Si on commence par juger du contenu des manifs au seul plan de leur composition, où va t-on ? Et pourquoi les arguments (pour beaucoup recevables) contre la mobilisation du 11 janvier n’ont-ils pas conduit à un appel séparé à manifester ? Oui on peut, il faut, défendre en même temps des droits démocratiques acquis de haute lutte et ceux des musulmans.
Tant vaut la méthode de Todd, tant les produits. Déjà, concernant la nature des présents à la manifestation du 11 janvier : passer de la composition sociale de zones données à celle des manifestant-e-s eux/elles mêmes est pour le moins cavalier. Mais l’essentiel est encore ailleurs, dans un raisonnement vicié à la base. Todd dénonce « … à l’œuvre une formidable dynamique d’exclusion : exclusion des électeurs FN– ce qui en termes sociologiques signifie aujourd’hui l’exclusion des ouvriers – et exclusion des enfants d’immigrés, qui ne sont pas venus manifester ». Mais une manifestation ne se juge t-elle pas d’abord par ce qu’elle défend ? Manif d’exclusion que celle des étudiants parisiens de 68 (évidemment sans aucun ouvrier au début des évènements) ? Celles en défense de Gaza (où on comptait « les gaulois » sur les doigts de 20 mains) ? Ou celle en soutien à l’indépendance algérienne au début de la guerre (une poignée de Justes complètement coupés du peuple) ? Mais où, dans toute l’histoire depuis 68, on aurait vu « tout le pays rassemblé » ?
Bien sûr que la composition compte. Et évidemment la faiblesse de la présence des enfants de l’immigration est révélatrice. Relative quand même : sur 4 millions, même si la proportion est faible, le nombre absolu est élevé (beaucoup plus que lors des manifestations sur Gaza), ce qui semble échapper à Todd. Mais la composition vient en deuxième, après un jugement sur le fond des motivations. Et là enfin ! Moi, élu d’opposition, qui me cogne le FN tous les jours à la Mairie du 7e secteur de Marseille, on va me faire croire que ce n’est pas important que Stéphane Ravier se soit exclu de la manif (il a préféré partager un gâteau des Rois avec le désormais « suspendu ») ? Qu’il eût fallu pour en signer le succès que des Ménard y soient ? Ce que nous dit Todd avec un aplomb glaçant est que le « vrai peuple » c’est les musulmans plus le FN (les absents, supposés dans un cas, certains dans l’autre). Que le reste c’est petite bourgeoisie et compagnie, bloc dominant. Exactement ce que disaient Soral et Dieudonné avant leur rupture avec le FN mariniste. Et on devrait accepter ça comme « issu de la science » alors que c’est pétri d’idéologie rance ?
Ensuite il y a la dérobade, le « passe » après « l’impair ». Si vraiment la manif était imbuvable (et nombre d’arguments d’amis très proches sont parfaitement acceptables à ce sujet), mais pourquoi diable n’y a-t-il pas eu un appel séparé, sur d’autres bases, hostiles aux puissants et aux dictateurs, et sans aucune « union nationale » ? Sans le « Je suis Charlie » imposé ? Même jour ailleurs, ou simplement un autre jour ? Quand même, sur 4 millions de manifestants, il y en aurait bien eu 20000 à suivre non ? Mais y avait-il moyen, même l’aurait-on voulu, d’y drainer les électeurs du FN « absents », on peut en douter. Mieux valait alors ne rien faire, n’est-ce pas la conclusion évidente de Todd ? Et donc la porte ouverte à la relativisation, au « oui, mais » si néfaste dans sa dynamique ultérieure.
Bien entendu il y a un débat parfaitement légitime sur la nature du 11 janvier, son environnement global, ses déséquilibres, ses « absents ». Rendre intouchable cette journée, ne pas discuter de ses limites ne rend service à personne. Et encore plus quant à ses suites. Décevantes, prévisibles malheureusement compte tenu de l’état de la gauche. Les « si t’es pas Charlie » t’es un monstre, la montée des actes islamophobes, l’instrumentalisation de la manifestation débutée le jour même, les appels à l’union nationale, les lois liberticides. Mais voilà, s’il n’y avait pas eu les 4 millions du 11 janvier, c’eût été bien pire ! Si « les petits bourgeois » n’étaient pas venus dire en résumé : oui au « vivre ensemble » et « pas touche aux musulmans », c’est le FN qui avait la main. Tous ceux qui étaient aux manifs savent bien que c’était bien là le ton archi dominant et non ce que Todd dit que c’était, et on se demande pour le coup là aussi où est passée sa rigueur scientifique.
La question est ailleurs. Les travaux de Nilüfer Göle la posent on ne peut plus clairement. On peut être en désaccord avec elle sur des points importants. Mais elle liquide définitivement les facilités qui ramènent la question aux seules spécificités françaises, le « postcolonialisme » et la manière d’instrumentaliser la laïcité qui seraient seuls mortifères. Ce qui devrait plaire à Todd compte tenu de ses écrits passés. Mais voilà qu’elle avance qu’on fait face au même problème (dans des environnements différents, dont les traditions patrimoniales) pour toute l’Europe, n’en déplaise à Todd et à son déterminisme « anthropologique » immuable de toute éternité. Et singulièrement, ceci pour la France, l’Allemagne, la Grande Bretagne, de traditions pourtant si différentes sur ces sujets.
Ce même problème est le suivant : comment une Europe majoritairement en crise, qui doute d’elle-même, qui a définitivement perdu sa centralité mondiale, va t-elle faire une place à l’Islam ? Et aux populations discriminées socialement qui en sont les adeptes en majorité ? Dans un environnement qui plus est où le dit Islam est paré, souvent (voir l’article sur Médiapart de Louise Fessard sur un djihadiste français) dans une fraction de la jeunesse des atours du « rejet du système » ? Quand il n’y a presque plus de gauche digne de ce nom, et que la réflexion même « sur l’universel » est ramenée à des slogans réactionnaires (Valls) ou à une fumisterie formelle ? Mais bon, si on considère qu’il n’y a définitivement plus de possibilité de processus commun d’universalisation des valeurs, autant jeter aux orties les fières formules comme « prolétaires de tous les pays unissez vous » !
Dans ces conditions dramatiques, malgré le manque de possibilité d’une issue « par le haut », il faut tenir tous les bouts en même temps. D’abord lutter contre l’islamophobie, ceci pris en un sens général : droit à la religion, sa pratique, son expression. Empêcher que ces populations soient constituées en bouc émissaire (avec en acmé la « théorie du grand remplacement »). Et négocier, pied à pied, pour rendre possible la cohabitation en attendant des jours meilleurs où le prisme religieux sera moins central. Et, en même temps, tenir bon sur les droits politico-idéologiques chèrement acquis. C’est simple : si la condition pour lutter contre l’islamophobie est d’admettre que, sur le principe, on n’a plus le droit de critiquer l’Islam, alors la voie est grande ouverte pour le FN.
Ensuite il y a le combat politique pour convaincre avec patience et acharnement que - de toute évidence à mes yeux - ce n’est ni le moment ni la forme adéquats que de s’en prendre brutalement à une religion minoritaire présente dans des catégories discriminées, et dans un climat islamophobe. Donc le travail que Edwy Plenel avec « Pour les mususlmans » et nombre d’autres effectuent avec esprit de suite. Mais cela étant dit, reste l’autre question. Charlie aurait fait fausse route ? C’est un débat, compliqué. Mais il en a le droit, à protéger en priorité.
Laisser entendre que la défense des musulmans exige un retrait formel sur ce point, même si c’était vrai, serait perdu d’avance. Et toutes les personnes qui ne luttent pas pied à pied pour défendre l’inverse (oui on peut, il faut, défendre en même temps ces droits et les musulmans) favorisent, qu’ils le veuillent ou pas, la guerre qui deviendrait inévitable, et qui serait à la fois terrible et perdue.
Samy Johsua