Il y a encore dix ans, rares étaient les entreprises chinoises osant s’aventurer à l’étranger pour faire leurs emplettes. Et la plupart du temps, elles repartaient bredouilles. Maintenant, on s’étonne presque quand ce n’est pas un Chinois qui remporte un appel d’offres…
Des studios hollywoodiens Legendary, producteurs de Very Bad Trip, aux marques de prêt-à-porter Sandro, Maje et Claudie Pierlot (SMCP), les rachats transfrontières annoncés depuis début janvier par l’empire du Milieu surpassent les montants affichés sur l’ensemble de 2015 – qui constituaient déjà un record –, selon les données compilées, mercredi 11 mai, par le cabinet Dealogic.
Depuis le début de l’année, quelque 303 transactions de ce type ont été annoncées pour une valeur de 111 milliards de dollars (97 milliards d’euros), contre 107 milliards pour 610 opérations en 2015. Soit cinq fois plus en quatre mois que sur l’ensemble de 2006. « C’est une vague structurelle qui est partie pour durer », souligne Sophie Javary, chargée du corporate finance chez BNP Paribas pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique.
Mardi 10 mai, c’est d’ailleurs à un financier chinois, China Jianyin Investment, que le verrier tricolore SGD Pharma (2 750 salariés) a été cédé pour environ 700 millions d’euros. Oaktree, le fonds américain propriétaire de l’ex-filiale de Saint-Gobain, avait prévu de lancer un processus de vente mais, avant même que les enchères ne démarrent, Jianyin a mis sur la table une offre préemptive suffisamment convaincante. Le même jour, la famille Berlusconi annonçait avoir consenti une exclusivité pour céder le Milan AC à des investisseurs chinois.
« Nous avons vu une accélération des transactions menées par des groupes chinois il y a dix-huit mois environ », souligne Stéphane Bensoussan, coresponsable des fusions-acquisitions (ou M & A) chez HSBC pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique : « Le point de départ, c’est la volonté de Pékin d’internationaliser les entreprises étatiques. Mais les groupes privés ont embrayé. Car le ralentissement en Chine encourage les acteurs locaux à chercher de la croissance et des synergies ailleurs. Cette stratégie a trouvé un écho favorable auprès notamment des entreprises européennes, qui sont désireuses de s’ouvrir le marché chinois. »
France, cinquième terre d’accueil
Les chèques élevés que peuvent signer ces acheteurs s’avèrent largement compensés par les synergies considérables qu’ils dégagent en permettant à leur cible de se développer en Chine. Une voie prise par le Club Med, acquis en 2015 par le conglomérat financier Fosun, ou encore par PSA, soutenu par Dongfeng, son actionnaire à 14 %. A cette logique industrielle, s’ajoute le désir de certains milliardaires chinois de localiser une partie de leur patrimoine hors de Chine, comme les oligarques russes en leur temps. Au cas où…
Ce faisant, ces nouvelles figures du M & A, amateurs de longue date de châteaux bordelais, sont devenues voraces. Le chimiste ChemChina a annoncé en février le rachat de son rival suisse Syngenta pour 43 milliards de dollars, la transaction la plus importante jamais menée par un investisseur chinois hors de ses frontières.
En France, la razzia est impressionnante. De la montée en puissance de Jin Jiang au capital d’Accor, au rachat de SMCP par Shandong Ruyi Technology Group, et sans même compter les 1 700 hectares grignotés dans l’Indre, les Chinois ont fait de la France, depuis début 2016, leur cinquième terre d’accueil, derrière la Suisse, les Etats-Unis, Hongkong et l’Allemagne.
Mais une opération a changé à elle seule le regard porté par l’Hexagone sur ces investisseurs venus de Pékin ou Shanghaï : il s’agit de l’acquisition, en 2015, de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, le fief d’Airbus, par un consortium de groupes chinois, inconnus en Europe. La Place, l’Etat en tête, s’est rendu compte qu’il fallait compter avec ces enchérisseurs.
Fini le temps où les « Célestes » faisaient de la figuration dans le bal des prétendants. « On les invitait dans les processus plutôt pour faire peur aux autres candidats, mais ils allaient rarement au bout », avoue un banquier. Ce premier choc a été suivi par une consternation générale lorsque l’homme d’affaires chinois qui avait piloté le rachat de l’aéroport s’est trouvé pris dans un scandale de corruption. Depuis, Bercy a introduit une étape de pré-qualification dans la procédure destinée à privatiser les aéroports de Nice et Lyon.
« Cette affaire de Toulouse a laissé des traces. Cela prouve bien que l’image de la Chine va devenir clé pour le succès du pays », assure André Loesekrug-Pietri, fondateur du fonds d’investissement européen A Capital : « Je note qu’en mars, le régulateur chinois a empêché l’assureur Anbang de poursuivre les surenchères folles contre Marriott dans la bataille pour le contrôle du groupe hôtelier américain Starwood. C’est la preuve d’une maturité qui arrive. »
Des problèmes de traduction
Les marieurs d’entreprises se souviennent ainsi des premiers pas de Bright Food, le groupe agroalimentaire de Shanghaï qui avait tenté en 2010 de croquer les chocos BN (United Biscuits). Entre les méandres des processus de décision du chinois, la nécessité de ne communiquer qu’en mandarin et une totale méconnaissance de la grammaire des affaires occidentales, le « deal » s’était perdu. Le fonds PAI, le vendeur, en avait conservé un très mauvais souvenir et s’était bien gardé de choisir Bright Food lorsque le groupe s’était présenté à nouveau, en 2011, pour racheter Yoplait. Puis, un an plus tard, le groupe chinois avait fini par acquérir Weetabix, le spécialiste du petit-déjeuner britannique.
Ce parcours chaotique symbolise l’apprentissage réalisé ces dernières années. « Les négociations peuvent être longues, avec des problèmes de traduction qui demeurent, mais les entreprises chinoises maîtrisent de mieux en mieux les règles du jeu en matière d’acquisitions », témoigne Raphaële François-Poncet, associée du cabinet d’avocats Baker & Mckenzie.
Alors le M & A, c’est comme l’Allemagne en football : à la fin, c’est toujours un Chinois qui l’emporte ? « Ces groupes s’intéressent à tous les secteurs. Ils sont pratiquement sur tous les dossiers. Mais ils ne gagnent pas à chaque fois », tempère Mme Javary. Les couacs demeurent. Le danois Bang & Olufsen a d’ailleurs annoncé, le 15 avril, qu’il renonçait à se vendre à un milliardaire chinois, qui faisait un peu trop durer le supplice des négociations.
Même si Pékin veut simplifier les procédures d’autorisation pour permettre à ses entrepreneurs d’être plus véloces sur la scène internationale, les obstacles ne sont pas tous levés. « Dans les pays ayant des procédures de contrôle des changes contraignantes, les vendeurs cherchent souvent à sécuriser leur financement par la mise en place de mécanismes adaptés tel le compte séquestre », rappelle Mme François-Poncet.
Isabelle Chaperon
* LE MONDE | 13.05.2016 à 06h47 • Mis à jour le 13.05.2016 à 09h56 :
http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/05/13/les-entreprises-chinoises-n-ont-jamais-autant-investi-a-l-etranger_4918659_3234.html
Wanda, Fosun… le secteur privé chinois fait ses emplettes à l’étranger
Les hommes d’affaires, comme Wang Jianlin, s’imposent comme la tête de pont de la percée économique chinoise dans le monde.
Plus rien n’arrête Wang Jianlin, l’homme le plus riche de Chine. Annoncée en janvier, l’acquisition par son groupe Wanda de Legendary Entertainment, producteur de blockbusters comme les derniers Batman, pour 3,5 milliards de dollars (3,1 milliards d’euros), était déjà présentée comme le plus important investissement chinois dans la culture et le divertissement hors des frontières de l’empire du Milieu.
Vendredi 23 septembre, M. Wang a franchi une nouvelle étape en dévoilant cette fois un partenariat stratégique avec Sony Pictures. Wanda investira dans certaines productions à venir du studio, qui en échange intégrera des éléments de culture chinoise pour profiter de la croissance exponentielle du box-office chinois.
Il se passe rarement un mois sans que Wanda ne dévoile une nouvelle dépense à l’étranger. Cet été, M. Wang a acheté le réseau Odeon & UCI et ses 243 salles. Dans le même temps, il contribuait à La Grande Muraille, une super-production à 150 millions de dollars avec Matt Damon en soldat de la dynastie Song.
20 % de l’Atlético Madrid
Le même Wang Jianlin est convaincu que le sport contribuera à accroître sa fortune. Il s’est offert 20 % de l’Atlético Madrid en janvier 2015, faisant d’une pierre deux coups, une probable affaire financière mais aussi politique. Le président Xi Jinping rêve, en effet, d’organiser une Coupe du monde, si toutefois la sélection nationale est à la hauteur, de sorte que les plus grandes fortunes du pays mettent la main à la poche pour améliorer le niveau du foot chinois.
Comme pour beaucoup de ses homologues, l’histoire de ce fils de soldat qui fit la Longue Marche derrière Mao Zedong est faite d’une relation bien gérée avec les officiels. Il passera seize ans au sein de l’Armée populaire de Libération avant de devenir en 1989, soit une décennie après le début de la politique d’ouverture économique engagée par Deng Xiaoping, administrateur public d’un quartier résidentiel de Dalian, un grand port du nord-est chinois. Il fait ainsi ses débuts dans l’immobilier, son cœur de métier, se lançant bientôt dans le développement de centres commerciaux.
Pour attirer la clientèle dans ses centres Wanda, il ouvre des cinémas au dernier étage. Wang Jianlin se fait alors exploitant de salles, jusqu’à devenir le premier opérateur de cinémas de la planète en 2012 en acquérant pour 2,6 milliards de dollars le réseau nord-américain AMC.
Les faveurs du Parti communiste
Pour M. Wang, comme pour tout le secteur privé chinois, investir à l’étranger est un moyen d’acquérir de manière accélérée un savoir-faire – à Hollywood, le divertissement à l’américaine – que la Chine ne maîtrise pas encore. Ces hommes d’affaires manient la culture entrepreneuriale tout en conservant les faveurs du Parti communiste. Le New York Times révélait en 2015 que M. Wang a laissé plusieurs proches d’officiels investir dans son groupe et profiter de son succès. Ce fut le cas de la sœur du président Xi Jinping, Qi Qiaoqiao, qui a revendu ses parts en octobre 2013.
Ces hommes d’affaires s’imposent progressivement comme la tête de pont de la percée économique chinoise à l’étranger. Si les groupes publics, s’appuyant sur la source de financement que sont les immenses réserves de change du premier exportateur mondial, ont longtemps fait les gros titres, c’est désormais le secteur privé qui domine. Les entreprises privées ont été la source de 65,3 % des 145,7 milliards de dollars d’investissements directs chinois réalisés à l’étranger en 2015, selon les statistiques officielles.
Un intérêt récent pour les infrastructures à l’étranger
On les retrouve dans l’immobilier, les investisseurs chinois profitant en Occident de taux d’intérêt plus faibles que ceux de la Banque populaire de Chine. Le groupe HNA, propriétaire de la quatrième compagnie aérienne de Chine, Hainan Airlines, qui s’est ainsi offert en 2015 le siège de l’agence Thomson Reuters, dans le prestigieux quartier de Canary Wharf, à Londres. De son côté, Wanda a investi dans une tour haute de 200 mètres sur les rives de la Tamise.
Ces mêmes entreprises privées commencent aujourd’hui à montrer un intérêt pour les infrastructures à l’étranger, un domaine qui auparavant intéressait uniquement les géants étatiques. Elles y voient une source de rendements stables en phase de ralentissement alors que c’était davantage la prise de participations dans des outils industriels qu’ils visaient auparavant. Un exemple ? Le géant de Shanghaï Fosun, qui au côté du distributeur étatique de gaz chinois, China Gas, se montre actuellement intéressé par prendre une participation majoritaire dans le réseau gazier britannique, National Grid.
Valeur estimée de l’investissement : jusqu’à 11 milliards de livres (12,8 milliards d’euros). Avec cette stratégie, les groupes privés chinois deviennent au passage détenteurs d’actifs stratégiques dans des pays tiers, sans nécessairement susciter les mêmes suspicions qu’un acteur étatique. Le tout en maintenant leur loyauté au Parti communiste, qui les voit comme un intermédiaire utile au développement des intérêts chinois de par le monde.
Harold Thibault