L’une des principales caractéristiques du message idéologique de Daech est la proclamation de son « authenticité religieuse ».
Une grande importance est par exemple donnée à la ville de Dabiq (nord de la Syrie), pourtant dépourvue de signification militaire et de ressources naturelles. La raison en est qu’elle occupe une position particulière dans la tradition islamiste comme site d’une future bataille contre les armées infidèles. Celle-ci est sensée annoncer le début de l’apocalypse préludant au retour à un mythique « âge d’or » de l’Islam.
L’Islam de Daech est en fait d’un Islam minoritaire excluant les autres courants musulmans :
– Daech se réclame de l’islam politique, et rejette ceux qui font de la religion une affaire strictement privée,
– Daech est un courant strictement sunnite, excluant notamment plus de 85 % de la population d’Iran qui est de tradition chiite, ainsi que la quasi-totalité des musulmans du Sénégal.
L’Islam politique a trouvé un terreau favorable à son développement dans le désenchantement provoqué par la première guerre mondiale. Celle-ci a en effet débouché sur le démantèlement de l’Empire ottoman, l’abolition du califat (pouvoir polico-religieux), la domination occidentale, et la montée en puissance de nouvelles formes de socialisation.
Il en a résulté un véritable désarroi dans certains milieux musulmans. Pour sortir de cette crise existentielle, certains militants, et juristes-théologiens ont alors vu dans l’islam l’unique remède.(1) Prônant le retour à un « âge d’or » mythifié, l’islam politique est l’expression de l’aspiration réactionnaire à « faire tourner à l’envers la roue de l’histoire ».(2)
Plusieurs projets plus ou moins aboutis sont apparus entre les deux guerres mondiales.
La tradition frériste
Les débuts des Frères musulmans
De tradition sunnite, la confrérie des Frères musulmans a été fondée en Egypte en 1928. C’est la première organisation politique de type moderne à programme islamiste intégriste. Elle en est restée la principale incarnation à ce jour.(3)
Pour son fondateur, Hassan al-Banna, l’islam est un ordre supérieur et total qui doit régner sans partage sur l’espace social musulman, car il est à la fois « dogme et culte, patrie et nationalité, religion et Etat, spiritualité et action, Coran et sabre ».
Dans cet objectif, al-Banna envisage une stratégie d’islamisation progressive de la société par le bas, dépassant toutes les écoles juridiques et théologiques existantes.
Le but final des Frères est de s’emparer graduellement du pouvoir et de créer des Etats islamiques. Ceux-ci doivent assurer la suprématie de la charia (loi islamique), puis abolir les frontières entre eux et proclamer la restauration du califat.
Le fondateur des Frères musulmans n’a jamais précisé les principes et les structures de l’Etat islamique qu’il souhaitait instaurer. Il s’est toujours contenté de slogans et de formules parfois contradictoires. Les conceptions politiques des Frères seront surtout développées par ses disciples.(4)
Mais les traces retrouvées dans les écrits d’al-Banna, ainsi que dans son action à la tête de la confrérie montrent qu’il avait un net penchant pour l’élitisme, le dirigisme et l’autoritarisme.
Al-Banna se déclare de manière assez claire contre un certain nombre de principes démocratiques. Il s’oppose notamment à la séparation du politique et du religieux ainsi qu’au multipartisme. Pour faire face aux défis internes et externes, l’oumma (communauté des croyants) doit être selon lui dirigée par une seule loi, la charia, par un seul parti, les Frères musulmans, et par un seul chef, le calife.
Aux lendemains de la seconde guerre mondiale, grâce à la simplicité relative de son discours et au zèle de ses membres, la confrérie a élargi considérablement sa base de soutien en Egypte et dans le reste du monde arabe. Elle n’est toutefois pas parvenue à réaliser son principal objectif : s’emparer du pouvoir, condition indispensable pour rétablir la cité de Dieu et obtenir le salut.
Radicalisation au sein des Frères
Cet échec pousse une minorité résolue à adopter des positions de plus en plus radicales, notamment en ce qui concerne l’usage de la violence. Les choses s’accélèrent dans les années 1950 en raison de l’aggravation considérable de la répression contre les Frères après la prise du pouvoir par la junte militaire dirigée par Nasser.
Intellectuel tourmenté, Sayyed Qutb rejoint la confrérie durant cette période de crise. Dans les geôles du président Nasser, sa radicalisation aura des conséquences énormes sur le champ politico-religieux arabo-musulman. Il considère en effet que le monde dans lequel il vit est tombé dans l’ignorance et la mécréance.
Pour lui, les vrais croyants, désormais ultraminoritaires, doivent se séparer spirituellement et physiquement des sociétés impies. Après avoir créé une base spirituelle et temporelle solide, ces « élus » doivent se lancer à la conquête du monde impie dans le cadre d’un djihad intégral.
S’inspirant de l’Indo-Pakistanais Mawdudi, un partisan acharné de l’idée de califat, Qutb incite les « élus » à rétablir la souveraineté absolue de Dieu. A travers l’instauration de l’Etat islamique et de la loi islamique, il s’agit de libérer les croyants du matérialisme occidental. Cette orientation devient très rapidement le socle politique du djihadisme contemporain.
La structuration du djihadisme
Les idées d’al-Banna et de Qutb sont adoptées par un certain nombre de groupes radicaux à partir des années 1960. Mais leur diffusion est freinée par le fait que leurs auteurs ne sont pas des théologiens dépositaires d’une tradition séculaire. Ce sont de simples intellectuels et militants islamistes, une catégorie qui n’a pas encore trouvée sa place dans le champ politico-religieux.
Tout au long des années 1960 et 1970, plusieurs groupes djihadistes s’efforcent de remédier à ce problème en utilisant à l’envi des références classiques, particulièrement les écrits du juriste-théologien Iben Taymiya (1263-1328).
L’embourgeoisement des Frères musulmans
A partir de la fin des années 1970 (5), les Frères musulmans eurent un accès privilégiés aux affaires et aux emplois (notamment éducatifs) dans le Royaume saoudien alors en plein boom pétrolier, ainsi que dans d’autres monarchies pétrolières. Ce fait allait impulser et considérablement accélérer l’embourgeoisement de la confrérie qui connut alors une véritable mutation sociale avec de plus en plus de capitalistes jouant un rôle majeur en son sein. Mais cette mutation a eu peu de conséquences sur la modernisation programmatique du mouvement.
Elle eût cependant un certain effet sur sa « modération » politique : le réformisme attentiste l’emportant en son sein sur les tendances intégristes radicales, qui avaient été notamment développées par Sayyid Qutb avant sa pendaison en 1966.
Après les attentats du 11 septembre 2001, le plus célèbre des prédicateurs musulmans actuels, le Frère musulman égyptien Youssef al-Quaradawi, a accentué son opposition aux partisans de Sayyid Qutb.
Les frontières entre ces deux grands courants de l’islam politique sont néanmoins restées poreuses et fluctuantes.(6)
La redistribution des cartes
Depuis 1961, al-Quaradawi réside au Quatar d’où il participe activement à la structuration internationale des Frères. Protectorat britannique jusqu’en 1971, le minuscule mais richissime Quatar a rapidement eu des ambitions régionales. Il a notamment dans ce cadre subventionné grassement l’ensemble de la confrérie des Frères musulmans.
Dépités, les dirigeants Saoudiens se rabattirent désormais exclusivement sur leur tradition wahhabiste traditionnelle.
La tradition wahhabiste
Né durant la seconde moitié du XVIIIe siècle en Arabie centrale, le wahhabisme est un des courants du sunnisme.(7)
Prédicateur intransigeant, son fondateur Abd el-Wahhab (1703-1792) ne recule devant rien pour imposer ce qu’il considère comme la seule vraie religion : celle du Prophète et des trois premières générations musulmanes, « al-salaf al-salih ». D’où le terme « salafisme », autre dénomination de cette tradition.
En 1744, il s’allie à la famille Saoud pour bâtir sur la base de sa doctrine une entité politique : le premier Etat saoudien, en place jusqu’en 1818.
Suivi aveuglement par ses disciples, Abd el-Wahhab assure que la seule voie possible vers le salut est la restauration de la religion « pure ». Pour atteindre cet objectif, les wahhabites préconisent une interprétation rigoriste des textes sacrés et un comportement conforme à celle-ci. La charia, et notamment les châtiments corporels, ainsi que la soumission totale des femmes, doivent selon eux être appliquées à la lettre.
Tous ceux qui n’adhèrent pas à ce dogme sont qualifiés d’hypocrites, d’égarés, d’hérétiques, voire de mécréants. Beaucoup de doctrines et de pratiques de l’islam soufi, sont par exemple assimilées à des formes d’idolâtrie qu’il faut combattre par tous les moyens. De même, les individus et les gouvernements qui recourent à des lois considérées comme non islamiques sont déclarés apostats.
Pour tracer les frontières, symboliques et réelles, entre la religion « authentique » et les fausses, les tenants du wahhabisme doivent une fidélité et une loyauté absolues à tous les autres membres de la communauté.
En revanche, les relations avec les « mécréants » se limitent théoriquement à la conversion, la soumission ou la guerre.
Dans cette logique, les musulmans qui habitent des territoires impies doivent tôt ou tard accomplir un exode vers un endroit où règne le « véritable islam », pour faire le plein de forces sacrées avant de repartir au djihad.
Al-Quaïda
Le groupe jihadiste al-Quaïda s’est crée dans le cadre de la lutte contre l’invasion soviétique de l’Afghanistan, grâce à un très important soutien financier et logistique des États-Unis et de l’Arabie saoudite. (voir le point 2.1 du texte « Daech : un monstre contre-révolutionnaire et totalitaire » http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37133).
Ayant atteint leur objectif avec la défaite de l’URSS en 1989, ces deux pays suppriment alors toute aide à al-Quaïda. La rupture devient définitive en 1990 lors de la guerre du Golfe où Al-Quaïda combat militairement ses anciens sponsors. Al-Quaïda multiplie ensuite les attentats dans le monde, dont celui du 11 septembre 2001aux USA.
Parallèlement, al-Quaïda radicalise son discours religieux : son objectif proclamé est désormais de chasser les puissances étrangères de la demeure de l’islam, de renverser les régimes jugés apostats afin de rétablir le califat.
La branche irakienne d’al-Quaïda
Un pas supplémentaire intervient à partir de 2003 lors de la guerre menée par la coalition dirigée par les USA contre l’Irak de Sadam Hussein soutenue par al-Quaïda.
Al-Zarquaoui, le fondateur de la branche irakienne d’Al-Quaïda, radicalise un peu plus son discours en s’appuyant notamment sur deux théologiens(8) :
– Le Palestinien, al-Maqdissi, qui a appliqué la notion de mécréant aux Etats arabes existants.(9) On retrouvera les écrits de Maqdissi parmi les textes saisis chez les frères Kouachi et Amedy Coulibaly.
– L’Egyptien, al-Mohadjer, auteur d’un livre devenu par la suite la principale référence des dirigeants de l’Etat islamique. Al-Mohadjer y théorise l’élimination des chiites et des apostats en se fondant sur des textes religieux. Toute violence contre eux est déclarée légitime puisque, n’adorant pas le vrai Dieu, ils sont des agresseurs par nature.
L’Etat islamique (ou Daech)
Cette organisation résulte de la fusion en 2006 entre la branche irakienne d’al-Quaïda et des cadres du régime de Sadam Hussein (voir le point 2.3 du texte « Daech : un monstre contre-révolutionnaire et totalitaire » http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37133).
Au niveau de ses conceptions et de ses pratiques, Daech représente une rupture par rapport à al-Quaïda. La controverse entre ses deux principaux leaders, Zawahiri (al-Quaïda) et Zarqawi (Daech), est revenue à la surface en Irak à partir de 2003. Elle a joué un rôle clé en Syrie dans l’affrontement armé entre ces deux courants.(10)
Le mariage de la tradition jihadiste et de l’apocalyptique musulmane
L’Etat islamique est toujours soucieux de se justifier théologiquement.(11) S’appuyant notamment sur le salafisme wahhabite le plus radical, il se réfère à un corpus idéologique politico-religieux très structuré.
Daech recourt par exemple fréquemment au penseur musulman du XIIIe siècle, Ibn Taymiya, très en vogue dans les milieux ultrafondamentalistes. Lorsque l’Etat islamique a brûlé vif en février 2015 un pilote militaire jordanien, il a avalisé son acte en mobilisant une référence à Ibn Taymiya qui autorise le recours à la loi du talion. En islam, seul Dieu peut recourir au châtiment par le feu (l’enfer) : en assimilant les bombardements aériens à ce type de punition, l’Etat islamique s’autorisait le supplice infligé au pilote.
Un sectarisme confessionnel exacerbé
Parmi les ennemis de Daech figurent en première place les musulmans chiites.
Sont également visés les Ezedis. Considérés comme polythéistes par l’Etat islamique, ils sont, dans sa logique meurtrière, punissables de mort. Est également justifié ainsi que des femmes Ezedies soient enlevées, violées et réduites au statut d’esclaves sexuelles.
Une idéologie de fin du monde
L’une des innovations essentielles de Daech, notamment par rapport à Al-Qaïda, est la jonction entre l’idéologie jihadiste et l’imaginaire apocalyptique, démultipliant ainsi sa violence meurtrière.
Son califat est dit « sur la voie prophétique », c’est-à-dire qu’il se présente comme le dernier régime à exercer le pouvoir avant l’arrivée de la fin des temps. Celui-ci verra le « rétablissement d’un âge d’or » mythique de l’Islam. Ce nouveau monde sera conforme à l’ordre voulu par Dieu et mettra définitivement un terme à l’oppression des musulmans.
Très attractif auprès de certains jeunes nourris d’une culture populaire post-apocalyptique à travers les films ou les jeux vidéo, l’annonce de la fin des temps (eschatologie) est très mobilisée dans l’idéologie politico-religieuse de l’Etat islamique et sa propagande. Elle sert notamment à justifier le recours à la terreur et le rétablissement de l’esclavage.(12)
Daech propose une idéologie globale
Une des grandes forces de Daech est qu’il propose à ses adeptes un nouveau départ, une nouvelle identité et un nouveau mode de vie pour réussir ici-bas et dans l’au-delà.
Il leur propose de faire partie du groupe « d’élus » chargé par Dieu :
– de rétablir la vraie religion,
– de réunifier l’oumma (la communauté des croyants) sous l’égide du califat, la monarchie universelle islamique,
– de se lancer à la conquête du monde et d’obtenir le salut.(13)
Notes :
1. Nabil Mouline : Génèse du djihadisme (Le Monde diplomatique - décembre 2015)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36605
2. Gilbert Achcar - Le peuple veut (février 2013) page 143
3. Gilbert Achcar - Le peuple veut (février 2013) page 143 - Ce qui suit est emprunté à Nabil Mouline.
4. Al-Banna a été assassiné en 1949.
5. Ce sous-paragraphe et le suivant sont constitués d’emprunts aux pages 147-154 de l’ouvrage de Gilbert Achcar - Le peuple veut (Actes Sud, février 2013).
6. Vidéos de Ghannouchi (Président du parti islamiste tunisien Ennahdha : « bad buzz » pour un théocrate (11 octobre 2012) http://www.jeuneafrique.com/173908/politique/tunisie-les-vid-os-de-ghannouchi-bad-buzz-pour-un-th-ocrate/
Rached Ghannouchi : le califat est notre ambition ultime (2 août 2011)
http://www.businessnews.com.tn/Rached-Ghannouchi--le-califat-est-notre-ambition-ultime-(mise-Ã%C2%A0-jour-avec-vidéo),520,25959,1
Tunisie : Les rapports troubles entre le pouvoir Ennahda et les maquisards djihadistes (24 octobre 2013)
http://www.huffpostmaghreb.com/2013/10/24/tunisie-deni-terrorisme_n_4154987.html
7. Ce qui suit est tiré de Nabil Mouline : Génèse du djihadisme (Le Monde diplomatique - décembre 2015)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36605
8. Jean-Pierre Perrin (1er décembre 2015) : Etat islamique, aux racines de la terreur.
http://www.liberation.fr/planete/2015/12/01/etat-islamique-aux-racines-de-la-terreur_1417592
9. Jean-Pierre Perrin (1er décembre) : Zarqaoui et Maqdissi se séparent sur un point essentiel : à qui doit revenir l’autorité dans le jihad ? Le cheikh (religieux) ou l’émir (le chef de guerre) ?
10. MC Ebrari (avril 2015) : Islamic state framework text https://ebrari.wordpress.com/english/
11. Ce passage est emprunté à Bernadette Sauvaget (20 décembre) http://www.liberation.fr/planete/2015/12/20/elements-de-matraquage_1422086
12. Nabil Mouline (décembre 2015).
Sources principales :
– Nabil Mouline : Génèse du djihadisme (Le Monde diplomatique - décembre 2015)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36605
Cet article est pour l’essentiel une reprise de son livre « Le califat, histoire politique de l’Islam » (Champs histoire 2016) - 9 euros -
– MC Ebrari (avril 2015) : Islamic state framework text https://ebrari.wordpress.com/english/
– Gilbert Achcar (février 2013) : Le peuple veut, pages 143 à 154.
– Jean-Pierre Perrin (1er décembre 2015) : Etat islamique, aux racines de la terreur.
http://www.liberation.fr/planete/2015/12/01/etat-islamique-aux-racines-de-la-terreur_1417592