela dégénère et nous n’avons pas eu les garanties suffisantes »3. Début janvier 2014, les repreneurs de La Redoute annonçaient lors d’une réunion du comité d’entreprise la suppression de
1 178 des 3 437 postes sur quatre ans. C’était quelques mois avant les municipales.
Claude Serfati
1 Selon l’étude détaillée publiée par la revue Projet sous la direction de Jean Merckaert, « Qu’emporte le CAC 40 au paradis ? », 12 février 2014
2 Le Monde, 12/11/2013.
3 La Voix du Nord, 21/01/2014.