« Dans votre cas, cela ne peut être que l’amiante », lui avait affirmé le médecin, après avoir diagnostiqué un mésothéliome, ce cancer de l’enveloppe pulmonaire qui ne peut être provoqué que par l’inhalation de ces fibres. Grâce à cette confidence, D. a osé contacter le comité local de défense des victimes de l’amiante. À 48 ans, cet immigré, arrivé du Portugal il y a à peine dix ans, racontait l’hôpital, les traitements médicaux, l’imminente « chimio » et l’opération qu’il redoutait. À sa douleur, s’ajoutait l’angoisse de devoir quitter définitivement sa femme et ses deux jeunes enfants les laissant sans revenu ni indemnisations. C’est qu’il avait déjà entendu dire que sa maladie était incurable et foudroyante : un an de survie en moyenne. Comme de coutume, son assurance professionnelle ne répondait pas à sa lettre demandant que l’origine professionnelle de sa maladie soit reconnue.
Temporaire, déqualifié, non informé ni protégé des risques, astreint aux travaux les plus dangereux, D. aura eu un peu de chance dans son agonie : un médecin lui révélant la cause de sa maladie, quelques militants investis dans la défense des intérêts vitaux des travailleurs, un accès à des soins hospitaliers appropriés, un avocat défendant bénévolement ses droits... Tel n’est pas le cas pour la grande majorité des immigrés, ignorant tout de l’empoisonnement qu’ils ont subi, examinés par des médecins laxistes, souvent complices du patronat et des assureurs, soignés au rabais et abandonnés par leurs syndicats. Ainsi, meurent-ils « en silence » [1] aux quatre coins de la planète, et disparaissent des statistiques de mortalité professionnelle.
Si D., plus âgé ou débauché, avait dû rentrer au pays, comme ont été contraints de le faire la plupart de ses semblables, personne, ni probablement lui même, ne saurait pourquoi un bon nombre d’entre eux meurent dix à vingt ans avant les autres, dans les atroces douleurs des asbestoses, cancers pulmonaires ou pleuraux. C’est pour cela que les experts de l’Union européenne révisent constamment leurs prévisions à la hausse : ils viennent d’annoncer que, d’ici 2030, l’hécatombe frappera entre 250 000 et 500 000 personnes dans les seuls pays de l’Union européenne...
Commerce juteux
Les pays européens se sont donné quelques moyens d’évaluer la proportion de sous-déclarations de la part des victimes et, le cas échéant, de leur sous-reconnaissance par leurs assureurs [2]. Les chiffres sont éloquents : par exemple, pour un même nombre de salariés exposés et un volume équivalent d’amiante manipulé, les assureurs en Suisse n’accueillent que 1 % des déclarations reconnues en France et 2 % de celles reconnues en Italie ! Cela s’explique par l’ignorance savamment entretenue des effets de l’amiante sur la santé, par les difficultés pour les familles démunies d’entreprendre des démarches administratives et juridiques, d’autant que certains médecins, fonctionnaires d’assurance et cadres d’entreprise les en dissuadent. La société Eternit Suisse, qui ne peut plus dissimuler qu’environ un de ses salariés sur dix est mort de l’amiante, ne vient-elle pas de constituer un fonds dérisoire, mais suffisant pour décourager, par des aumônes, les rares victimes tentées de réclamer leur dû ou de porter plainte contre elle ?
Dans les rares cas où des demandes de reconnaissance d’une asbestose ou d’un cancer pulmonaire sont prises en considération par les assurances, celles-ci les refusent prétextant le tabagisme actif ou passif (sic) des victimes. Ou alors, elles exigent que les proches prouvent que le décédé a bien été exposé à l’amiante, que cette exposition a bien eu lieu au travail, et qu’elle a été massive et durable. Dans la plupart des cas, ces preuves sont impossibles à apporter. Comment se souvenir que plusieurs décennies avant le diagnostic fatal, les substances manipulées étaient de l’amiante dont on ignorait tout de l’aspect, de la toxicité et même du nom ? Comment prouver que tel bâtiment de travail avait été floqué à l’amiante, que tels plaques, cartons, joints ou tissus ouvragés sans protection en contenaient ? Comment savoir que tels wagons, navires, véhicules civils ou militaires étaient bourrés d’amiante ?
Lorsque l’évidence ne peut plus être niée, comme c’est les cas pour les mésothéliomes dont l’amiante (et les fibres céramiques) est l’unique facteur pathogène, le patronat et l’État, confrontés aux avocats des victimes peuvent encore se réfugier derrière la prescription. La victime, tenue coupable d’ignorance, extorqueuse de prestations d’assurance sociale, responsable de sa maladie pour avoir fumé ou bu, renonce alors à réclamer l’aide à laquelle elle a droit et qu’elle a chèrement payé tout au long de sa vie de travail. Elle sombre dans le mutisme et laisse ainsi le champ libre au patronat qui, impuni et blanchi, pourra poursuivre ses fructueuses affaires.
Multiplication des affaires
Depuis les drames d’Amisol ou Ferrodo, pour ne parler que de ceux révélés en France dans les années 1970, l’affaire de l’amiante prend de l’ampleur au point d’être comparée à celle du sang contaminé, de la vache folle ou de la grippe aviaire. Cependant, à la différence de celle dernière, cette question n’est toujours pas prise au sérieux par les États, qui rechignent à la régler définitivement et mondialement. Certes, 37 pays sur 192 en ont, de guerre lasse, interdit l’usage, bien que les dérogations y soient aussi fréquentes que discrètes. Quant aux 155 autres, ils en poursuivent et accroissent l’utilisation : « Malgré la forte diminution de la production mondiale, depuis le milieu des années 1970, près de 2 millions de tonnes d’amiante sont encore produites chaque année. La production d’amiante est même en augmentation depuis 1999 », selon Édouard Back [3]. Cette reprise est principalement le fait du laxisme en Russie, en Chine, au Brésil, en Inde, en Thaïlande et au Japon.
Les victimes à venir seront celles qui travailleront encore plus longtemps dans les usines de la multinationale dirigées par les successeurs des familles fondatrices : Schmidheiny (Suisse), Cuvelier (France), Emsens (Belgique) et Hatschek (Autriche) contrôlent le marché de l’amiante-ciment depuis un siècle [4]. Multinationale, Eternit a contourné l’interdiction de l’amiante en délocalisant sa transformation dans d’autres pays.
Intérêts vitaux
Quant au Canada, premier exportateur mondial d’amiante, n’osant plus le vendre à sa population, il répand son poison à travers le monde sous prétexte de sauver ainsi quelques milliers d’emplois. L’État et le patronat canadien persistent à nier la nocivité de l’amiante de type chrysotile, qui représente 94 % du marché mondial et a causé la grande majorité des décès dus à l’amiante identifiés à ce jour. Pour légitimer ce sale trafic, le Canada a réussi à faire céder la convention de Rotterdam (Reach), censée interdire l’exportation de produits à risque. Ainsi, au nom de la liberté du commerce, elle vient d’exclure à nouveau l’inscription de ce toxique dans la liste des matières à risque. Pour Laurie Kazan-Allen, du secrétariat international Ban Asbestos (Ibas) : « Au moins 200 000 ouvriers seront tués par les maladies liées à l’amiante avant que la proposition d’inscrire le chrysotile dans la liste de la convention de Rotterdam ne puisse être à nouveau examinée. » [5]
Les pays de l’Union européenne sont les premiers responsables de la poursuite de ce scandale sanitaire. Les dirigeants s’en lavent les mains ou, plus grave, dénigrent les recherches scientifiques qui ont permis d’aboutir, enfin, à l’interdiction. Parmi tant d’autres, le « socialiste » Claude Allègre, qui fait du révisionnisme écologique un nouveau cheval de bataille politique en persistant à parler, à propos de l’amiante - dont les dangers sont connus depuis un siècle -, de « psychose créée par un groupe de gauchistes irresponsables » [6].
Contrairement aux engagements pris par les États, le commerce de l’amiante n’a nullement cessé avec la révélation de la catastrophe sanitaire qui a frappé les salariés des pays industrialisés, mais il s’est au contraire renforcé. Ainsi, le bilan des victimes ne peut plus être arrêté définitivement. L’affaire de l’amiante, que l’on croyait définitivement réglée, repart de plus belle. Les responsables de la catastrophe sanitaire restent impunis et, néolibéralisme aidant, récidivent et prospèrent. Pour Annie Thébaud-Mony, porte-parole de Ban Asbestos-France : « Les dirigeants du lobby international de l’amiante qui dominent le marché planétaire de l’amiante-ciment sont pénalement responsables de la mort de millions de personnes dans le monde. Ils devraient comparaître devant un tribunal pénal international pour crime contre l’humanité. Tel est l’enjeu des luttes à venir, pour les mouvements sociaux de lutte contre l’amiante, au nom du droit le plus fondamental, le droit à la vie. » [7]
À la différence des catastrophes naturelles ou industrielles (séisme, tsunami, inondation, accident majeur), pour lesquelles des secours massifs sont immédiatement mobilisés, l’aide apportée aux victimes des catastrophes sanitaires dont les effets sont différés (faim, sécheresse, canicule, polluants, cancérigènes) tarde ou ne vient pas, ces « catastrophes rampantes » pouvant être ignorées par les États, les employeurs et les actionnaires responsables. La première leçon à tirer de l’affaire emblématique de l’amiante est qu’il ne faudra plus attendre que les nouvelles catastrophes découlant de la multiplication des substances à risque différé révèlent leur lot de morts pour les dénoncer et les interdire. L’amiante qui pouvait et devait être prohibé et éradiqué dès les années 1960 ne l’étant toujours pas, on peut s’interroger sur la part de responsabilité des organisations de défense des intérêts vitaux des salariés et de la population.
Notes
1. « Mourir d’amiante en silence » est le titre d’un récent documentaire de la télévision suisse romande, où est comparé le sort des victimes de deux usines d’amiante-ciment Eternit, l’une en France, à Paray-le-Monial, l’autre en Suisse, à Payerne. Les premières, organisées et combatives, obtiennent les indemnisations qui leur sont dues, les secondes n’osent les réclamer ou dénoncer leur employeur, craignant de perdre leur emploi ou de fragiliser l’entreprise qui, croient-ils encore, « fait vivre » leur région. Cette émission à été rediffusée par France 5 le 24 octobre.
2. Eurogip, « Les maladies professionnelles liées à l’amiante en Europe », mars 2006.
3. Édouard Back, « Le matériau amiante », OFEFP, 2005.
4. R. F. Ruers, N, Schouten, F. Iselin, Eternit le blanchiment de l’amiante sale, Caova. Cet ouvrage peut être commandé à info caova.ch.
5. http://www.ibas.btintrnet.co.uk
6. L’Express, 11 avril 2005, cité par Charlie Hebdo le 18 octobre 2006.
7. Pour suivre l’actualité européenne et internationale sur les questions liées à l’amiante consultez : http://www.etui-rehs.org/hesa (dossiers, « Amiante »).