Un étudiant pendu à un arbre, pendant qu’un jeune homme s’acharne sur son cadavre, une chaise à la main : l’image, d’une violence insoutenable, continue de hanter la Thaïlande, quarante ans après le massacre de l’université de Thammasat, à Bangkok, le 6 octobre 1976. Ce jour-là, des militants d’extrême droite ultraroyalistes, appuyés par la police et par l’armée, écrasent dans le sang le mouvement étudiant. Le bilan officiel fait état de 46 morts. Les survivants, eux, évoquent une centaine de tués.
Quatre décennies plus tard, les circonstances du « Tiananmen thaïlandais » restent obscures, tout comme le degré d’implication du palais royal et du roi Bhumibol, [aujourd’hui], 88 ans, à la santé chancelante et dont la succession s’annonce délicate.
En 1976, la Thaïlande vit une de ses rares périodes d’authentique démocratie. Trois ans plus tôt, les étudiants ont obtenu le départ du dictateur militaire Thanom Kittikachorn, au prix de manifestations au cours desquelles 70 personnes ont été tuées. Mais rapidement, le ciel s’obscurcit. En 1975, la victoire des communistes au Vietnam, au Laos et au Cambodge donne des sueurs froides aux élites thaïlandaises, qui redoutent de voir le royaume basculer à son tour. Lorsque le général Thanom parvient à rentrer de son exil, sous le prétexte d’intégrer une pagode en tant que moine bouddhiste, les étudiants pro-démocratie se mobilisent et occupent l’université de Thammasat, bastion des intellectuels de gauche.
Lentement, le piège se referme sur eux. Les stations de radio de droite les présentent chaque jour comme des éléments manipulés par le Parti communiste thaïlandais (PCT), et déterminés à renverser la nation, la monarchie et l’institution bouddhiste. Un moine, Bhikkhu Kittivuddho, absout d’avance ceux qui voudraient s’en prendre à eux, en affirmant dans la presse que « tuer des communistes n’est pas un péché ». Le 4 octobre, deux quotidiens, le Bangkok Post et Dao Siam, mettent le feu aux poudres : ils publient en première page une photo où des étudiants semblent mimer la pendaison du prince héritier – en réalité, ils reconstituaient le lynchage de deux militants par la police, quelques jours plus tôt.
Charnier
Pourtant, sur le campus, les étudiants ne s’attendent pas à une telle répression. « Le contexte politique faisait qu’on anticipait un coup d’Etat, mais pas un massacre, se rappelle Jaran Ditapichai, un des survivants, qui vit en exil à Paris depuis 2014. Nous avons tous commis une dramatique erreur d’analyse. » Lui a alors 29 ans et est présent sur le campus, auprès des manifestants, en tant que cadre du Parti communiste. Lorsque la police et les miliciens ultraroyalistes pénètrent sur le campus, au petit matin du 6 octobre, il se trouve près du terrain de football de l’université, avec d’autres manifestants.
« Nous avons d’abord reçu des cocktails Molotov, puis des balles ont commencé à siffler. J’ai vu des étudiants tomber à côté de moi. » Il s’enfuit alors et parvient à pénétrer dans le bâtiment de la faculté de sociologie. « Je suis resté caché toute la journée, puis la nuit. L’université était encerclée, il était impossible de s’enfuir. Je me demandais combien de temps on pouvait tenir sans manger ni boire. »
Dehors, le campus s’est changé en charnier. Les manifestants qui tentent de s’enfuir à la nage, par le fleuve Chao Phraya, sont froidement abattus. Ceux qui se rendent sont battus, certains à mort, d’autres brûlés vifs. Plusieurs jeunes filles sont violées puis tuées.
Le massacre se déroule en présence de plusieurs journalistes, thaïlandais et étrangers, arrivés sur place avant l’assaut. Parmi eux, l’Américain Neal Ulevich, de l’agence Associated Press (AP). Alors qu’il tente de quitter le campus, redoutant que les forces de l’ordre ne saisissent ses pellicules, il tombe sur une scène d’une brutalité à couper le souffle : encouragés par la foule, des militants d’extrême droite s’acharnent sur les cadavres de deux étudiants, pendus à des arbres.
« Ils avaient essayé de s’échapper et s’étaient ainsi jetés dans les bras des miliciens. Tous deux étaient déjà morts quand je suis arrivé. J’ai un peu attendu, pour vérifier que personne ne faisait attention à moi. Puis j’ai fait plusieurs photos de chacune des scènes de pendaison, et je suis sorti pour chercher un taxi. »
Quelques heures plus tard, les autorités effectuent des descentes dans les locaux de certains journaux thaïlandais pour confisquer les photos du carnage, raconte Neal Ulevich. Mais elles négligent les agences de presse étrangères. Et lorsque les communications internationales sont coupées, l’agence AP a déjà transmis les photos hors du pays.
Le chemin du maquis
A Thammasat, la violence a cessé. Les étudiants survivants sont parqués, face contre terre, sur le terrain de football de l’université. Ils ignorent qu’un coup d’Etat vient d’avoir lieu, avec l’assentiment du roi. L’armée prend le contrôle de la situation et ce sont des militaires qui, le 7 octobre, arrêtent Jaran Ditapichai, toujours caché dans la faculté de sociologie. Plus âgé que les étudiants, il est identifié comme un meneur et envoyé dans un camp militaire. Quelques mois plus tard, il parvient à s’enfuir et rejoint le maquis tenu par le PCT, dans le nord et le nord-est du pays, près de la frontière laotienne.
Comme lui, 3 000 étudiants, communistes ou non, quittent Bangkok et s’enfuient dans la jungle. Mais pour ces jeunes intellectuels idéalistes, l’expérience de la guérilla ne dure pas. Comment concilier leur soif de liberté avec la discipline et le dogmatisme imposés par le Parti communiste thaïlandais, aligné sur Pékin ?
« Ils ne croyaient plus en la Révolution, n’étaient pas convaincus par la stratégie du Parti, qui reposait sur la lutte armée dans les villages et non dans les villes, se souvient Jaran Ditapichai. Et puis beaucoup de dirigeants communistes étaient sino-thaïlandais, certains parlaient mal le thaï. Les étudiants, qui étaient assez nationalistes, avaient du mal à supporter ça. »
La plupart des étudiants reprennent le chemin de Bangkok, avec le sentiment de s’être battus pour rien. En 1978, une loi d’amnistie vient effacer toutes les responsabilités du 6 octobre 1976 : les poursuites contre les étudiants sont abandonnées, les auteurs du massacre sont blanchis. Les journaux cherchant à publier des photos du massacre sont censurés. Pour les autorités, il est urgent de tourner la page.
« Rupture »
A bien des égards, le sujet reste cerné de non-dits, alors que la junte au pouvoir depuis 2014 poursuit avec la plus grande sévérité les entorses à la loi sur le lèse-majesté. Impossible de s’interroger publiquement sur le rôle du roi Bhumibol dans le massacre. C’est pourtant le souverain qui, accompagné de la reine Sirikit, a rendu visite à Thanom Kittikachorn, dans sa pagode, le jour de son retour d’exil – selon l’histoire officielle, le roi s’est bien rendu à la pagode, mais n’a pas rencontré l’ex-dictateur. Et c’est lui qui, quelques heures après le massacre, a approuvé un coup d’Etat militaire mettant fin à trois années de démocratie.
« La vraie question posée par le 6 octobre 1976 est de savoir à quel point le roi, la reine et le prince héritier étaient impliqués dans la violence, note Paul Handley, auteur de The King Never Smiles (Yale, 2006, non traduit), une biographie du roi interdite en Thaïlande. Cette date reste, pour beaucoup de Thaïlandais, celle d’une rupture entre la monarchie et une grande partie de la population. Et ils considèrent que le rôle de la monarchie dans les événements a été délibérément tenu secret. »
« Comme la guerre du Vietnam aux Etats-Unis, ce massacre a créé des divisions entre les générations, ainsi que de la défiance et des désillusions », ajoute Christine Gray, une universitaire américaine spécialiste de la monarchie thaïlandaise au XXe siècle. Selon elle, le massacre de 1976 a avant tout permis d’occulter tout débat public sur la fortune royale et la façon dont celle-ci s’est constituée – le roi de Thaïlande est le souverain le plus riche du monde, avec des actifs aujourd’hui estimés à 30 milliards de dollars (27 milliards d’euros), selon le magazine américain Forbes.
Quarante ans plus tard, les responsabilités du 6 octobre 1976 n’ont toujours pas été établies. « La plupart des survivants ne cherchent pas à revendiquer quoi que ce soit, note Jaran Ditapichai. Ils se souviennent de cette journée comme d’une défaite. Certains ont intégré des ONG, d’autres sont devenus des militants ultraroyalistes. Après tout, ce sont des gens diplômés, qui font partie de l’élite. »
Aujourd’hui, l’événement est pudiquement désigné par sa seule date, abrégée : « Hok Toula » (6-Oct.). En 1996, pour les 20 ans de l’événement, une commémoration est organisée à Thammasat, à l’initiative de survivants. Quatre ans plus tard, un discret mémorial est inauguré sur un trottoir jouxtant l’université. La sculpture en granit rose reproduit des corps meurtris, enfouis sous une inscription sobre, en thaïlandais :« 6 octobre 1976 ».
Adrien Le Gal