Une complicité sans faille
Lundi 27 octobre, les obsèques de Christophe de Margerie ont rassemblé le gratin politico-économique de la planète : de la patronne du FMI à l’émir du Qatar, en passant par des représentants des gouvernements de la Russie et de plusieurs États africains, sans oublier bien entendu le président du Medef. Outre des personnalités de droite, Manuel Valls et une partie de son gouvernement étaient rassemblés derrière le président de la République. Hollande, Valls, Cazeneuve, Kouchner, Borloo, Fillon... La présence des politiques, de gauche et de droite était là pour nous rappeler que la multinationale pétrolière et l’État français ont une longue histoire commune.
Une impulsion politique
Total est né de la volonté du gouvernement français d’assurer l’indépendance pétrolière de la France. En 1917, la mécanisation des armées fait du pétrole une question géopolitique majeure : faire la guerre nécessite de fournir en essence les véhicules militaires. Le gouvernement français se voit dans l’obligation de quémander une aide de 100 000 tonnes de carburant à Standard Oil aux États-Unis et à Royal Dutch Shell en Angleterre. Après cette opération coûteuse et humiliante, Clemenceau décide en 1918 d’imposer un monopole d’État sur l’importation du pétrole et des produits dérivés.
Dans cette logique, en 1924, sont créées la Compagnie française des pétroles et Total qui deviendront TOTAL, société mixte avec une participation de 35 % de l’État, voix prépondérante, et des capitaux privés, butins de guerre issus des fonds de la Deutsche Bank...
D’emblée, la vocation de Total est mondiale. Elle va donc aussi recevoir des concessions données ou arrachées d’abord au Moyen-Orient et en Françafrique. Toutes les étapes de la recherche puis de l’exploitation, depuis l’extraction du pétrole jusqu’à la distribution à la pompe, tous les produits dérivés du pétrole ainsi que des secteurs de la chimie, de la recherche et de l’exploitation des gaz de schistes, vont être mis en œuvre par la multinationale.
Plus l’entreprise augmente ses profits, plus l’État se désengage : en 1992, il ne détient plus que 5 % des capitaux de Total, et l’entreprise sera entièrement privatisée en 1996 sous le gouvernement Balladur.
De gauche à droite, et inversement...
Total n’a cessé de s’agrandir, d’abord en absorbant Petrofina (fina pour finances !), le géant belge de la banque Albert Frères qui devient actionnaire. Puis, Rocard, ministre de François Mitterrand, décide l’ouverture du capital de l’entreprise publique Elf Aquitaine. Sans surprise, la privatisation sera ensuite finalisée par Total en 2000, qui double ses effectifs, son chiffre d’affaires, ses capacités de production... et augmente ainsi considérablement ses profits.
Les différents gouvernements vont jouer un rôle important dans l’extension mondiale de l’entreprise, n’hésitant pas à provoquer des crises sociales et environnementales dans de multiples pays ou à soutenir les pires dictatures. 60 millions de francs de pots de vin versés à des agents publics iraniens proches du pouvoir, en échange de possibilité d’exploitation de champs pétrolier et gazier, vaudront une mise en examen à de Margerie et au ministre Pasqua... qui seront quand même relaxés ! L’affaire du détournement du programme de l’ONU en Irak « pétrole contre nourriture » entre 1996 et 2003 aurait été impossible sans la complicité des différents gouvernements.
Un monstre capitaliste
Ainsi, Total, malgré des bénéfices qui varient entre 8,4 et 13 milliards d’euros selon les années, ne paie pas l’impôt sur les sociétés en France. Mieux : elle récupère une partie de nos impôts ! Sans surprise, elle est à ce jour la première entreprise française et la première capitalisation boursière en Europe, avec une valeur en bourse de 100 milliards d’euros... soit le double du budget de l’Éducation nationale.
Dans le cadre du soutien au discours de Hollande, de Margerie a noué un partenariat privé/public unique avec l’État « pour l’insertion sociale et professionnelle des jeunes, dans le but d’aider à inverser la courbe du chômage ». Ainsi pour 2013, Total a versé 7 millions d’euros pour former les encadrants des emplois d’avenir, 5,7 pour développer la mobilité des jeunes... et 4 millions pour accompagner la réforme des rythmes scolaires. Il accompagne ainsi la casse du marché du travail et celle de l’Éducation nationale. Le gouvernement ferme les yeux sur la fin annoncée des raffineries en France et sur les licenciements qui vont avec, et Total construit la plus grande raffinerie au monde, en Arabie Saoudite, pays où la main-d’œuvre immigrée surexploitée, sous payée et sans droits, présente toutes les garanties du profit maximum !
Au moins, nous savons pourquoi nous sommes TOTALement anticapitalistes !
Roseline Vachetta
8,5 milliards d’euros de bénéfices, 0 euro d’impôt
En 2013, le chiffre d’affaires de Total s’élevait à 190 milliards d’euros et 5,4 milliards d’euros de dividendes étaient versés à ses actionnaires. Les affaires sont donc bonnes. Mais pas assez, semble-t-il, puisque cela fait plusieurs années que Total ne paye aucun impôt sur les sociétés.
Christophe de Margerie avait, parait-il, un rêve pour Total : celui de « de payer plus d’impôts en France ». En effet, le pétrolier qui a enregistré près de 8,5 milliards d’euros de bénéfices en 2013, ne paye aucun impôt sur les sociétés. Démonstration de l’injustice du système fiscal, le cas Total est un cas d’école.
Les grands groupes, en particulier ceux du CAC 40, sont passés maîtres dans l’art de « l’optimisation fiscale », réussissant à ramener leur taux d’imposition sur les sociétés au plus bas : 8 % en moyenne au lieu des 33 % officiellement dûs. Avec Total, c’est le summum : le groupe le plus riche de France ne paie aucun impôt sur les sociétés, parce que les 48 filiales du groupe répertoriées en France sont déficitaires. « Le profit sur la distribution, de l’ordre d’un centime par litre, ne compense pas les pertes sur le raffinage », explique la direction. Mais ces prétendues pertes, au vu des bénéfices et des dividendes donnés, ne semblent pas être insurmontables… sauf pour payer l’impôt.
De plus, en tant que « super major », Total accède au « bénéfice mondial consolidé », une méga niche fiscale pour les entreprise les plus riches de la planète qui leur permet de déclarer leurs impôts où elles veulent en fonction des législations fiscales des États plus ou moins conciliantes.
Assisté !
Total ne paye pas d’impôt sur les sociétés mais bénéficie du fameux crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) à hauteur de 19 millions d’euros, auxquels s’ajoutent 60 millions d’euros de crédit d’impôt recherche (CIR), soit près de 80 millions au total. En 2014, le mode de calcul du CICE a changé, passant de 3 % à 6 % de la masse salariale (hors salaires supérieurs à 2,5 fois le smic). Ainsi, ce ne sont plus 19 millions d’euros de droits à déduction d’impôt que Total obtiendra mais entre 25 et 29 millions. En ajoutant le crédit d’impôt recherche, le montant total devrait être de l’ordre de 85 à 90 millions en 2014.
À quoi serviront ces aides de l’État ? À créer des emplois comme nous le rabâche le gouvernement ? Apparemment non puisqu’un des responsable de Total le dit clairement : « ce n’est pas ça qui va déterminer notre politique d’embauche ». Les actionnaires sont heureux !
Sandra Demarcq
AZF, un crime TOTAL
Le 21 septembre 2001 survient, sur le site Grande-Paroisse (AZF) de Toulouse, la plus grave catastrophe industrielle de notre temps en France, dans une usine qui fabrique des engrais azotés (nitrate d’ammonium) et où travaillent 460 salariéEs à statut Grande-Paroisse (une filiale de Total).
L’explosion a fait 31 morts (dont 21 salariés AZF et sous-traitants), des dégâts à plusieurs kilomètres à la ronde : 77 000 déclarations de sinistre dont 10 000 dommages corporels, 25 000 logements touchés, 59 écoles, 1’hôpital, des usines voisines, etc.
Immédiatement relayé par les médias, Total invoquera la piste terroriste, on est 10 jours après le 11 septembre. La direction du groupe fera tout du premier jour jusqu’à la fin du procès pour embrouiller l’enquête et la justice : les hypothèses les plus farfelues ont été avancées, de l’arc électrique à la chute d’une pièce d’aéronef en passant par la météorite... Et aujourd’hui encore, Total conteste l’accident chimique dû au mélange de produits incompatibles.
Les patrons ont organisé l’omerta. Soit la version « on se sert les coudes » : patrons et salariéEs, nous sommes une grande famille, c’est forcément une cause extérieure car les usines sont forcements irréprochables en matière de sécurité... Soit la version « taisez vous sinon l’usine va fermer » : comme souvent, ce chantage à l’emploi va marcher auprès des salariés et des syndicats. Et les militants qui oseront parler, dans mais surtout en dehors de l’usine, seront montrés du doigt comme voulant fermer l’usine.
Grande-Paroisse condamnée, mais Total s’en sort
Les expertises et enquêtes décidées par des organisations CGT, ont démontré que la catastrophe était due à la mauvaise gestion des rebuts engrais explosifs, à l’organisation du travail et à la sous-traitance qui a amené à mélanger des produits incompatibles. Les patrons ont bien essayé de fausser le procès pour semer le doute, en faisant intervenir des experts plus ou moins farfelus. Ils ont utilisé tous les moyens pour échapper à la justice, avec même des discours des plus nauséabonds, y compris racistes, contre un intérimaire.
Tout a été fait pour cacher la vérité. Le premier procès s’est conclu par une relaxe générale des prévenus « au bénéfice du doute » qui a été ressentie comme un véritable déni de justice par les parties civiles. Le parquet, la CGT, le CE d’AZF Toulouse et les associations de victimes ont fait appel. Le second procès, qui a débuté le 3 novembre 2011, a permis aux militantEs CGT, partie civile contre Total, et aux associations, de se rapprocher, de créer des liens pour faire condamner la société Grande-Paroisse (propriétaire de l’usine) et son directeur. Mais malheureusement, Total et son patron ont échappé à la condamnation.
Malgré ce verdict, les mêmes politiques de désorganisation du travail sont menées sur ces sites à risque avec les mêmes conséquences pour la sécurité, la santé des salariéEs et des populations. En 2009, année du premier procès, 5 salariés du groupe Total en France ont perdu la vie en essayant de la gagner, et à chaque fois, les directions de site ont désigné les victimes comme responsables de leur mort.
CorrespondantEs
100 % Françafrique
La puissance de Total s’est construite grâce à la politique impérialiste de la France en Afrique...
Après la Seconde Guerre mondiale, de Gaulle savait que les indépendances des pays étaient inéluctables. Il confie donc à Foccart le soin de préparer ce changement politique sans altérer les intérêts de Paris. La question de l’énergie est une importance stratégique. Ainsi, deux activités vont être sous surveillance : le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) qui lancera en 1983 Areva, et le Bureau des recherches de pétrole, ancêtre d’Elf Aquitaine. Et quand on parle de surveillance, le mot n’est pas trop fort puisque la gestion du CEA sera confiée à Raoul Dautry, ancien ministre de l’Armement, et, pour le pétrole, Pierre Guillaumat, ancien ministre des Armées, puis en charge du contre-espionnage...
Dès le début, Elf se comportera en bras armé et financier occulte de la diplomatie française, ne reculant devant aucun coup tordu. Elle financera la guerre du Biafra, puis celle du Congo Brazzaville en armant les deux camps. Elle soutiendra les pires dictatures de l’Afrique, et se révélera une formidable machine à corrompre, participant sans rechigner le moins du monde aux financements des partis de droite puis de gauche en France.
Ces millions proviennent du pillage des sous-sols africains comme l’explique Loïk Le Floch-Prigent ancien PDG d’Elf : « Imaginez... Là-bas, le pétrole est trouvé très bon marché, il sort à 3-4 dollars. Et il est revendu à 80 » (1). C’est ce qui permettra à Total d’être le géant pétrolier absorbant la société Elf, éclaboussée par le plus grand scandale politico-financier de la Ve République.
Nouvelle entreprise, vieilles pratiques douteuses
Avec Total, nous sommes toujours dans l’opacité financière, avec une kyrielle de sociétés dont certaines sont basées dans les paradis fiscaux, moyen idéal pour mettre en place des politiques de corruption.
En effet, de graves soupçons pèsent sur Total. Après avoir versé 400 millions de dollars pour mettre fin à l’enquête des USA sur la corruption en Iran, de nouvelles affaires sont évoquées. En Libye, pour des versements de commissions à de hauts dignitaires à l’époque de Kadhafi (2). Au Cameroun, accusé de soudoyer le directeur général de la Société nationale des Hydrocarbures (3). En Algérie, il s’agit de surfacturation pour faire sortir les devises du pays (4). Nuhu Ribadu, l’ancien patron de l’agence nigériane anti-corruption, révèle notamment ce que le pays a perdu : « 29 milliards de dollars à cause de prix inférieurs à ceux du marché dans la vente de gaz à la compagnie NLNG, dont Shell, Total, ENI et la société nationale de pétrole NNPC sont actionnaires » (5).
Une exploitation dangereuse pour l’environnement
Si pour l’instant, le lobby de Total en France n’arrive pas à infléchir les politiques sur l’exploitation du pétrole non conventionnel, comme l’huile de schiste, Total s’en donne à cœur joie à Madagascar, un des pays les plus pauvres de l’Afrique. Pour son malheur et celui de la population, il possède un des plus grands gisements de sables bitumineux. Le permis d’exploitation est détenu par la société Madagascar Oil Ltd. Total en a acquis 60 % suite aux interventions de Sarkozy en 2008 auprès de l’ex-président Ravalomanana (6).
Comme à son habitude, l’entreprise Total va profiter de la faiblesse de l’État pour entreprendre une exploitation extrêmement néfaste pour l’environnement, avec des effets catastrophiques pour les populations aux alentours, comme elle le fait déjà au Nigeria dans la région du delta du Niger. Avec ses comparses Shell et ANI, notre major française a transformé cette magnifique région en une immense zone de marée noire, où toute activité vivante a disparu. Les habitantEs de cette région, après une terrible répression, n’ont pu s’opposer à la pollution liée aux activités de ces compagnies qui continuent impunément.
Enfin, Total mène des opérations de prospection gazière et pétrolière au large du Sahara occidental, en accord avec le Maroc qui occupe illégalement ce territoire, se rendant ainsi complice de la politique colonialiste. Bref, Total c’est en quelque sorte la quintessence de la Françafrique.
Paul Martial
1 – Françafrique, film documentaire français de Patrick Benquet, produit par la Compagnie des Phares et Balises.
2 – http://www.lemonde.fr/libye/article/2013/12/05/enquete-pour-corruption-en-marge-d-un-projet-de-contrat-de-total-en-libye_3526230_1496980.html
3 – http://www.cameroon-info.net/stories/0,63431,@,necrologie-nbsp-le-pdg-de-total-meurt-dans-un-crash-d-avion-a-moscou.html
4 – http://algeriesolidaire.net/total-sous-la-loupe-de-la-justice-algerienne
5 – http://www.slateafrique.com/98929/petrole-du-nigeria-un-rapport-denoncant-des-milliards-de-perte-fait-polemique
6 – http://www.greenpeace.org/switzerland/Global/switzerland/fr/publications/energie/2010_Energie_Rapport_TotalDestruction.pdf
Birmanie : dictature et désastres environnementaux
Une entreprise qui convoite l’exploitation des ressources pétrolières et gazières de par le monde a besoin de stabilité pour faire ses affaires : ni guerre ni troubles sociaux. Lors d’une interview en avril 2014, Christophe De Margerie déclarait : « Tout le monde veut de l’énergie propre, mais on ne veut pas souvent en payer le prix… ». Il parlait du coût financier bien sûr... mais également des questions géopolitiques. Les liens de Total en Birmanie en sont un bon exemple.
Ce pays est un des plus riches du monde en ressources naturelles diverses. Ses réserves en hydrocarbure sont faibles par rapport à celle de l’ensemble de la planète, mais elles arrivaient en première place, dans les revenus en devises du pays, pour entretenir l’armée et les politiciens corrompus. Total a donc été le partenaire principal et la première source de revenus de la junte militaire jusqu’en 2011. Au prétexte des conflits ethniques et indépendantistes, non seulement Total confiait la sécurité de son personnel et de ses installations à l’armée, mais de 1995 à 1998, elle s’est appuyée sur les forces armées birmanes qui ont littéralement mis en esclavage une partie de la population locale pour la construction terrestre du gazoduc de Yadana jusqu’à la Thaïlande.
Mis en cause en France suite à une plainte de travailleurs birmans en 2002, le groupe pétrolier a finalement bénéficié d’un non-lieu en 2006 pour des raisons de procédure, alors que la justice avait reconnu la réalité du travail forcé. En octobre 2007, en pleine répression des mouvements pro-démocratiques en Birmanie par les militaires, de Margerie réitérait : « Ce pétrole, on est bien obligé d’aller le chercher là où il est. Ce serait plus simple s’il y en avait au Club Med ! »
Les affaires restent les affaires
Aung San Suu Kyi, opposante célèbre, Prix Nobel de la Paix et désormais élue au parlement, a déclaré en 2012 n’avoir aucune intention de demander à Total de quitter son pays.
Dans une Birmanie en pleine transition démocratique, si de nombreux prisonniers politiques ont été libérés, certains sont toujours en prison en raison de leurs activités politiques, leur origine ethnique ou leur religion, et d’autres continuent d’être arrêtés. Les autorités exproprient les paysans des terres convoitées pour des projets d’extraction et déplacent des villages.
Le groupe, qui se veut socialement responsable comme c’est à la mode dans les entreprises aujourd’hui, a créé un site Web spécialement dédié à ses activités en Birmanie afin de répondre à ses détracteurs. Il met en avant ses actions dans le domaine du développement socio-économique local... Total cherche à cacher le désastre environnemental et l’accaparement de terres que provoquent ses projets pétroliers et gaziers.
Ainsi, pour son implantation en terre Egi au Nigeria, Total, qui fait partie des nominés, va-t-elle cette année remporter le « Prix Pinocchio » décerné par l’association écologique les Amis de la Terre ?
Christine Schneider