Résumé
Des personnalités religieuses, le gouvernement ou vos parents – tous veulent avoir leur mot à dire sur ce que vous faites entre les jambes. Ce que je veux vous dire, c’est que ce n’est pas leur problème, que votre corps, vos désirs, vos idées sont à vous, et à vous seuls. S’ils n’aiment pas ce que vous êtes, ils ont tort.
— Rima, femme bisexuelle, Liban
Je suis un être humain comme les autres et j’ai des droits. Je vais défendre ces droits.
— Ahmed, homme gay, Libye
Rima et Ahmed ne sont pas seuls. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, malgré la répression des États et la stigmatisation sociale, les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres (LGBT) continuent de trouver des moyens de s’exprimer. Ils racontent leurs histoires, construisent des alliances, établissent des réseaux qui dépassent les frontières, développent des mouvements nationaux et régionaux et adoptent des moyens créatifs pour combattre l’homophobie et la transphobie.
Ce rapport accompagne une série de vidéos produites par Human Rights Watch et la Fondation arabe pour les libertés et l’égalité (AFE). Dans ces vidéos, des activistes délivrent des messages de soutien et d’encouragement en arabe aux personnes LGBT du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Le rapport se concentre donc sur les régions où l’arabe est la principale langue parlée.
Le rapport replace les vidéos dans leur contexte, mettant en valeur et détaillant l’existence de mouvements qui promeuvent le changement face à d’importants obstacles, comme la criminalisation du comportement homosexuel (et, dans certains pays, de la non-conformité de genre), les arrestations arbitraires et les mauvais traitements, les examens anaux forcés, la non-reconnaissance du genre des personnes transgenres, la violence des acteurs étatiques et non étatiques, les restrictions du droit à la liberté d’expression et d’association, le rejet de la famille et la stigmatisation au sein des communautés.
Dans tous les pays analysés dans ce rapport, les activistes doivent, à des degrés divers, faire face à l’hostilité de l’État. De nombreux gouvernements de la région rejettent totalement les concepts d’« orientation sexuelle » et d’« identité de genre ». Face à l’intransigeance officielle, certains activistes choisissent de travailler en dehors des structures étatiques : leur activisme se concentre sur le renforcement de la communauté et le changement des attitudes. D’autres ont affronté leurs gouvernements, en faisant pression sur eux pour l’adoption de changements progressifs, sous diverses formes. Au Liban et en Tunisie par exemple, sous la pression de activistes locaux et internationaux et des organes de surveillance des traités, les institutions étatiques ont accepté d’entendre les appels demandant l’interdiction des examens anaux forcés. L’Irak s’est engagé à lutter contre la violence fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre (OSIG). Au Liban, les tribunaux ont rejeté une interprétation des « infractions contre nature » incluant les relations sexuelles entre personnes du même sexe (les décisions de justice en l’espèce n’ont cependant pas produit de précédent juridique à caractère contraignant). Au Maroc, des tribunaux ont condamné des auteurs de violences fondées sur l’OSIG.
Les progrès peuvent être laborieux et les revers nombreux. Lors de la rédaction du présent rapport en septembre 2017, les forces de sécurité égyptiennes ont arrêté des dizaines de personnes lors d’une véritable démonstration de force suite au déploiement d’un drapeau arc-en-ciel, qui est un signe de solidarité avec les personnes LGBT, pendant un concert. Ces arrestations s’appuient sur une loi visant à lutter contre la « débauche », déjà utilisée au début des années 2000 contre des hommes gays et femmes transgenres et renforcée suite au coup d’État de 2013, quand le gouvernement, dirigé par le président Abdel Fattah al-Sissi, a semblé adopter une stratégie politique de persécutions des homosexuels et des personnes transgenres. Même au regard du contexte égyptien récent, la sévérité de la répression de septembre ne fait aucun doute et a donné lieu à des dizaines d’arrestations, des examens anaux forcés, et un embargo médiatique visant le discours pro-LGBT. Même dans les contextes les plus difficiles, les activistes savent cependant faire preuve de créativité et de dynamisme, en donnant aux personnes LGBT des moyens pour se protéger de la surveillance en ligne ou des provocations policières, ou encore en mobilisant les forces extérieures pour faire pression sur leur gouvernement au niveau international, un outil qu’ils utilisent d’ailleurs avec prudence, et seulement dans les cas urgents relatifs à des violations de droits humains.
Ce rapport examine comment l’activisme LGBT survit dans les plus sévères conditions, dans des États répressifs et des zones de conflit où les activistes risquent l’exclusion sociale et s’exposent à des peines de prison, aux violences des forces de sécurité et des groupes armés voire même à celles de leurs propres familles. Il révèle également les approches créatives qui sont utilisées dans des contextes moins répressifs pour obtenir le soutien du public, identifier les alliés des gouvernements en place et intégrer les droits des personnes LGBT dans un dialogue élargi sur les droits humains et le genre.
Lors de leurs échanges avec Human Rights Watch, plusieurs activistes LGBT au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ont exprimé leurs frustrations concernant la couverture médiatique internationale, qu’ils jugent unidimensionnelle, dépeignant la région comme un trou noir pour les droits des LGBT. Selon eux, cette couverture ne tient pas compte des moyens mis en œuvre par les activistes LGBT de la région pour défendre leur cause, et les rend parfois totalement invisibles. « Nous ne voulons plus de cette image qui nous pose en simples victimes », a ainsi expliqué Zoheir Djazeiri, un activiste algérien, à Human Rights Watch. « Nous voulons parler de réalité, de violence, mais aussi [montrer ce qui est] positif. »
Ce rapport ne cherche pas à passer sous silence les violations graves et omniprésentes des droits humains qui touchent les personnes LGBT dans la majeure partie des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Human Rights Watch a documenté de nombreuses violations, qui vont d’exécutions extrajudiciaires à des arrestations collectives en passant par la censure du discours pro-LGBT, et continuera à agir dans ce sens. Le rapport vise plutôt à saisir la complexité d’un mouvement qui ouvre des portes aux personnes LGBT dans toute la région, même si certains gouvernements cherchent ensuite à les refermer. C’est un rapport qui, en solidarité avec les activistes LGBT, se propose d’examiner les voies et options possibles, loin de toute victimisation.
Méthodologie
Ce rapport a été produit en étroite consultation avec la Fondation arabe pour les libertés et l’égalité (AFE). Il se concentre sur l’activisme LGBT et les droits LGBT en Algérie, au Bahreïn, en Égypte, en Irak, en Jordanie, au Koweït, au Liban, en Libye, en Mauritanie, au Maroc, à Oman, en Palestine, au Qatar, en Arabie Saoudite, au Soudan, en Syrie, en Tunisie, aux Émirats arabes unis et au Yémen. Il s’appuie essentiellement sur des entretiens entre Human Rights Watch et 34 activistes travaillant sur les droits des personnes LGBT dans ces pays.
Le rapport ne couvre pas l’activisme LGBT en Iran ou au sein de la communauté juive majoritaire d’Israël. En effet, le projet vidéo qui accompagne ce rapport, réalisé en partenariat avec l’AFE, s’adresse principalement aux publics arabophones. Le rapport se concentre donc sur les communautés de la région où l’arabe est principalement parlé. Les vidéos sont disponibles à l’adresse suivante : https://www.hrw.org/no-longer-alone.
L’activisme des droits humains fait souvent partie d’un mouvement transnational. Cette dynamique transnationale se reflète dans le travail des activistes LGBT. Alors que la plupart d’entre ces activistes travaillaient dans leur pays d’origine, certains étaient partis pour des raisons de sécurité ou pour trouver des opportunités ailleurs ; d’autres étaient engagés dans un travail régional ou avaient un pied dans deux pays différents. Deux défenseurs des droits LGBT en Jordanie étaient ainsi originaires d’Irak et deux autres, d’origine soudanaise, travaillaient principalement en Égypte. Six des personnes interrogées – originaires de Bahreïn, du Koweït, d’Irak, d’Oman, de Syrie et du Maroc – se sont installées en Europe pour des raisons de sécurité liées à leur identité ou à leur activisme, bien qu’elles continuent, par leur travail, à être engagées sur le terrain dans la région. Les pays dans lesquels les activistes effectuaient l’essentiel de leur travail étaient répartis comme suit : Algérie (2) Bahreïn (2), Égypte (5, dont deux étaient aussi investis dans un travail au niveau régional, notamment au Soudan), Irak (3), Jordanie (5), Koweït (1), Liban (3, qui effectuaient tous un travail au niveau régional essentiellement), Libye (1), Mauritanie (1), Maroc (4), Oman (1), Palestine (1), Qatar (1), Syrie (1) et Tunisie (3). Human Rights Watch n’a pas pu identifier d’activistes disposés à parler de leur travail en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis ou au Yémen.
La majorité des personnes interrogées se sont été identifiées comme lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres ou queer. Quelques-unes se sont identifiées comme hétérosexuelles et cisgenres (voir glossaire) tout en étant profondément engagées dans un travail militant en faveur des personnes LGBT. Une personne interrogée, originaire de Bahreïn, a été identifiée comme gay mais ne s’est pas décrit comme activiste ; il a évoqué avec Human Rights Watch l’absence relative de mouvement de défense des droits des LGBT à Bahreïn.
Le rapport s’appuie aussi sur de précédentes recherches menées par Human Rights Watch avec des activistes LGBT et d’autres personnes LGBT au Liban, en Tunisie, au Maroc, en Égypte, au Koweït, en Irak et aux Émirats arabes unis et sur les violations des droits des personnes LGBT dans la région recensées par Human Rights Watch, notamment dans les rapports suivants : Dignité dégradée : Des examens anaux forcés lors des poursuites pour homosexualité (2016) ; « It’s Part of the Job » : Ill-treatment and Torture of Vulnerable Groups in Lebanese Police Stations (2013) ; « ‘They Hunt us Down for Fun’ : Discrimination and Police Violence Against Transgender Women in Kuwait (2012) ; « They Want Us Exterminated » : Murder, Torture, Sexual Orientation and Gender in Iraq (2009) ; et In a Time of Torture : The Assault on Justice In Egypt’s Crackdown on Homosexual Conduct (2004).[1] Il s’appuie également sur des recherches documentaires, notamment l’examen de rapports et de sites Internet de groupes d’activistes qui travaillent dans la région et sur des études sur l’histoire des luttes LGBT dans cette région.
I. Contexte
Contexte juridique
La plupart des États arabes ont hérité des lois strictes du système judiciaire colonial français ou britannique contre l’homosexualité.[2] La Jordanie et Bahreïn ont aboli ces lois (respectivement en 1951 et 1976) en adoptant leurs nouveaux codes en matière pénale après l’indépendance, mais d’autres pays ont maintenu les interdictions de l’époque coloniale, tout en modifiant parfois la langue et les peines encourues.
Dans d’autres cas, les lois contre les relations sexuelles entre personnes de même sexe ou contre l’expression de l’identité transgenre découlent d’une interprétation de la charia (loi islamique) soutenue par l’État. La charia s’applique en Arabie saoudite et elle est considérée comme une source principale de droit dans de nombreux autres pays de la région.[3]
Criminalisation du comportement homosexuel
Les lois sont loin d’être uniformes dans la région, mais dans la plupart des pays les rapports homosexuels privés entre adultes consentants sont traités comme une infraction pénale. Des détails sur ces lois, ainsi que plusieurs procès-verbaux, sont fournis en annexe de ce rapport
Presque tous les pays arabophones au Moyen-Orient et en Afrique du Nord criminalisent des formes de relations sexuelles consensuelles entre adultes, ce qui peut inclure des rapports sexuels entre personnes non mariées, l’adultère, et les relations entre personnes du même sexe. En Arabie saoudite, à Bahreïn, en Égypte, en Jordanie, en Libye, au Maroc, en Mauritanie, en Oman, en Palestine, au Qatar, au Soudan, en Syrie, et au Yémen, les rapports sexuels hors mariage (ou zina) sont interdits, y compris les rapports sexuels entre des hommes et des femmes non marié(e)s.. Cette interdiction s’exprime parfois en langage alambiqué, comme en Libye où l’on décrit le rapport sexuel hors mariage comme une « agression sexuelle commise contre une personne avec le consentement de cette personne ».[4]
En Algérie, au Maroc, à Oman, en Tunisie, en Syrie, au Yémen et dans une partie de la Palestine (Gaza)[5], les lois interdisent explicitement les rapports homosexuels et utilisent un langage neutre ou incluent de manière explicite les femmes et les hommes. Les lois de la Mauritanie criminalisent également les comportements homosexuels pour les deux sexes : les rapports sexuels entre hommes musulmans adultes sont passibles d’une peine de « mort par lapidation publique » ; pour les femmes, les peines sont moindres.
Le Koweït, le Soudan et une partie des Émirats arabes unis (Dubaï)[6] interdisent les rapports sexuels consensuels entre hommes, ou encore la sodomie.
Le Liban, la Syrie et une partie des Émirats arabes unis (Abu Dhabi) interdisent la notion vaguement définie de sexe « contre nature » : au Liban, cette interdiction vise « tout rapport sexuel contraire à l’ordre naturel » et à Abu Dhabi, les « rapports sexuels contre nature avec une autre personne ». Ces lois ont été utilisées pour criminaliser les relations homosexuelles.
En plus d’interdire les rapports sexuels hors mariage pour les Musulmans, le Qatar prévoit des peines pour tout homme, musulman ou non, qui « incite » ou séduit un autre homme à commettre un acte de sodomie ou entaché d’immoralité, ou le « séduit » en ce sens. La loi ne prévoit pas de sanction contre celui qui est « incité » ou « séduit ».
Plusieurs pays utilisent des lois de « moralité » neutres sur le plan du genre pour persécuter les personnes accusées d’avoir des rapports homosexuels consensuels. Ces dispositions peuvent être particulièrement insidieuses du fait de leur imprécision : elles utilisent des termes comme « outrage aux bonnes mœurs » ou « immoral » sans les définir.[7] L’Égypte est multirécidiviste en la matière et utilise systématiquement de telles dispositions contre les personnes LGBT : depuis les années 1990, les autorités ont eu recours à une loi interdisant la « débauche », promulguée en 1951 pour criminaliser le travail du sexe, puis remplacée par la loi 10/1961 de lutte contre la prostitution, pour engager des poursuites contre les hommes ayant des rapports homosexuels, avec pour conséquence des centaines d’arrestations.[8] Le Bahreïn a, selon les médias, également utilisé des dispositions vagues de « moralité » et de « bonnes mœurs » pour harceler et détenir les personnes soupçonnées d’être LGBT. Selon un rapport, 127 personnes, dont certaines s’étaient travesties,[9] ont été arrêtées lors d’une prétendue « fête gay » en 2011, et ce en dépit du fait qu’aucune loi de ce pays ne punisse clairement le fait d’être gay ou de se travestir. En 2016, la police a arrêté 30 personnes lors d’une fête privée au bord d’une piscine en les accusant de faire partie du « troisième sexe » et en les inculpant pour outrage à la pudeur.[10]
L’Irak et la Jordanie n’ont pas de lois qui criminalisent explicitement les relations homosexuelles consensuelles, et leurs gouvernements n’ont pas systématiquement interprété d’autres dispositions relatives à la « moralité » pour criminaliser les comportements homosexuels consensuels.
Interdictions visant l’expression de l’identité du genre
Le Koweït et les Émirats arabes unis sont parmi les rares pays au monde à criminaliser de manière explicite la non-conformité de genre. Oman les a rejoints en 2018, en introduisant dans son nouveau code pénal une disposition rétrograde qui punit tout homme qui « semble s’habiller avec des vêtements féminins ».
Au Koweït, une loi de 2007 criminalise « l’imitation du sexe opposé ». Dans le cadre de cette disposition, des personnes transgenres ont fait l’objet d’arrestations arbitraires accompagnées de traitements dégradants et de tortures pendant leur garde à vue. Comme la loi ne définit pas ce que signifie « imiter » le sexe opposé, des personnes cisgenres ont elles aussi été arrêtées en vertu de cette loi. Un homme arrêté et battu en 2010 a déclaré à Human Rights Watch :
Je ne sais même pas pourquoi j’ai été arrêté ; je suis un homme, j’avais même une grosse barbe à l’époque ! ... J’ai finalement été relâché trois jours plus tard, après avoir été forcé de signer une confession et promis de ne plus imiter les femmes. Des femmes à barbe, vous en connaissez beaucoup ?[11]
Aux EAU, le code pénal fédéral punit « tout homme déguisé en vêtements féminins et qui entre ainsi déguisé dans un endroit réservée aux femmes et où l’entrée est interdite, à ce moment-là, à des personnes autres que les femmes ». En pratique, des femmes transgenres ont été arrêtées en vertu de cette loi, même dans des espaces mixtes.[12]
À Bahreïn, bien qu’aucune loi ne criminalise de manière explicite les identités transgenres, les médias font état de cas où des personnes ont été inculpées pour des infractions telles qu’un « comportement indécent » ou une « incitation à la débauche », et ce pour avoir porté des vêtements non conformes à leur sexe. [13] Le parlement de Bahreïn a débattu, en 2016 et de nouveau en 2017, d’un projet de loi qui criminaliserait « quiconque ressemble à l’autre sexe », mais ne l’a pas adopté.[14]
Interdictions visant la liberté d’expression et d’association
Alors que plusieurs pays d’autres régions ont adopté des lois interdisant de « promouvoir l’homosexualité », aucune loi de ce type n’existe au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. En Égypte néanmoins, une disposition sur « l’incitation à la débauche » dans la loi de 1961 de lutte contre la prostitution a été utilisée en septembre 2017 contre des jeunes soupçonnés d’arborer le drapeau arc-en-ciel lors d’un concert de Mashrou’ Leila, et contre d’autres personnes poursuivies pour avoir utilisé des applications de rencontre ou des salles de chat gays. Deux autres personnes soupçonnées d’avoir hissé le drapeau arc-en-ciel ont été accusées de s’être associées « dans le but d’appeler, par quelque méthode que ce soit, à la cessation des dispositions de la constitution ou des lois ».[15]
Ailleurs, des lois vaguement formulées défendant la « moralité » ou punissant les « atteintes aux bonnes mœurs » pourraient être utilisées pour interdire des discours de soutien aux droits des LGBT. Par exemple, ces lois pénalisent quiconque possède ou distribue des documents qui peuvent être considérés comme une « atteinte à la pudeur » (Algérie, Yémen), « chante ou diffuse dans un lieu public des chants ou déclarations obscènes ou indécents » (Irak), « s’exprime par un signe incompatible avec la pudeur dans un lieu public » (Jordanie), ou accède sur Internet à des informations, ou y publie des informations, contraires à la « moralité publique » ou de nature « indécente » (Arabie Saoudite).[16]
Les restrictions à la liberté d’association sont aussi des obstacles au travail des groupes LGBT. Selon une analyse de l’Association internationale des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans et intersexes (ILGA), les lois sur les organisations non-gouvernementales en Algérie, en Égypte, en Libye, au Maroc, au Bahreïn, en Jordanie, au Koweït, à Oman, au Qatar, en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis rendent pratiquement impossible l’enregistrement légal des organisations qui travaillent sur les questions d’orientation sexuelle et d’identité de genre.[17] Dans la plupart des pays, les organisations LGBT n’ont même pas essayé de s’inscrire, préférant travailler dans la clandestinité, ou s’inscrire sans mentionner leur travail sur les droits LGBT. Akaliyat, une organisation marocaine, a tenté de s’inscrire en 2016. Les autorités ont refusé de recevoir ne serait-ce que la demande d’inscription de l’organisation et ont brusquement expulsé du bureau d’enregistrement ceux qui étaient venus la déposer.[18] En Tunisie toutefois, un tribunal a confirmé en 2016 le droit de Shams, une organisation LGBT, à fonctionner légalement, après que le gouvernement a tenté de faire fermer ses portes.[19]
Absence de reconnaissance juridique du genre fondée sur le droit [20]
Aucun des États couverts par ce rapport n’offre de procédure standardisée par laquelle les personnes transgenres peuvent légalement changer l’indicateur de genre qui figure sur leurs documents officiels. Ces États n’autorisent pas non plus d’autres catégories de genre que les catégories « féminin » et « masculin ». Cette carence expose les personnes transgenres et de genre non conforme au harcèlement chaque fois qu’elles doivent présenter leurs documents, ainsi qu’aux arrestations, en vertu des lois qui criminalisent les relations homosexuelles.[21]
Au Liban, selon l’activiste Georges Azzi, les tribunaux ont développé une jurisprudence telle que « si trois psychologues et un médecin peuvent prouver que vous avez un trouble du genre, vous pouvez changer vos papiers ». Cependant, comme l’explique Azzi, ce processus n’est pas inscrit dans la loi et dans ce type d’affaires, les décisions des tribunaux inférieurs ne créent pas non plus de précédent contraignant.[22] En janvier 2017, une Cour d’appel libanaise – qui a le pouvoir de créer un précédent contraignant – a rendu une décision prometteuse en autorisant un homme transgenre à changer son nom et son indicateur de genre sur ses documents d’identité, renversant la décision d’un tribunal inférieur et obligeant le gouvernement à changer les papiers de la personne en question. Le tribunal a conclu que la chirurgie de réattribution sexuelle ne devait pas être une condition préalable à la reconnaissance de l’identité de genre.[23]
Pendant de nombreuses années, l’Égypte permettait aux personnes diagnostiquées comme ayant un « trouble d’identité de genre » de bénéficier gratuitement d’opérations chirurgicales de réattribution sexuelle. Mais en 2016, le comité gouvernemental chargé de délivrer des permis de chirurgie a mis un terme à cette pratique, en raison d’un « débat sur la moralité des opérations ». Selon l’Initiative égyptienne pour les droits de la personne, même ceux pour qui l’intervention chirurgicale a été autorisée ont rencontré des difficultés pour faire changer leurs documents d’identité.[24]
Dans la plupart des cas, il a été impossible pour les personnes transgenres de changer leur indicateur officiel de genre, même au cas par cas. Au Koweït en 2004, un tribunal a bien accordé à Amal, une femme transgenre, la permission de changer son identité sexuelle d’homme à femme sur ses papiers d’identité, mais une cour d’appel a annulé la décision.[25] Amal a perdu son procès en dernier recours devant la Cour de cassation en 2005.[26] Début 2016, un tribunal au Bahreïn a rejeté la demande d’un homme transgenre qui voulait changer ses documents d’identité.[27]
Dans une affaire portée devant un tribunal des Émirats arabes unis en 2017, trois hommes transgenres ont déposé une requête demandant le droit de changer les indicateurs de genre sur leurs documents officiels.[28] La Cour d’appel fédérale a rejeté leur demande en mars 2018. Leur avocat a déclaré qu’il ferait appel de la décision.[29]
Absence de législation sur la non-discrimination
Alors que certains pays de la région arabophone ont des lois ou des dispositions constitutionnelles interdisant la discrimination, aucun n’interdit expressément la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. Bien que n’étant pas les seuls, les pays qui sont au cœur de ce rapport sont, en ce sens, des anomalies : au niveau mondial, les lois qui protègent contre les discriminations dans le logement, face à l’emploi ou en matière d’hébergement public en raison de l’orientation sexuelle et, dans quelques cas isolés, de l’identité de genre, gagnent du terrain.[30] Dans les États arabes, les personnes victimes de discrimination parce qu’elles sont LGBT n’ont pas accès aux recours juridiques.
Contexte social, politique et religieux
L’Islam politisé et les soulèvements de 2011
Ces dernières années, certaines parties du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont été touchées par des formes d’intolérance liées au fondamentalisme religieux qui ont fait reculer les droits des femmes, les libertés sexuelles et la diversité religieuse.
Si les soulèvements arabes de 2011 ont porté au pouvoir de nouveaux gouvernements et favorisé de nouvelles réformes dans plusieurs pays, les résultats à court terme pour les personnes LGBT ont été mitigés. En Libye, le renversement de Mouammar Kadhafi a créé un vide de pouvoir qui a surtout renforcé la puissance des milices ; plusieurs d’entre elles ont procédé à des arrestations arbitraires d’hommes soupçonnés d’homosexualité.[31] L’émergence de l’organisation connue sous le nom d’État islamique (ISIS, ou encore Daesh) qui, comme on le verra plus loin, a tué des dizaines d’homosexuels, a été attribuée en partie à la capacité de cette organisation à « combler le vide créé par les États défaillants » suite aux soulèvements de 2011.[32]
En Égypte, l’espoir des activistes LGBT, né de la révolte populaire de janvier 2011 qui a renversé l’ancien président Hosni Moubarak, a été de courte durée. Au début des années 2000, le gouvernement de Moubarak avait mené une répression de grande ampleur contre les homosexuels, en partie destinée, selon un activiste égyptien, à « donner de lui une image de gardien de la vertu publique, dans le but de dégonfler l’influence d’un mouvement d’opposition islamiste qui semblait chaque jour gagner un peu plus de terrain ».[33] Mais le virage de plus en plus autoritaire des gouvernements égyptiens après le renversement de Moubarak, en particulier sous le président Abdel Fattah al-Sissi, a brisé les espoirs de réformes radicales. Pire encore, les gains du soulèvement de 2011, notamment la liberté de parole et de réunion, ont été effacés lorsque les militaires ont orchestré la destitution du président élu Mohamed Morsi en juillet 2013. Depuis qu’Al-Sissi, alors ministre de la Défense, est devenu président en 2014, le gouvernement a fait sienne la stratégie de Moubarak, qui consiste à se servir des personnes LGBT comme de boucs émissaires, apparemment comme moyen de prouver le caractère conservateur de ses positions religieuses et de faire reculer le défi islamiste.
Un aspect positif des soulèvements arabes a été d’avoir galvanisé d’innombrables individus LGBT en les convaincant de prendre part pour la première fois à l’activisme et de leur donner de nouveaux outils pour se mobiliser et construire des alliances. Dalia Abdel Hameed de l’Initiative égyptienne pour les droits individuels (EIPR) a expliqué que depuis la révolution, les activistes travaillant en Égypte avec des groupes LGBT et avec ce qu’elle décrit comme des organisations politiques gauchistes ou révolutionnaires parlent plus librement du genre et de la sexualité, en les replaçant dans le cadre plus large des droits humains :
La révolution a créé un imaginaire différent et des façons de défendre les droits et d’exprimer des causes qui étaient inconcevables avant 2011. Sur le genre et la sexualité en particulier, on assiste à un changement de paradigme, un changement dans la manière dont les jeunes pensent le genre et la sexualité, lié à la violence qui a eu lieu place Tahrir et à l’activisme qui s’est développé autour.[34]
Un activiste gay égyptien, interrogé sur l’impact des soulèvements de 2011 sur l’organisation des LGBT, a déclaré :
Le printemps arabe ? Cela m’a construit, tout simplement. J’étais engagé dans des groupes LGBT depuis 2008, mais ils avaient toujours peur de s’engager et ils ne faisaient pas grand-chose. À partir de 2011, quand Moubarak a été chassé du pouvoir, c’était comme si aucune montagne n’était trop lourde à déplacer. Il n’y avait rien qu’on ne puisse détruire.
Ensuite, j’ai commencé à rassembler des histoires orales et j’ai découvert qu’il y avait six ou sept groupes LGBT fondés en 2011-2012. Les gens disaient : « Pourquoi ne pas commencer à nous montrer, à être visibles, à réclamer des droits ». Dans les manifestations, les gens étaient simplement eux-mêmes et se sentaient plus à l’aise. Et la société était aussi prête à les accepter – la population se rebellait contre un Islam qui affirme qu’il faut faire ce qu’on vous dit de faire, et rien d’autre.[35]
Mala Badi, une activiste transgenre marocaine, a écrit que quand elle a pour la première fois fait son « coming out » (sa divulgation publique) en tant que trans, des amis lui ont conseillé de garder son identité cachée.
Et puis le printemps arabe est arrivé. Le 20 février 2011, je me suis retrouvée dans la rue aux côtés de milliers d’autres jeunes Marocains qui scandaient « Liberté, justice, dignité, égalité ! » à voix haute pour la première fois. C’était comme une deuxième naissance pour moi. Dans les réunions avec les autres activistes, je sentais que je n’avais rien à craindre des gens avec qui j’étais, parce que nous avions crié ensemble devant des bâtiments du gouvernement et pendant les marches qui rassemblaient des milliers de personnes « la peur, c’est fini à partir de maintenant ! ».
Peu à peu, j’ai donc révélé mon orientation sexuelle. Non sans appréhension, j’ai écrit sur des pancartes « Non à l’article 489 » (l’article du code pénal qui criminalise l’activité homosexuelle) et « Ne criminalisez pas l’amour ». En mai, j’ai porté un drapeau arc-en-ciel pendant une manifestation, mettant en rage les Islamistes qui étaient là. Le corps tremblant, je me suis levée pour dire : « Les droits des homosexuels sont des droits humains, il faut accepter le fait que beaucoup de gens qui crient « vive le peuple ! » ici avec nous sont homosexuels, et qu’ils font partie du peuple ! ».[36]
Toutefois, les gouvernements ont généralement fait la sourde oreille aux revendications du mouvement LGBT naissant qui demandait que leurs droits soient respectés. L’Organisation de la coopération islamique (OCI), qui regroupe tous les États mentionnés dans ce rapport, s’est opposée à la reconnaissance internationale des droits des personnes LGBT. Cette position s’est manifestée lors d’un débat au sein du Conseil des droits de l’homme de l’ONU sur les abus liés à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre en 2012, débat au cours duquel tous les membres de l’OCI sont sortis[37], ainsi que par un vote en bloc contre des résolutions de l’ONU dénonçant la violence et la discrimination fondée sur l’OSIG[38], ou encore par le refus de coopérer avec l’Expert indépendant des Nations Unies sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, dont le mandat a récemment été créé.[39]
Violence et conflit
Les conflits armés posent des défis uniques à toute forme d’activisme qui touche à des questions controversées. Du fait de l’existence d’une multiplicité d’acteurs armés qui ne sont a priori pas en mesure d’accueillir favorablement les messages des activistes, le risque de violence est important, et redoublé par un contexte d’impunité. L’effondrement généralisé des institutions peut également résulter dans des violences ou des sanctions infligées par de simples citoyens sur la base de leurs propres préjugés, et ce au mépris du droit.
Les extrémistes violents se sont attaqués à des hommes gays, à des femmes transgenres et à des personnes qui ne se conforment pas à la norme sexuelle dans plusieurs pays de la région. Cette violence, sur laquelle l’État n’a parfois aucune prise (comme dans les régions contrôlées par l’EI en Irak ou en Syrie ), peut exister là où des gouvernements affaiblis dépendent d’alliances avec des groupes armés qui assurent la sécurité des régions concernées et où ils ont toute liberté de « maintenir l’ordre » comme ils le souhaitent (par exemple dans les zones théoriquement contrôlées par le gouvernement à Bagdad, ou dans certaines régions de la Libye). Ce type de violences constitue l’un des obstacles majeurs aux capacités d’organisation des LGBT : dans de telles circonstances, être un activiste « ouvertement » LGBT peut être synonyme de mort.
L’État islamique a semblé apprécier la notoriété allant de pair avec le meurtre de personnes réputées gays ou de genre non conforme en Irak, en Syrie et en Libye. Depuis le début de ses opérations jusqu’au juin 2016, l’EI aurait ainsi exécuté au moins 23 personnes pour sodomie présumée en Irak, 16 en Syrie, deux sur le territoire frontalier entre l’Irak et la Syrie et trois en Libye.[40] Des activistes ont tenté d’attirer l’attention sur les meurtres de l’EI, notamment devant le Conseil de sécurité, et de mobiliser la réponse au niveau international.[41]
Dans le même temps, certains activistes ont fait part de leur inquiétude quant à l’importance accordée aux terribles abus commis contre les LGBT par l’État islamique qui détournent l’attention des abus commis par les gouvernements et leurs représentants, eux aussi responsables de violences homophobe et transphobe.[42] Fadi Saleh, un activiste et universitaire syrien, a souligné que les forces gouvernementales syriennes et d’autres groupes armés non étatiques de Syrie ont également maltraité les personnes LGBT, mais que de tels actes sont éclipsés par une focalisation excessive sur les actions de l’EI.[43] S’agissant des violences commises par des groupes armés pro-gouvernementaux, la situation en Irak est la plus troublante de la région. En 2009, des combattants soupçonnés d’appartenir à l’armée du Mahdi de Muqtada al-Sadr, un groupe armé qui a publiquement diabolisé les hommes homosexuels et efféminés en les accusant d’appartenir au « troisième sexe », a kidnappé, torturé et assassiné plusieurs centaines d’hommes en quelques mois, essentiellement à Bagdad.[44] À l’époque, l’armée du Mahdi était alliée au gouvernement. Une autre vague d’assassinats, attribuée dans certains médias à Asaïb Ahl al-Haq (Ligue des vertueux), un autre groupe armé allié au gouvernement, a eu lieu en 2012 après que le ministre irakien de l’Intérieur a condamné comme « sataniste » la sous-culture emo, liée à une forme de musique punk et identifiable à un style particulier de vêtements, notamment des jeans serrés et des coupes de cheveux longs ou hérissés pour les hommes. Le gouvernement n’a rien fait contre les auteurs de ces meurtres qui ciblaient de jeunes anticonformistes, et notamment (mais pas seulement) des personnes perçues comme LGBT.[45] En 2014, Asaïb Ahl al-Haq a tué plusieurs hommes qui étaient, ou étaient perçus comme, homosexuels et a placardé des « avis de recherche » pour d’autres.[46] Des homicides d’hommes homosexuels attribués à Asaïb Ahl al-Haq ont de nouveau été signalés en 2017.[47]
Le comportement homosexuel n’est pas criminalisé en Irak et en 2012, le gouvernement a mis en place un comité LGBT financé par des donateurs internationaux, qui visait à sensibiliser les responsables du gouvernement sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Le comité « n’a produit aucun rapport public, ni obtenu de résultats tangibles » et a plus ou moins cessé ses activités en 2014 quand le gouvernement s’est lancé dans la lutte contre le groupe État islamique.[48] Un activiste a déclaré à Human Rights Watch en 2017 que le comité existait toujours, mais qu’il n’avait rien produit de concret.[49] Comme l’ont déclaré IraQueer et plusieurs organisations partenaires dans un rapport de 2015, « cette coopération entre les forces étatiques et les milices religieuses conservatrices impliquées dans des homicides anti-LGBT n’augure rien de bon s’agissant des efforts de prévention des violations des droits humains et des poursuites contre leurs auteurs ».[50]
Les chefs religieux et politiques irakiens, dont le grand ayatollah Ali al-Sistani et Moqtada al-Sadr, ont condamné les meurtres de 2012,[51] et Sadr s’est prononcé contre la violence anti-LGBT en 2016.[52] Mais interrogé sur l’impact de cette déclaration de 2016, Amir Ashour, un activiste d’IraQueer, a déclaré : « Le seul point positif est de pouvoir y faire référence. Sur le terrain, cela n’a pas empêché les assassinats de se poursuivre ». Selon Ashour, même si la milice responsable des meurtres était affiliée à Sadr, « la parole [de ce dernier] n’a pas force de loi » et sa condamnation des meurtres a eu peu d’impact sur les assassins.[53]
En Libye, où l’état de droit et l’autorité centrale se sont effondrés, de multiples milices avec un statut quasi-officiel apportent leur soutien au Gouvernement d’entente national soutenu par l’ONU. Des activistes rapportent que plusieurs de ces miliciens ont arrêté, battu et détenu arbitrairement des hommes soupçonnés d’être gays.[54]
Les conflits en Irak, en Syrie, au Yémen et en Libye ont produit des centaines de milliers de réfugiés et d’autres personnes déplacées, dont certains sont LGBT avec des vulnérabilités nombreuses et qui leur sont propres, ainsi que des besoins spécifiques. Les activistes LGBT, eux-mêmes réfugiés des zones de conflit, sont confrontés à une grande incertitude quant à leur avenir, ce qui limite leur capacité à militer. Un activiste irakien installé dans un autre pays de la région a déclaré que, bien qu’ayant fait son coming out en tant que gay auprès d’un large cercle d’amis, il devait rester prudent lorsqu’il organisait des événements susceptibles de révéler son identité à un plus large public, non par crainte des conséquences dans son pays d’accueil, mais à cause de ce qui pourrait lui arriver s’il retournait un jour en Irak.[55] (Le présent rapport n’aborde pas en profondeur la question des réfugiés LGBT.)
La violence durant les conflits armés n’est pas la seule menace qui vise les personnes LGBT. Dans les pays où l’on arrête les individus en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, des personnes LGBT ont été torturées et passées à tabac par les forces de sécurité. La torture prend parfois la forme d’examens anaux forcés, le plus souvent pratiqués par des médecins ou par d’autres membres du personnel médical en insérant de force leurs doigts, et parfois d’autres objets, dans l’anus de l’accusé à la recherche d’une prétendue « preuve » de son comportement homosexuel. Les examens anaux forcés ont été condamnés par de nombreuses agences des Nations Unies et par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples comme une forme de torture ou de traitement cruel, inhumain et dégradant, ont été qualifié de mauvaise science par les médecins légistes et ont été jugés contraire à l’éthique par l’Association médicale mondiale. Les victimes ont déclaré à Human Rights Watch qu’être soumis à des examens anaux forcés était physiquement douloureux et psychologiquement pénible ; beaucoup d’entre elles ont vécu ces examens comme une forme d’agression sexuelle.[56]
L’Égypte est intraitable dans son usage des examens anaux forcés.[57] Le gouvernement tunisien s’est récemment engagé à les interdire, mais n’a pas encore mis en place d’interdiction formelle.[58] Human Rights Watch a également reçu des informations, sans pouvoir les vérifier ces allégations de manière indépendante, selon lesquelles des policiers en Syrie et dans les Émirats arabes unis auraient ordonné à des hommes homosexuels de subir des tests anaux forcés.[59] Le Liban se distingue par les mesures qu’il a prises pour éliminer les examens anaux forcés (comme on le verra au Chapitre II, ci-dessous), sans toutefois émettre d’interdiction générale qui garantisse qu’à l’avenir personne ne subisse plus d’examens anaux forcés.
Des hommes gays et des femmes transgenres ont également décrit d’autres formes de torture et les mauvais traitements que leur ont infligés des policiers et d’autres membres des forces de sécurité dans la région : des passages à tabac à coups de câbles électriques et des viols au moyen d’une barre de fer (Liban)[60] ; des policiers qui « ont enlevé leur ceinture pour les attacher autour de nos cous et nous faire marcher comme des chiens » (Égypte)[61] ; un viol par des policiers avant d’être jetée d’une voiture de police en mouvement dans la rue (Koweït)[62] ; être suspendu par les pieds à un crochet fixé au plafond (Irak).[63]
Dans toute la région, les personnes LGBT sont également confrontées à la violence de citoyens ordinaires. Human Rights Watch a documenté cette violence au Koweït, où des hommes agressent sexuellement des femmes transgenres en toute impunité[64] ; au Maroc, où les personnes perçues comme gays ou transgenres ont subi des violences collectives[65] ; et en Irak, où des hommes homosexuels ont été sévèrement battus et menacés de mort par des membres de leur propre famille.[66] Dans tous ces cas, les auteurs des violences savent que les lois anti-LGBT dissuaderont probablement leurs victimes d’intenter des recours en justice.[67]
Pressions familiales et communautaires et risques encourus en cas de « coming out »
Dans la plupart des pays de la région, les personnes LGBT subissent de fortes pressions sociales pour rester cachés ou ne pas révéler leur orientation sexuelle ou leur identité de genre. Même les personnes LGBT dont les proches connaissaient et acceptaient leur sexualité ou leur identité de genre ont déclaré à Human Rights Watch que les membres de leur famille les exhortaient à ne pas partager cet aspect de leur vie avec la famille élargie, la communauté ou le grand public.[68] Que leurs gouvernements les persécutent activement ou non, l’ampleur de la stigmatisation familiale et sociale représentait un vrai défi pour les activistes interrogés par Human Rights Watch.
La pression exercée par la famille et la société pour que cet aspect de leur identité reste caché crée des défis dans des sphères aussi diverses que l’acceptation personnelle de soi, la construction d’une communauté ou la constitution d’un mouvement. Les activistes, dont le travail consiste souvent à fournir des réseaux de soutien aux personnes LGBT, notamment aux victimes de violations des droits humains, peuvent ressentir un fort sentiment de fierté à la fois dans l’affirmation de leur identité et dans le travail qu’ils réalisent au nom des communautés LGBT. Mais ils sont aussi régulièrement confrontés au fait que ce sentiment de fierté n’est pas partagé par certains de leurs proches. Pour plusieurs d’entre eux, il est absolument impossible de parler d’activisme LGBT avec leur famille, tandis que ceux qui ont fait leur coming out et sont susceptibles de discuter de leur travail ne se sentent ni compris, ni valorisés, ce qui peut les mener jusqu’à la dépression ou au burnout.
Au Maroc, les autorités jouent sur la dynamique familiale pour intimider les activistes. Hajar El Moutaouakil, une activiste marocaine qui a déclaré à Human Rights Watch qu’elle s’était récemment installée en Europe après avoir reçu des menaces de mort, a expliqué que lorsque des policiers découvrent qu’une personne est engagée dans l’activisme LGBT, ils peuvent ne pas l’arrêter, mais « viennent chez vous et commencent à poser des questions à votre sujet aux membres de votre famille. Ils utilisent cette méthode pour divers défenseurs des droits humains, mais cela a un impact différent pour les activistes LGBT, car cela peut les obliger au coming out auprès de leurs familles. Ils se servent de la famille comme d’un outil de répression ».[69]
L’activisme est souvent plus efficace lorsqu’il a un visage auquel la population peut s’identifier. Mais dans la plupart des pays de la région, la stigmatisation sociale dissuade les activistes LGBT de devenir les visages de leurs mouvements, même s’ils ne craignent pas d’être arrêtés ou de subir des violences. Ceux qui se sont exprimés publiquement dans les médias traditionnels ou sur les réseaux sociaux pour défendre leurs droits ont payé un lourd tribut sous forme de harcèlement en ligne, d’expulsion de leurs établissements scolaires, ou de rejet familial.[70] Khalid Abdel-Hadi, fondateur de My.Kali, un magazine jordanien qui offre une couverture positive des questions LGBT, décrit ainsi son coming out en 2007 :
Personne d’autre n’avait fait son coming out dans les médias à cette époque – j’étais le seul. D’autres le font dans leurs cercles, cela devient moins tabou, mais le contexte familial est un problème. Ils disent : « Vous avez le droit d’être gay, mais vous n’avez pas besoin de le dire » J’avais un ami qui était trans et sa famille était sur le point de l’accepter, mais quand il a fait son coming out sur les réseaux sociaux, sa famille a dit : « Pourquoi est-ce que tu nous a mis dans l’embarras ? »[71]
Le silence autour de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre est particulièrement assourdissant dans les pays du Golfe. Les activistes basés au Liban et qui sont impliqués dans l’activisme et la création de réseaux au niveau régional ont déclaré qu’ils ne connaissaient aucun groupe d’activistes LGBT opérant à ce jour au Bahreïn, au Koweït, à Oman, au Qatar, en Arabie saoudite ou au Yémen. Interrogé par Human Rights Watch, un homosexuel originaire de Bahreïn vivant au Liban et qui n’est pas impliqué dans l’activisme, a offert cette analyse de la situation dans le Golfe :
C’est un contrat social – « Nous avons du pétrole, vous allez avoir une partie de la richesse, alors taisez-vous. Et si cela ne vous plaît pas, dégagez ». Donc en général, l’activisme n’est pas un phénomène visible ... Le monde est une scène et vous devez tenir votre rôle dans la société.[72]
Dans la plupart des pays de la région cependant, les activistes LGBT remettent en cause les rôles qui leur ont été assignés. Le monde est peut-être une scène, mais ce sont eux qui écrivent le scénario de ce qui s’y joue.
II. Activisme efficace dans des espaces restreints
Le 22 septembre 2017, plusieurs jeunes qui assistaient au Caire à un concert du groupe libanais Mashrou’ Leila, dont le chanteur est ouvertement gay, ont agité le drapeau arc-en-ciel, symbole de fierté des personnes LGBT et de solidarité avec elles. C’était un acte audacieux dans un pays qui, sous le président al-Sissi, s’est forgé une réputation de sévérité en matière d’oppression des personnes LGBT. [73] Suite à l’épisode du drapeau, une organisation égyptienne de défense des droits des LGBT a relayé sur sa page Facebook l’image du drapeau levé pendant le concert, assortie du commentaire suivant : « euphorie ».[74] Une autre organisation a toutefois averti ses membres que ce message pourrait avoir de sérieuses conséquences.[75]
Des activistes des deux organisations ont déclaré à Human Rights Watch qu’ils avaient été pris au dépourvu par la sévérité de la répression qui en a résulté. Le jour suivant, des policiers égyptiens, usant d’une stratégie éprouvée de pousse-au-crime par le truchement d’applications de rencontres gays ont, selon des activistes égyptiens, donné un « rendez-vous » à un jeune homme avec lequel ils discutaient depuis déjà une semaine et l’ont arrêté. Ils ont examiné son téléphone et constaté qu’il avait assisté au concert. Bien qu’aucune preuve n’existe qu’il ait agité le drapeau, il a été jugé et condamné pour « débauche » et « incitation à la débauche ». Il a été condamné à six ans de prison et six ans de liberté conditionnelle.[76]
C’est ainsi qu’a débuté une répression brutale contre les personnes LGBT et leurs alliés.[77] Deux semaines plus tard, 43 personnes au moins avaient été arrêtées, dont deux ont été détenues et interrogées à plusieurs reprises par la Sécurité nationale, une agence du ministère de l’Intérieur qui a longtemps fonctionné en dehors de la loi. [78] En un mois, le nombre d’arrestations était monté à 65. [79] Le Conseil suprême pour la réglementation des médias a publié une ordonnance interdisant aux médias égyptiens d’exprimer des opinions positives sur les droits des LGBT. [80] Les membres du Parlement ont proposé de punir l’homosexualité d’une peine d’emprisonnement de dix à quinze ans[81], ainsi que l’adoption d’une nouvelle loi interdisant tout « rassemblement d’homosexuels » ou « symboles homosexuels ».[82]
Ces arrestations sont intervenues dans un contexte de répression plus large dans la société civile. Depuis la prise du pouvoir par les militaires en 2013, l’Égypte a systématiquement cherché à faire taire les voix dissidentes en massacrant des manifestants, [83] en arrêtant des activistes politiques, en bloquant l’accès à certains sites Internet[84] et en adoptant une loi réglementant les organisations non gouvernementales (ONG) qualifiée d’« arrêt de mort » de la société civile indépendante par les défenseurs des droits.[85]
L’ampleur de la répression rappelle les arrestations du Queen Boat en 2001 : à l’époque, 52 hommes et un garçon de 17 ans avaient été poursuivis dans la cadre de ce qui s’est révélé être un autre exemple de répression collective contre le comportement homosexuel. On comprend aisément pourquoi les Égyptiens LGBT et leurs alliés se sont sentis démoralisés.
Il existe néanmoins des différences importantes entre les deux périodes. En 2001, aucune grande organisation de défense des droits humains en Égypte n’était prête à prendre la défense des détenus du Queen Boat. [86] Aucun activiste égyptien n’a diffusé de pétition pour demander leur libération. Dalia Abdel Hameed, un membre de l’EIPR, a déclaré :
À l’époque du Queen Boat, les avocats des droits de l’homme estimaient qu’ils ne devaient pas intervenir dans de ce genre d’affaires – alors que maintenant, ils interviennent, et même volontairement. Les avocats des droits de l’homme et la gauche radicale se font beaucoup plus entendre qu’avant. Tous ne sont pas des soutiens actifs. Certains adoptent une approche qui consiste à défendre le droit à la vie privée. D’autres diront qu’ils sont totalement favorables à la décriminalisation.[87]
Contrairement à 2017, il n’était pas non plus possible en 2001 pour les activistes égyptiens ou de la région de réussir à mobiliser en quelques jours 50 organisations – principalement des organisations de défense des droits des LGBT au Moyen-Orient et en Afrique du Nord – en vue de signer une déclaration contre les arrestations arbitraires pour des motifs d’orientation sexuelle ou d’identité de genre présumées.[88]
Ces réponses à la répression sont le reflet d’un changement radical, non seulement en Égypte, mais dans toute la région. En 2001, les mouvements de défense des droits des LGBT étaient absents de la plupart des pays arabophones. En 2017, des dizaines d’organisations LGBT travaillaient dans toute la région, notamment sur les questions de violence homophobe et transphobe, de décriminalisation, des tests anaux forcés, de l’aide juridique, de la prévention du VIH, de l’égalité de genre, de la formation aux médias, de la sécurité numérique et de la sensibilisation par des moyens artistiques.
Les progrès réalisés dans la construction d’alliances du mouvement LGBT au sein de la société civile sont illustrés par le fait qu’au Maroc, en 2015, 56 avocats ont pu plaider devant un tribunal pour soutenir une femme transgenre victime d’une brutale agression collective, [89] et qu’en Tunisie, les organisations LGBT ont réussi à rassembler une coalition avec 37 organisations, parmi lesquelles on compte plusieurs groupes féministes, unies pour soutenir l’égalité pour les femmes et les personnes LGBT.[90]
Ce mode d’organisation en est encore à ses balbutiements. Dès 1998 au Liban, Club Free, un groupe clandestin, s’est engagé dans des activités de renforcement des capacités et de mise en réseau de personnes fiables et connues de la communauté LGBTQI. Vers 2002, ce groupe est devenu l’organisation Helem.[91] À la même époque, d’autres organisations ont été créées, qui existent encore aujourd’hui, comme Aswat en Palestine ou Damj (« Inclusion ») en Tunisie.[92] À Beyrouth en 2003, des activistes libanais des droits des LGBT ont défilé avec un drapeau arc-en-ciel lors d’une manifestation contre l’invasion américaine en Irak.[93] Des magazines, des blogs et des pages Facebook ont vu le jour au Liban, à Oman, en Syrie et en Tunisie.[94] Les soulèvements arabes de 2011 ont galvanisé ces mouvements et en 2017, des organisations LGBT, ou du moins des réseaux communautaires LGBT informels, existaient dans la plupart des pays de la région, hormis dans le Golfe, où les lacunes étaient visibles.
Ces avancées n’ont pas été sans certains revers. Même au Liban, le mouvement, pourtant robuste, a été confronté à l’annulation inattendue d’une Gay Pride (ou Marche des fiertés) par la police en mai 2017.[95] Parfois, le programme des organisations de défense des droits LGBT doit aussi changer pour s’adapter à la répression qui les vise. Dans les pays où le harcèlement policier des activistes LGBT est avéré, le seul fait de se maintenir à flot dans un environnement répressif devient un acte de résistance. Un activiste égyptien a ainsi reconnu que les organisations de défense des droits des personnes LGBT ont dû abandonner certains des objectifs ambitieux qu’elles s’étaient fixées après le soulèvement de janvier 2011 :
Actuellement, le plus important est de se préparer, de renforcer nos capacités et de prendre le temps de panser nos plaies. J’ai beaucoup de respect pour les ONG qui ont gardé des capacités, même minimales, pour continuer à respirer.[96]
Les activistes de la région sont mieux préparés pour gérer les difficultés – et continuer à respirer – qu’ils ne l’étaient il y a 15 ans. Ils forment des réseaux, discutent des stratégies à adopter et se soutiennent mutuellement. La création de réseaux régionaux est un sujet qui n’est pas abordé en détail dans le cadre de ce rapport. Mais il a servi de bouée de sauvetage à de nombreux activistes de la région, notamment les plus isolés – en Libye par exemple, ou dans le Golfe – et à ceux qui sont la cible d’attaques soudaines ou répétées, comme en Égypte. Abdullah, un activiste homosexuel d’Oman, a décrit ainsi sa première conférence avec des défenseurs des droits LGBT : « C’était la première fois que je rencontrais d’autres activistes homosexuels de la région du MENA [Moyen-Orient et Afrique du Nord]. C’était incroyable de pouvoir interagir avec eux et de voir à quel point nos luttes se ressemblaient ».[97] Une activiste marocaine a raconté comment, lorsque deux filles de 16 et 17 ans ont été arrêtées pour s’être embrassées à Marrakech en 2016, elle et ses collègues ont réussi à convaincre 22 organisations du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord de signer une déclaration commune condamnant ces arrestations. [98] Les deux filles ont finalement été acquittées. [99]
En 2010, des activistes ont créé la Fondation arabe pour les libertés et l’égalité (AFE), une organisation régionale basée à Beyrouth. Elle organise des ateliers de renforcement des capacités pour les activistes de toute la région, accueille une conférence annuelle, fait du parrainage fiscal et aide à coordonner les soutiens d’urgence pour les activistes exposés aux risques. Un autre réseau régional établi en 2010, MantiQitna, a coordonné des campagnes dans plusieurs pays, à l’instar de « Our Colours Are Our Crime » (« Notre crime sont les couleurs que nous portons »), mentionnée plus loin. Lors d’une récente conférence de l’AFE, plusieurs participants ont lancé un nouveau réseau, Queer MENA, dont la mission est de « créer des espaces de réflexion, de communication, de planification stratégique et de production de connaissances pour influencer les plans d’action et stratégies régionaux et soutenir, promouvoir et changer les politiques et les discours ».[100] Cette collaboration régionale naissante est prometteuse pour les années à venir.
Construire une communauté
La première étape décisive pour développement d’un activisme LGBT est la construction d’une communauté. Même dans les endroits où la sensibilisation du public est absente et où il est trop risqué pour les activistes de faire leur « coming out » ou d’exiger des réformes auprès de leurs gouvernements, un travail est en cours pour créer des espaces sûrs où les personnes LGBT peuvent se rassembler, trouver du soutien et évoquer les problèmes qui les touchent.
Abdullah al Busaidi a participé à la création d’un de ces espaces à Oman :
En 2008, j’ai organisé mon premier événement avec un Omanais que j’avais rencontré sur Internet. Il disait qu’il aimait organiser des fêtes pour que les homosexuels puissent se rencontrer et travailler en réseau dans un espace sûr et, plus tard, s’entraider. Il avait déjà fait ça avant mais à petite échelle, avec des amis très proches Je me suis engagé, j’étais ami avec tout le monde et mon réseau était grand et renforcé. On organisait deux ou trois fêtes par an. On louait une ferme pendant une journée, en dehors de la capitale. À midi les gens arrivaient pour nager, se voir et faire la fête. Le matin, on s’installait et on discutait avec les autres des problèmes qui nous affectaient individuellement, ou alors on se retrouvait pour parler, comme une communauté.[101]
Abdullah espérait utiliser les fêtes qu’il organisait à des fins éducatives, pour faire de la prévention sur le VIH et les maladies sexuellement transmissibles, mais il a constaté que les autres participants étaient gênés d’aborder ces questions : « Le ministère de la Santé est chargé de ces questions et si on vous surprend à ce genre de choses, vous risquez les ennuis. Les programmes de lutte contre le VIH doivent être autorisés par le ministère [de la Santé] et c’est pour ça que les gens avaient peur ».[102] Le but de ces rencontres restait limité à la création d’un espace sûr pour que les hommes gays puissent se parler.
En Jordanie, un groupe de personnes LGBT a organisé des projections de films sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Les films sont en arabe et en anglais ; et pour les films non sous-titrés en arabe, le groupe produit ses propres sous-titres pour les non-anglophones. Osama Z., l’un des organisateurs, a déclaré que même s’il arrive que des soutiens des LGBT assistent aux projections, celles-ci sont avant tout un moyen de tisser des liens entre personnes LGBT. Le groupe a mis en place un partenariat avec un centre de santé sexuelle pro-LGBT dont le personnel assiste parfois aux séances et offrent des tests de dépistage du VIH après les projections.[103]
La construction d’une communauté se fait aussi dans l’espace numérique. Au Caire, une organisation travaille à la collecte d’histoires orales de personnes LGBT d’Égypte et des pays voisins. Bien que ces histoires puissent servir à informer et à éduquer les personnes non-LGBT aux questions LGBT, l’objectif premier est de toucher les personnes LGBT, qui ont accès à ces documents en ligne et se sentent soutenues et reconnues par la lecture d’histoires de personnes qui leur ressemblent.[104]
En Libye, où un activiste gay a répondu à Human Rights Watch qu’il ne connaissait que deux autres personnes dans son pays, et cinq autres Libyens vivant à l’étranger, qu’il désignerait comme défenseurs des droits LGBT, former une communauté est une priorité et l’Internet est considéré comme l’endroit le plus sûr pour le faire :
[Notre priorité est] d’essayer de faire de la sensibilisation au genre, à l’expression ou à l’identité sur les réseaux sociaux, au sein de groupes fermés et privés. Le concept de communauté LGBT n’existe pas vraiment, il est donc important de sensibiliser la communauté elle-même et de prendre soin les uns des autres.[105]
Khawlah S., une activiste de Bahreïn, a mis en place une plateforme en ligne pour les personnes LGBTQ au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, qui a pour but de créer un sentiment d’appartenance à une communauté, à l’intérieur des pays et à l’échelle transrégionale :
Dans les pays du Golfe il y a, c’est certain, un mouvement de plus en plus affirmé qui utilise le type de plaidoyer subtil [les efforts informels de construction d’une communauté] que vous décrivez. Pour la plupart d’entre nous, l’attachement au pays d’origine, où nous vivons encore, reste fort. Bien que la communauté LGBTQ soit active, le mouvement n’est pas encore très attrayant, car nous devons tous être extrêmement prudents quant aux personnes que nous laissons entrer dans nos groupes de soutien et nos réseaux où des liens étroits se sont tissés. Cela rend les choses très difficiles pour les gens qui viennent de faire leur coming out et veulent trouver une communauté de soutien. C’est l’une des raisons principales qui m’ont amenée à fonder Ahwaa en 2010. Un fort sentiment d’isolement régnait alors, dans la région du Golfe en particulier. Beaucoup d’autres initiatives régionales traitant des questions LGBTQ étaient limitées au Liban, à la Jordanie ou à d’autres pays qui ne font pas vraiment confiance aux gens des pays du Golfe, ou qui ne nous ciblent pas nous et les voix que nous représentons dans leurs campagnes. Ce n’est qu’en 2012 que je me suis senti assez à l’aise pour aller plus loin avec Ahwaa, et que j’ai commencé à accepter les demandes de rencontres physiques ou de réseaux de soutien. On trouvait des cafés isolés ou abandonnés et on se réunissait pour partager nos contributions et nos expériences, et pour se donner une chance de vivre hors ligne de manière un peu plus honnête.[106]
Protéger et se protéger
Une activiste égyptienne a déclaré à Human Rights Watch que son organisation se concentrait sur une approche « holistique » de la sécurité, notamment « la sécurité numérique, les cliniques numériques, le bien-être émotionnel et psychologique, la sécurité personnelle, les services de santé sexuelle, la protection, et l’hébergement, à l’intérieur et à l’extérieur du pays ».[107] Que ce soit pour eux-mêmes ou pour les personnes LGBT ordinaires, les activistes LGBT ont effectivement un large éventail de moyens à leur disposition pour se protéger.
Parfois, les personnes LGBT qui ont été confrontées à la violence, à des menaces de violence, à l’expulsion ou au rejet familial ont besoin d’espaces sécurisés. En Égypte, les efforts des activistes se sont concentrés sur la sécurité physique et sur l’hébergement des personnes LGBT rejetées par leurs parents, ou à risques pour d’autres raisons. Une activiste a déclaré que son organisation espérait étendre ce type d’initiatives, identifiées début 2017 par les personnes LGBT comme une priorité absolue dans un sondage d’évaluation des besoins. Mais le risque d’arrestation pour les groupes de personnes LGBT vivant ensemble en Égypte, notamment après l’incident du drapeau arc-en-ciel en septembre 2017, a rendu difficile la création de refuges en tant que tels.[108] En Irak, en réponse aux meurtres et tortures perpétrés par l’Asaïb Ahl al-Haq et par d’autres acteurs non étatiques, une organisation offre un refuge temporaire aux personnes LGBT qui doivent quitter les quartiers où elles vivent à cause de menaces. [109] En Jordanie aussi les activistes espèrent mettre en place un refuge pour les personnes LGBT qui ont été rejetées par leurs familles.[110]
Dans les pays où les personnes sont régulièrement arrêtées pour des raisons liées à leur orientation sexuelle ou à leur identité de genre, se protéger consiste aussi à donner des outils juridiques pour réduire les risques d’arrestation ou de poursuites. Rayan, un avocat homosexuel algérien, a résumé les choses de la façon suivante :
Je fais des ateliers pour dire aux gens qui se font arrêter avec des préservatifs ou du rouge à lèvres de réagir d’une certaine manière, pour que cela ne soit pas utilisés contre eux par la police. Quand on vous arrête, vous n’avez pas le droit d’appeler un avocat, ni même d’utiliser votre téléphone. Ce que vous leur dites est donc très important.[111]
En Égypte, lorsque le gouvernement d’al-Sissi a intensifié ses attaques contre les organisations de défense des droits humains, certains groupes LGBT ont estimé que leur approche, qui était de faire profil bas, devenait un atout :
Dès le début, nous savions que notre travail était délicat. On a toujours dû se cacher pour travailler, on n’était pas enregistrés, on ne recevait pas de grosses sommes d’argent pour financer nos activités, de la part des ambassades par exemple, car le gouvernement risquait d’être au courant. On ne faisait pas de publicité autour de notre travail. D’autres défenseurs des droits humains dépendaient de la publicité pour leurs activités et leurs programmes. Donc, même lorsque la nouvelle loi sur la société civile a été adoptée, on a moins été touchés directement qu’indirectement. D’autres défenseurs des droits humains ont eu un choc quand ils ont vu l’espace se réduire brutalement. C’était facile pour le gouvernement de les contacter, de les surveiller, non seulement les organisations, mais aussi les individus. Les défenseurs des droits LGBT, eux, ne disaient jamais publiquement qu’ils défendaient les droits humains. Nous avons des pages Facebook et des choses de ce genre, mais nous avons toujours utilisé des surnoms. Nous avons toujours fait la distinction entre nos vies réelles et notre activisme.[112]
La cohésion des communautés peut être compromise par la suspicion quand certains groupes craignent d’être infiltrés. En Algérie, l’organisation TransHomosDZ reste prudente quand il s’agit d’accueillir de nouveaux membres. Elle a donc créé un statut de « compagnon » :
Même s’ils ont les mêmes droits que les autres membres, pendant 12 mois, ils n’ont pas accès à certaines informations confidentielles, comme par exemple le nom des autres membres. Les gens l’acceptent parce qu’ils sont conscients que cela les protège. Ils ont peur d’être dénoncés pour leur orientation sexuelle. Pendant ces 12 mois, les [compagnons] contribuent aux discussions par courrier électronique, sous de faux noms. Ils travaillent en comité et n’ont accès qu’à deux ou trois membres du conseil. Nous avons un système de « cellules », qui fonctionne de telle sorte qu’une cellule ne connaît pas d’autre cellule. Nous avons mis en place ce système pour protéger les gens suite aux problèmes rencontrés en 2014.[113]
Ahwaa, la plate-forme régionale en ligne, a elle aussi développé un « système de points » grâce auquel les participants gagnent des points en fonction de la continuité de leur engagement dans les discussions qui ont lieu sur la plateforme. Khawlah S., fondateur d’Ahwaa, a décrit le système de la façon suivante :
Il est plus aisé de vérifier l’identité d’une personne en amont si on la rencontre d’abord en ligne – je ne parle pas de leurs vrais noms, mais plutôt de leurs intentions. C’est pourquoi nous utilisons un système ludique de points pour que les usagers qui sont moins actifs ne proposent pas des rencontres sans avoir au préalable un historique de commentaires favorables et des conseils utiles. Je suis beaucoup plus susceptible de rencontrer quelqu’un qui a 300 points ou plus que quelqu’un qui n’en a que 30 ou 40, parce que je sais que cette personne aimerait sauter des étapes et solliciter immédiatement une rencontre : cela me rend très nerveux, puisque la personne en question pourrait chercher à infiltrer le système pour savoir qui est derrière, ou qui y participe.[114]
Sécurité numérique
Dans les États répressifs où la police consacre des ressources importantes à la surveillance des communications de ses citoyens, les activistes, mais aussi les personnes LGBT ordinaires, sont confrontés aux risques spécifiques liés à ce type de surveillance. Aaliyah D., une activiste queer en Égypte, a expliqué :
Le gouvernement a investi énormément d’argent dans la surveillance électronique – il utilise des appareils de haute technologie et forme des personnes en Égypte et ailleurs avec l’idée qu’il faut « protéger l’Égypte des mauvaises personnes ». En 2011, on disait que la révolution était née grâce à Facebook, donc le gouvernement se méfie des réseaux sociaux.[115]
En Égypte, la surveillance policière et, dans certains cas, les pièges tendus à des hommes gays et des femmes transgenres par le biais d’applications de rencontre et d’autres plateformes de réseaux sociaux sont fréquents.[116] Une organisation a signalé qu’entre fin 2013 et novembre 2016, sur 274 enquêtes lancées contre des personnes LGBT pour « débauche » et autres accusations similaires, 66 impliquaient l’utilisation et la surveillance par les autorités des réseaux sociaux, des applications de rencontres et d’Internet.[117] Aaliyah D. a proposé un atelier destiné aux Égyptiens transgenres, pour leur expliquer comment se protéger sur les réseaux sociaux :
J’ai fait un atelier sur la sécurité numérique pour la communauté trans, pour donner des outils et des techniques... Je voulais changer leurs habitudes d’utilisation, sur Internet et pour tous les appareils électroniques. Pendant des années, la communauté trans a été attaquée par le gouvernement, notamment par le biais des applications de rencontres. Les risques qu’ils encourent sont liés à des activités comme le partage de photos. Deux des personnes qui participaient à l’atelier avaient été piégées. L’un d’eux l’a compris à temps et a supprimé tous ses profils et tous ses comptes. L’autre a dû quitter le pays pendant un moment.[118]
Même ceux qui ne sont pas sur les applications de rencontres peuvent être arrêtés simplement à cause des photos que contiennent leurs téléphones :
Il y a toujours eu des contrôles. Mais maintenant, il y a des contrôles spécifiques pour vérifier le contenu des téléphones et ordinateurs portables. Les gens se font emprisonner pour ce qu’ils publient sur Facebook ou Twitter.[119]
Aaliyah D. a constaté qu’il restait beaucoup à faire pour former les Égyptiens LGBT à la sécurité en ligne :
On n’a pas le sens du danger sur Internet. Ce n’est pas difficile d’avoir peur d’un lion, d’un tigre, ou même d’une voiture, mais pour Internet c’est différent. Pendant l’atelier, la première chose qu’ils me disaient, c’était : « Nous n’avons rien à cacher ». Je répondais : « Vous ne faites rien de mal, mais il faut protéger votre vie privée ». Mon idée, c’était de changer cet état d’esprit qui consiste à dire : « je ne cours aucun risque », et de leur montrer qu’il était possible d’accéder à leur compte ou à leur ordinateur de bien des manières.[120]
Au Koweït, les activistes se sont également attachés à renforcer la sécurité numérique. Fawwaz Al Ajmi, un activiste transgenre koweïtien, a déclaré à Human Rights Watch que le gouvernement koweïtien avait des programmes de piratage visant à espionner des personnes considérées comme « opposées au gouvernement, y compris les LGBT et les athées ». Cet activiste a donc suivi une formation sur la sécurité numérique puis a formé d’autres personnes, y compris des personnes LGBT et des athées, qu’il a rencontrées en tête-à-tête grâce à des contacts personnels. Il a expliqué les limites de ce travail : « Pour les formations, je vais chez les gens : impossible de louer une salle de conférence dans un hôtel ». Fawwaz a fini par fuir le Koweït en 2016 après avoir été arrêté plusieurs fois à cause de son identité de genre, mais il a continué à offrir un soutien virtuel aux personnes LGBT et athées du Koweït.[121]
Construire des alliances
Le maintien de partenariats avec des organisations des droits humains et des droits des femmes a été essentiel au progrès des droits des personnes LGBT. Dans certains pays, les activistes LGBT travaillent dans des organisations dont les objectifs sont plus larges, comme dans la région du Kurdistan irakien, où la Rasan, une organisation de défense des droits des femmes, a officiellement pris en charge la défense les droits LGBT dès 2012. À Bagdad, où les groupes LGBT ne peuvent être publiquement représentés à cause des risques de violence, certains partenariats avec d’autres organisations des droits humains ont aussi été décisifs pour assurer le travail quotidien.
Les activistes de la région affirment que la création d’alliances avec des organisations féministes et des droits humains ne se fait pas spontanément ; de part et d’autre, cela demande du travail et de la flexibilité. Une activiste qui travaille avec Chouf, une organisation féministe de Tunisie qui œuvre pour les femmes de toutes orientations sexuelles, a ainsi raconté : « Initialement, le mouvement féministe en Tunisie n’était pas favorable aux homosexuels, mais il a changé. Avant, ils avaient peur de s’impliquer. Le changement est venu de l’intérieur des associations. De jeunes lesbiennes et bisexuelles ont rejoint [les associations féministes] et ont fait changer les choses de l’intérieur ».[122]
Un membre de Damj, en Tunisie, a déclaré que la participation des groupes LGBT au Forum social mondial en 2013 et en 2015 « a montré à la société civile tunisienne que la cause LGBT n’était pas une cause secondaire, qu’elle est comme toutes les causes pour lesquelles ils se battent ».[123]
Un activiste marocain a déclaré que les groupes LGBT cherchent à construire des alliances en montrant leur soutien à d’autres causes :
Il n’y a pas d’activisme purement LGBT, nous travaillons tous pour la liberté de religion et pour d’autres libertés. Par exemple, nous menons des actions en solidarité avec les [activistes] qui ont été arrêtés et battus à Hoceima.[124]
De même, au Liban, l’organisation Helem considère qu’elle fait partie d’un mouvement plus large de défense des droits civiques et collabore avec des organisations qui travaillent sur des questions telles que la corruption, la pollution et les droits des travailleurs. [125] En Tunisie, Damj collabore à des initiatives de non-discrimination avec une organisation qui lutte principalement pour l’abolition de la discrimination raciale.[126] En Jordanie, un rapport rédigé par l’activiste Khalid Abdel-Hadi, fondateur de My.Kali, a exhorté les militants LGBT qui travaillent en ligne à « développer des campagnes médiatiques numériques qui décrivent des individus LGBT qui travaillent sur d’autres questions sociales ou environnementales, pour souligner qu’elles partagent des préoccupations communes, dans l’intérêt du public ».[127]
Rabia B., une activiste lesbienne, considère que la mise en place de coalitions est au cœur d’« énormes bouleversements » en Tunisie. Son organisation participe au Collectif pour les libertés individuelles, une coalition qui compte pas moins de 37 groupes, et où l’on trouve, outre les groupes LGBT, des organisations qui se concentrent surtout sur d’autres questions relatives aux droits humains. Les objectifs du collectif sont la dépénalisation des comportements homosexuels et la promotion des causes féministes, notamment l’égalité en matière d’héritage entre les femmes et les hommes dans le mariage, et l’abrogation (récemment réussie) d’une loi interdisant le mariage entre femmes tunisiennes de confession musulmane et hommes non musulmans.[128]
Une activiste de Jordanie a déclaré qu’il fallait de la patience et de la flexibilité pour travailler avec les organisations de la société civile, du fait de leurs limitations :
Nous avons demandé à une organisation qui fait des campagnes de société de nous aider à nous former. Ils ont dit : « Oui, nous pouvons vous aider, mais nous ne pouvons pas être associés à vous, parce que c’est risqué ». On a s’est ralliés à leur approche.[129]
Une activiste marocaine a exprimé un point de vue semblable :
Il y en a qui ne peuvent nous soutenir publiquement. Nous le savons et nous le comprenons. Mais ils nous aident. Ils nous laissent utiliser leurs bureaux ou les moyens à leur disposition dans tout le pays. Nous sommes conscients qu’ils sont issus d’une génération plus âgée que la nôtre et que le contexte est différent, mais nous leur disons : « Nous essayons de soulever tel ou tel problème, et nous avons besoin de votre aide ».[130]
Les cas où la violence avait été employée étaient susceptibles d’attirer davantage de soutien public de la part des organisations de la société civile. Quand une personne trans a été battue par la foule à Fès en 2015, une activiste a déclaré :
On avait 56 avocats. Nous les avons eus grâce à des réseaux d’ONG. Une organisation féministe nous a prêté son espace à Fès et nous a laissé utiliser ses ressources. Même s’ils ne pouvaient pas prendre position publiquement, [ils] nous disaient : « Faites ce que vous avez à faire ». La réaction de la société civile a été positive. C’était réconfortant, compte tenu de notre collaboration avec eux par le passé. Lorsque j’étais devant le tribunal, le jour des plaidoiries, j’avais quatre ou cinq représentants de différentes organisations féministes et de défense des droits humains à mes côtés, et nous étions assis aux premières loges. C’était assez émouvant pour moi… Lorsque le coordinateur de la défense a nommé [les avocats], il lui a fallu un certain temps pour lire les 56 noms.[131]
Haneen Maikey, de AlQaws pour la Diversité sexuelle et de genre au sein de la société palestinienne (AlQaws), une organisation qui milite pour le renforcement de la communauté LGBT en Palestine, a souligné que la mise en place d’alliances exigeait d’être sensible aux questions de justice sociale et de timing :
Notre campagne vidéo devait être lancée en mai, mais il y a eu la plus grande grève de la faim de toute l’histoire,[132] suivi de l’incident d’Al Aqsa.[133] L’approche intersectionnelle sera toujours un poids à prendre en compte pour nous.[134] Il faut choisir le bon moment pour parler des questions LGBT : il ne s’agit pas de le prendre personnellement, il faut rencontrer d’autres activistes et prendre le temps d’établir notre légitimité. Il y avait à peu près 10 jours entre les deux incidents pendant lesquels nous [avons lancé la campagne].[135]
Quand la campagne d’alQaws a finalement été lancée elle a, selon Haneen Maikey, touché quelques 300 000 personnes sur les réseaux sociaux.[136]
En Algérie, une loi interdit l’enregistrement des organisations dont les objectifs sont incompatibles avec la « morale publique » et prévoit des sanctions pénales pour les membres des organisations non enregistrées. Cette loi pose des risques pour les groupes LGBT et les organisations de défense des droits humains.[137] Selon Zoheir, un activiste algérien de l’organisation TransHomosDZ :
C’est une situation différente de celle du Maroc ou de la Tunisie. Les organisations ordinaires de défense des droits humains ne veulent absolument pas travailler sur les questions LGBT, soit parce qu’elles ont peur des risques encourus du fait de cette loi, ou parce qu’elles ne considèrent pas les droits des personnes LGBT comme des droits humains, ou encore parce qu’elles sont elles-mêmes homophobes ou transphobes.[138]
Mais le travail de TransHomosDZ, qui documente la violence contre les personnes LGBT, permet peu à peu de rallier des alliés à leur cause :
Notre deuxième rapport évoquait [la violence contre les personnes LGBT] dans les familles, les universités et les prisons. L’impact a été réel : c’était la première fois que des personnes non-LGBT disaient : « C’est terrible, comment peut-on vous aider ? » Les organisations féministes, par exemple, ont réagi comme ça. Elles ont vu quel impact les inégalités de genre avait sur notre situation. Je ne peux pas vous dire qu’il y a maintenant une solidarité incroyable dans la société civile, mais il y a une prise de conscience. C’est un premier pas – ils reconnaissent qu’il y a des violations, et cette [reconnaissance], elle n’existait pas avant.[139]
S’adresser au centre
La production artistique et culturelle
Rashed, un homme transgenre de 21 ans du nord de la Jordanie, avait abandonné ses études au lycée, en raison des violences transphobes qu’il subissait à l’école. Il souffrait de dépression, se sentait isolé et éprouvait de graves douleurs physiques dues à l’automédication hormonale qu’il pratiquait sans avis médical.
Rashed ne se considérait pas comme un activiste. Motivé par le besoin pressant d’améliorer les soins pour lui-même et d’autres personnes transgenres il a, avec son ami Safi, contacté les autorités locales de la municipalité conservatrice d’Irbid pour demander aux hôpitaux publics de proposer des traitements et un soutien aux personnes transgenres, notamment pour l’hormonothérapie. Initialement, les autorités semblaient réceptives. Mais par la suite, a raconté Safi, « ils ont eu peur des réactions au sein de la société » et ont rejeté l’idée. « Nous avons alors compris qu’il fallait prendre du recul et traiter directement avec la société et la communauté, et commencer par sensibiliser la société ».[140]
Pour ce faire, Safi a mené une analyse informelle sur la manière dont les habitants d’Irbid percevaient l’identité de genre. Sa conclusion : « Le degré de connaissance dans cette ville est proche de zéro. Nous avons donc décidé de faire une campagne de sensibilisation par le théâtre ».[141]
Le plan qu’ils ont mis en place pour atteindre cet objectif est étonnant : Rashed, qui se considérait personnellement comme « timide » et n’avait aucune expérience artistique, s’est engagé dans une troupe de théâtre communautaire, Medearts, à laquelle Safi participait déjà. À travers le théâtre, Rashed a appris comment raconter des histoires, les siennes. Pour finir, il a développé son propre one man show, dans lequel il décrit son expérience d’homme trans. Comme il l’a expliqué à Human Rights Watch :
Au début, j’ai senti combien c’était difficile, parce que je n’ai pas l’habitude de me confronter aux gens. Maintenant, je faisais face à un public. Mais au fil du temps, j’ai senti que j’étais à ma place au théâtre, où je peux exprimer mes pensées, mes sentiments, et sentir que j’habite mon corps, dans le théâtre qui m’entoure.
En septembre 2017, Medearts a produit la pièce de Rashed pour un groupe de 50 jeunes femmes, qui y ont assisté uniquement sur invitation. Selon Safi : « Nous n’avions invité que des filles. Selon notre étude en effet, les femmes sont plus réceptives que les hommes à ces concepts. On redoutait leur réaction initiale. On ne cherchait pas l’aventure à tout prix ».[142]
Rashed a raconté :
J’ai joué et j’étais terrorisé. Pas seulement parce que c’est du théâtre, mais aussi parce que j’évoque quelque chose de très personnel et affectif. C’est de ma vie dont il s’agit et j’avais peur des réactions négatives, en plus du trac. Quand j’ai vu que les évaluations étaient positives, cela m’a donné plus de pouvoir et d’espoir. Cela m’a donné l’impression d’être au bon endroit et sur la bonne voie.[143]
L’initiative de Rashed est l’un des nombreux exemples en Jordanie où des jeunes utilisent les arts pour sensibiliser le public aux problèmes LGBT. My.Kali, un magazine qui traite des questions LGBT, a été lancé il y a 10 ans comme un projet d’étudiants LGBT.[144] Son fondateur, Khalid Abdel-Hadi, avait 18 ans à l’époque. Il raconte : « A l’époque, personne ne révélait son identité sexuelle. On n’entendait parler que de disparitions forcées en Syrie, de pendaisons publiques en Iran, d’arrestations en Égypte – que de choses négatives ».[145] Le magazine a été publié comme un blog et distribué aux amis, accompagné d’un petit événement privé pour marquer son lancement. Abdel-Hadi et ses amis ont été choqués quand leur initiative, même à si petite échelle, a fait scandale :
Il y avait des élections à ce moment-là. Des journaux extrémistes ont trouvé le blog et publié des articles sur la « Révolution des tapettes », en expliquant qu’il s’agissait de la première sortie publique de personnes LGBT en Jordanie. Il y avait ma photo. Mon homosexualité était révélée au grand jour.[146]
Bien que les lois jordaniennes ne criminalisent pas le comportement homosexuel ou l’expression d’identités LGBT, Abdel-Hadi a d’abord craint une arrestation arbitraire. Ça ne s’est pas produit et il s’est senti encouragé :
Nous avons décidé de revendiquer cette publicité qui avait été faite sur notre dos, et d’afficher quelque chose qui soit une source d’inspiration et de valorisation. Des amis m’ont demandé : « Pourquoi n’expliques-tu pas que c’est toi qui a révélé ton homosexualité, au lieu de laisser dire que les autres l’ont fait pour toi ? » J’ai donc fait une autre couverture [du magazine] pour faire mon coming out auprès du public.[147]
Et d’ajouter : « Des gens de toute la région nous ont rejoint, ils voulaient participer, écrire, contribuer ». [148]
Bien que le magazine se consacre essentiellement à l’art, à la mode et à la culture en évitant les sujets ouvertement « politiques », son existence publique représente une bouffée d’air pur pour les personnes LGBT à risque. Khalid a ainsi expliqué : « Nous sommes contactés en permanence par les réfugiés, et nous les adressons aux bonnes personnes. Il y a aussi les Jordaniens expulsés [de leurs foyers familiaux] ou qui font l’objet de chantage. Nous les mettons en contact avec un avocat ».[149]
A l’origine, My.Kali était publié uniquement en anglais. Mais en 2016, le magazine a lancé sa première édition en langue arabe, provoquant « un énorme retour de bâton », a raconté Khalid. « Le gouvernement a bloqué le site. Ils étaient déjà au courant de notre existence, mais l’usage de l’arabe était le point de rupture ». Le gouvernement a bloqué le site Internet du magazine et My.Kali a été expulsé de ses bureaux. En septembre 2017, le magazine a été relancé, en arabe et en anglais, à partir d’une nouvelle plate-forme qui utilise une technologie qui rend plus difficile le blocage du gouvernement.[150]
Samar A., une activiste queer de Jordanie, produit des pièces de théâtre, principalement des one woman shows, sur des thèmes liés à la sexualité et à l’identité de genre, dont beaucoup s’inspirent d’histoires vraies. Les performances sont privées, limitées à des amis et amis d’amis dignes de confiance, ou jugés comme tels. Selon Samar :
La performance est à la fois une forme de plaidoyer [et] de catharsis. Nous voulons créer des réseaux et nous avons besoin de soutien. Les pièces aident aussi à sensibiliser les audiences hétérosexuelles favorables à la problématique queer aux problèmes des personnes LGBT.[151]
Samar A. a décrit ainsi les initiatives des activistes LGBT en Jordanie :
Ce mouvement ne ressemble pas à une vague. C’est plutôt une série d’efforts personnels qui, un jour, prendront forme ensemble. Je voudrais révéler publiquement mon identité sexuelle, et dire tout ce que j’ai envie de dire, mais cela risque moins de créer du changement que de se retourner contre nous.[152]
En Tunisie, l’organisation Chouf organise un festival artistique féministe qui en est à sa quatrième édition. Les œuvres présentées traitent de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre, et côtoient d’autres œuvres d’inspiration féministe. Rabia B., l’une des organisatrices, a décrit le festival comme un « espace de sécurité » pour les personnes LGBTQ, mais aussi comme l’occasion de s’adresser au grand public. « Nous nous servons de l’art pour montrer aux gens que la sexualité existe, et qu’il est normal d’être différent », a souligné Rabia. « Nous avions exposé des photographies, dont certaines représentaient deux femmes qui se tenaient par la main, et il n’y a pas eu de controverse ».[153]
Ailleurs dans la région, des activistes étudient aussi les possibilités offertes par le médium artistique. Haneen Maikey, d’AlQaws en Palestine, a ainsi expliqué :
Dans les cinq prochaines années, nous devons nous concentrer davantage sur la production culturelle, à travers les médias, le multimédia et les réseaux sociaux bien sûr, mais aussi hors-ligne, en faisant du cinéma, des courts métrages, des grosses productions, des festivals.[154]
Sensibilisation des médias traditionnels
Les activistes se battent en permanence pour que les questions LGBT soient présentées de manière objective dans les médias. Une étude publiée en 2017 par OutRight Action International a révélé que les médias en langue arabe avaient tendance à utiliser des termes « dégradants et péjoratifs » quand ils évoquaient les personnes LGBT, qu’ils se servaient souvent de la religion pour justifier la transphobie et l’homophobie et qu’ils lançaient souvent des accusations d’homosexualité comme un « moyen de salir la réputation des individus, indépendamment de l’orientation sexuelle avérée de la personne concernée ».[155]
L’engagement soutenu des activistes LGBT à l’égard des médias a permis à cette relation conflictuelle de changer progressivement, dans certains endroits au moins. Des activistes irakiens concentrent leurs efforts sur la formation des médias de leur pays pour changer le discours sur les droits des personnes LGBT, en commençant par le vocabulaire employé. Amir Ashour d’IraQueer a ainsi expliqué :
[Nous nous concentrons sur] la production de connaissances. Avant, les mots utilisés en arabe étaient « défendons les droits des pédés ! » Nous avons donc essayé de réinventer ou d’inventer des mots en arabe et en kurde. Nous avons remporté une victoire quand Al Sharqiya, une grande chaîne de télévision en Irak, a produit un court documentaire où il était question de « la communauté LGBT + », au lieu de « la communauté anormale [ou déviante] ».[156]
Un membre de l’organisation Akaliyat au Maroc constate également certains progrès dus à la sensibilisation des médias. Selon lui, après avoir été sensibilisés :
Les journalistes et les sites Internet ne parlent plus de « déviance sexuelle », ils disent « homosexuels » – ils respectent le terme LGBT. Ils publient des articles sur nos activités.[157]
Un autre activiste marocain a donné un exemple concret :
On a fait quelques progrès, même si les gens continuent de se faire arrêter. En ce qui concerne les médias, la différence est énorme. Dans le cas des filles de Marrakech [qui ont été arrêtées en 2016 pour s’être embrassées], j’ai répondu aux questions d’un grand média arabophone, suite à quoi il a utilisé le mot « shouzouz » [un terme péjoratif qui signifie « perversion »] dans le titre de l’article. J’ai tout de suite appelé quelqu’un au journal et ils ont corrigé. [158]
En Égypte, depuis la dernière vague de répression, l’État cherche activement à bloquer les médias qui font une couverture positive des personnes LGBT, ou ceux qui soutiennent leur cause. Le 30 septembre 2017, le Conseil suprême pour la réglementation des médias, un organe gouvernemental qui a le pouvoir d’imposer des amendes ou de suspendre les activités des médias, a publié une ordonnance interdisant explicitement aux médias égyptiens d’exprimer des points de vue positifs sur les droits des personnes LGBT.
Cette ordonnance menace les récentes avancées constatées par les activistes en Égypte s’agissant de la couverture médiatique des questions LGBT, même sous le règne d’al-Sissi. Dalia Abdel Hameed de l’EIPR a attribué ces progrès, en partie au moins, à la nouvelle ouverture d’esprit née de la révolution de janvier 2011 eu égard au débat sur le genre et la sexualité. A titre d’exemple, Abdel Hameed a évoqué un article de journal publié mi-2017 et offrant un point de vue positif sur les personnes transgenres.
Quand on lit ce genre de choses, on prend conscience qu’on a vraiment changé d’époque. Ce type de discussions et de représentations n’étaient pas envisageables il y a encore quelques années. [159]
L’un des objectifs poursuivis par les activistes est de s’assurer que les grands médias parlent des violations des droits humains contre les personnes LGBT. En novembre 2017, l’EIPR a publié un rapport sur les violations des droits humains des personnes LGBT en Égypte. Abdel Hameed espérait que ce rapport aiderait à faire changer l’opinion publique : « L’un des objectifs du plaidoyer est de changer l’attitude des gens, qui à leur tour feront pression sur le gouvernement pour qu’il mette fin à la répression ».[160]
Mais quand les grands médias sont contrôlés par l’État, poursuivre sur la voie de tels progrès ne va pas de soi. Il n’est pas garanti que certains médias égyptiens resteront ouverts à une couverture positive des personnes LGBT ou qu’ils ne cèderont pas aux pressions des régulateurs. En 2013 à Oman, les organes de régulation des médias ont ainsi obligé un journal à s’excuser après avoir publié un article qui suggérait que l’homosexualité était tolérée dans le pays. En 2015, les émissions d’une radio ont été suspendues après la diffusion d’un entretien avec un homosexuel omanais.[161]
Campagnes sur les réseaux sociaux
La récente explosion des réseaux sociaux a offert des alternatives pour les activistes LGBT qui veulent faire passer leurs messages, bien que leur portée soit généralement moins large et plus personnalisée que celle des messages diffusés dans les médias traditionnels.
En septembre 2017 en Palestine, AlQaws a diffusé une série de vidéos qui remettaient en question les stéréotypes anti-LGBTQ et l’intimidation homophobe. Comme l’a expliqué Haneen Maikey d’AlQaws :
Nous ciblons les personnes qui voient certaines choses [comme des incidents homophobes] sans considérer qu’il s’agit de violence, qui estiment encore que la violence contre ces personnes [LGBTQ] est drôle et légitime. Notre campagne a touché plus de 300 000 personnes. C’est énorme. À AlQaws, personne ne croyait pouvoir toucher tant de monde. Les gens disent que les LGBT ne doivent pas faire de provocation. Nous, nous disons que c’est notre intention de provoquer. Plutôt que de faire intervenir des victimes pour susciter de l’empathie, nous présenter des gens forts qui savent s’exprimer sur ces questions.[162]
En mai 2017, à l’occasion de la Journée internationale contre l’homophobie et la transphobie (IDAHOT), le réseau régional MantiQitna a coordonné une initiative multi-pays sur les réseaux sociaux, intitulée « Notre crime, c’est nos couleurs » qui traite des « persécutions, de la violence dans les lieus publics et dans les rues, contre ceux dont le seul crime est d’exister » dans les pays suivants : Algérie, Égypte, Libye, Mauritanie, Maroc, Soudan et Tunisie. Mohamed, l’un des coordinateurs, a déclaré que la campagne avait reçu « 314 000 engagements » sur les réseaux sociaux.[163] Un activiste du groupe libyen Quzah a décrit comment son organisation a participé à l’initiative malgré des limites évidentes, comme le fait de ne pouvoir filmer ouvertement des personnes LGBT :
Nous avons filmé des vidéos sur ce que les gens faisaient à Tripoli, sur la vie à Tripoli. C’est moi qui filmait et Amani [un activiste libyen en exil] racontait, parlait des lois et des discriminations qui ont cours.[164]
Certaines initiatives sur les réseaux sociaux visent à remettre en question les croyances de ceux qui les utilisent : au Liban, à l’occasion d’IDAHOT 2016, Helem a produit une vidéo qui décrivait le harcèlement anti-gay comme l’un des nombreux exemples d’abus de pouvoir de la police et remettait en question la réticence des utilisateurs à défendre les victimes LGBT de tels abus de pouvoir.[165] D’autres initiatives visent à montrer le soutien dont bénéficient les communautés LGBT. En 2017, Crepaway, une chaîne de restaurants populaire au Liban, a fait sensation en diffusant une vidéo qui mettait en vedette un couple homosexuel juste avant la Pride Week (Semaine des fiertés) libanaise. La vidéo a été vue plus d’un million de fois sur les réseaux sociaux, avec des commentaires en grande majorité positifs.[166]
Des activistes ont fait des campagnes sur les réseaux sociaux pour attirer l’attention sur la répression dirigée contre les LGBT égyptiens avec des hashtags comme #ColorsRNotShame[167] ; ou pour condamner les tests anaux forcés en Tunisie[168] ; ou encore pour protester contre l’annulation des concerts du groupe de rock Mashrou’ Leila en Jordanie.[169]
Dans les pays où la violence homophobe et transphobe est peu traitée dans les médias traditionnels, les réseaux sociaux ont permis au grand public d’avoir accès à l’information sur la violence dirigée contre les personnes LGBT. En mars 2016, dans la ville de Beni Mellal au centre du Maroc, un groupe de jeunes hommes a fait irruption dans la maison de deux hommes qu’ils soupçonnaient d’homosexualité et les a traînés nus dans la rue après les avoir passés à tabac.[170] L’un des auteurs a filmé l’attaque et a mis les images en ligne sur YouTube. La première réaction des autorités a été d’arrêter les victimes et l’une d’entre elles a rapidement été condamnée à quatre mois de prison. Mais le verdict a provoqué un tollé général. Trois jours plus tard, quand le deuxième homme a été jugé, le juge a ordonné la libération des deux accusés et l’arrestation de ceux qui les avaient attaqués.[171] Selon Hajar El Moutaouakil, une activiste marocaine qui a suivi le dossier, « l’affaire a retenu l’attention de nombreux médias et les gens ont vu la vidéo, qui était vraiment violente. L’opinion a sympathisé avec les victimes, même ceux qui disaient qu’ils « n’aimaient pas les gays » ».[172]
Certaines personnes utilisent les réseaux sociaux pour faire leur coming out en tant que lesbiennes, gays, bisexuels ou transgenres. Mais se révéler ainsi au monde entier n’est pas sans risques importants : porté par son expérience de leader des manifestations contre le régime pendant le Printemps arabe, un activiste yéménite qui avait fait son coming out public sur son blog, a dû demander l’asile en raison de menaces de mort. [173] Le coming out en ligne a donc été une option plus couramment utilisée par les personnes qui vivent déjà hors de leur pays d’origine – cette approche peut permettre d’ouvrir le débat, avec parfois des résultats significatifs. Abdullah Al Busaidi, un activiste omanais, a partagé des vidéos et des photos sur plusieurs plateformes de réseaux sociaux. Il y décrit sa vie en tant que réfugié gay en Allemagne :
Je me sers de ma vie comme d’un exemple – je vais à l’école, j’ai des amis, je fais des choses, je suis encore un être humain. À Oman, ils ne te voient plus comme un être humain, donc pour eux, si tu es gay, c’est normal de te faire taper dessus, ou agresser verbalement, et même tuer. Donc j’essaie de souligner cet aspect – oui je suis gay, mais d’abord et avant tout, je suis un être humain. En vivant ma vie au grand jour, je veux démontrer qu’être gay n’est qu’une partie de moi, que ce n’est pas toute mon identité.[174]
Abdullah espère toucher non seulement le grand public, mais aussi des personnes LGBT d’Oman qui sont enfermées, ou isolées :
Depuis que ma sexualité a été révélée et que je vis ma vie au grand jour, avec les messages négatifs je reçois aussi des messages positifs de gens qui disent : « Nous sommes heureux de voir quelqu’un qui vit sa vie publiquement en tant qu’homosexuel ». De temps en temps, je reçois un message de quelqu’un à Oman qui cache son homosexualité. C’est très important, parce qu’ils n’ont personne à admirer ou qui puisse leur servir d’exemple.[175]
Dalia Alfaghal, une activiste lesbienne qui vit aux États-Unis et qui a cofondé l’association Solidarity with Egypt LGBTQ +, a raconté à Human Rights Watch qu’elle avait longtemps fait preuve de transparence sur sa sexualité sur sa page Facebook personnelle, dont elle pensait qu’elle était lue surtout par ses amis, même si tout le monde était autorisé à la lire. Lorsque contre toute attente l’un de ses messages est devenu viral et a été repris par les médias égyptiens, elle dit avoir reçu d’innombrables menaces de mort et des messages de haine. [176] Mais comme elle l’a expliqué à Human Rights Watch :
Après être devenue célèbre de cette façon, ou avoir été révélée, j’étais d’autant plus capable d’aider la communauté LGBT. J’ai été en contact avec Buzzfeed et j’ai fait quelques vidéos, et cela a permis de multiplier les liens, si bien que maintenant beaucoup de gens nous écoutent, et pas seulement la communauté des activistes qui aiment les messages postés des uns et des autres. Des gens ont pris contact avec moi, des Égyptiens qui vivent en Égypte et qui n’ont jamais touché à l’activisme. J’ai été stupéfaite par les milliers de personnes qui nous rejoignent, qui me tendent la main et témoignent de ce qu’ils vivent.[177]
Dalia Abdel Hameed de l’EIPR en Égypte a admis elle aussi que le coming out d’Alfaghal avait eu un effet positif :
Ces débats sont nécessaires, comme cela s’est produit avec la sexualité et la violence faite aux femmes. Sur le genre et la sexualité, ce type d’échanges est nécessaire pour bousculer les convictions et corriger les perceptions erronées, et permettre aux gens d’envisager d’autres façons de penser.[178]
Les gouvernements répressifs veulent contrôler les réseaux sociaux et Internet, de la même manière qu’ils cherchent à contrôler les médias traditionnels. En 2010, l’accès au blog Community Queer à Oman a été bloqué pour ses usagers, bien qu’il ait été débloqué peu de temps après.[179] En Égypte, s’engager sur les réseaux sociaux est un pari risqué : le 6 octobre 2017, dans la ville de Damanhour, la police a arrêté un étudiant de 22 ans ayant prétendument administré une page Facebook pro-LGBT, et un avocat a porté plainte au pénal contre l’administrateur d’une autre page Facebook pour « incitation à la débauche ».[180] Suite aux arrestations du Rainbow Flag, le risque d’emprisonnement a conduit plusieurs organisations LGBT égyptiennes à supprimer leurs pages publiques sur Facebook.
Campagnes de sensibilisation clandestines
La sensibilisation sur les réseaux sociaux est l’une des approches qui permettent de diffuser des messages auprès grand public dans des contextes où les activistes ne peuvent pas s’exprimer publiquement sur les droits LGBT. Mais il en existe d’autres, tout aussi créatives.
Au Maroc, un groupe a fait campagne en distribuant des lettres dans les foyers « pour demander aux gens de respecter et d’aimer les communautés LGBTI au Maroc ».[181] En Irak, une organisation a fait passer son message directement auprès du public en affichant clandestinement pendant la nuit dans les rues de Bagdad des affiches qui disaient : « Je suis votre égal. La différence est source de vie ». L’un des activistes chargés de la campagne a reconnu :
Nous devions agir en secret pour que personne ne nous voie accrocher les affiches. On colle les affiches à un endroit et on se sauve, parce que c’est très dangereux et qu’on ne peut compter sur personne pour nous protéger. Nous pouvons nous faire tuer par des milices.[182]
D’autres organisations ont dessiné des graffitis de soutien aux droits des LGBT, notamment en Égypte, en Tunisie et au Liban. Comme le note Luiza Toscane dans un article important retraçant l’histoire de l’activisme LGBT au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, « ces graffitis ne relèvent généralement pas d’initiatives individuelles improvisées, mais de campagnes initiées par des associations ».[183]
Sensibilisation directe d’alliés potentiels
Plusieurs organisations de la région s’adressent directement aux faiseurs d’opinion et autres personnes en contact avec les personnes LGBT, qui doivent être sensibilisés pour mieux saisir les problèmes qui les concernent.
Selon Haneen Maikey d’AlQaws en Palestine, l’organisation consacre beaucoup de temps et de ressources à la formation, soit environ 120 heures par an :
Nous avons un département formation dont le travail est de déconstruire la manière dont les gens pensent ces questions : les thérapeutes, les enseignants du secondaire, les activistes de la société civile, les mouvements de jeunesse, les mouvements politiques. Cela peut aller de trois à dix réunions pour le même groupe de personnes. Nous parlons d’identité sexuelle, de conscience des différences sexuelles, de l’histoire de la sexualité, de la façon dont elle s’est construite en Palestine, du lien avec l’occupation et le colonialisme, de la façon de penser les questions LGBT sans passer par l’angle de « l’autre ». C’est hallucinant, les gens veulent vraiment en parler, malgré le fait que la société palestinienne reste très traditionnelle. Il ne s’agit pas d’une approche simpliste qui consisterait à faire dire aux gens « j’accepte les homosexuels », le but est de réfléchir à notre manière de penser. Par exemple, les gens demandent : « Comment les homosexuels s’aiment-ils vraiment ? » Nous ne répondons jamais vraiment à ce genre de questions. Nous demandons plutôt : « Comment vous, en tant qu’hétérosexuel, aimez-vous quelqu’un ? Comment choisissez-vous vos partenaires sexuels, ou les émotions que vous éprouvez [pour quelqu’un] ? » Nous remettons en cause ces questions.[184]
Ayaz Shalal, un défenseur des droits humains qui travaille sur les droits des personnes LGBT et des femmes dans la région du Kurdistan irakien, organise des ateliers pour les dirigeants communautaires, notamment pour les imams, les responsables des autorités locales, les directeurs d’école, les médecins et les professeurs d’université. Pour lui, les ateliers supposent de « repartir à zéro, d’expliquer ce que sont L, G et B, que ce n’est pas une maladie, et de raconter l’histoire des LGBT dans le monde en montrant qu’il ne s’agit pas d’éthique, que l’éthique est un concept changeant ».[185]
Shalal a déclaré que le fait que son organisation ait de solides références en raison de son travail avec certains groupes vulnérables autres que les personnes LGBT était un atout dans le soutien qu’elle recevait de la part de ces leaders communautaires :
C’est un plus de travailler sur d’autres questions que celles qui concernent les personnes LGBT. Les gens nous font confiance. Nous avons fourni des services juridiques gratuits et du soutien psychosocial aux femmes, ou encore des conseils pour qu’elles s’émancipent d’un point de vue économique. Nous avons aidé les femmes yézidies qui étaient enceintes de combattants du groupe État islamique en les emmenant à l’hôpital ou en les aidant à accéder aux services de santé. Les gens voient bien que notre organisation veut faire le bien dans la société. Et donc quand nous leur demandons de travailler avec nous sur les questions LGBT, quand ils viennent suivre nos ateliers, ils changent de point de vue.[186]
En Algérie, un activiste a fait un travail de sensibilisation sur les identités LGBT auprès de psychologues et mis en place un groupe de psychologues sans préjugés vis-à-vis des LGBT, à qui il peut adresser les personnes qui souffrent de dépression :
Il était difficile d’identifier des psychologues accueillants envers les homosexuels, mais nous l’avons fait et nous les avons formés. Ils disaient que [l’homosexualité est] une maladie, même si l’OMS [Organisation mondiale de la santé] affirme le contraire.[187]
Assurer l’accès à la prévention et au traitement du VIH
Pour les activistes du monde entier, l’urgence pour les autorités d’aborder de manière globale les épidémies de VIH a souvent donné lieu à la première collaboration officielle entre gouvernements et activistes travaillant avec les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH). Elie Ballan, un activiste de la M-Coalition à Beyrouth, a déclaré à Human Rights Watch qu’au Liban, le débat public sur les droits des LGBT avait été le fruit de discussions commencées à la fin des années 1990 sur la crise du VIH et la nécessité de cibler les populations clés en matière de la prévention et de traitement, notamment les HSH (un terme utilisé par les fournisseurs de services en matière de VIH, et qui désigne non seulement les hommes s’identifiant comme gays ou bisexuels, mais aussi ceux qui ne se proclament pas comme tels, mais qui ont néanmoins des relations homosexuelles).
Bien qu’au Liban le débat soit désormais beaucoup plus ouvert sur les questions sexuelles, Elie Ballan a expliqué qu’ailleurs dans la région, les discours sur le VIH restaient un moyen éprouvé d’ouvrir des portes. Ainsi, selon lui :
Si vous dites HSH en Algérie, c’est acceptable, vous pouvez faire du HSH, mais quand vous dites LGBT ou gay, tout le monde vous tombe dessus. Cela s’explique par le fait que HSH est international, un mot utilisé par l’OMS et les agences de l’ONU, et qu’il fait référence à une population clé touchée par l’épidémie de VIH.
La plupart des pays de la région ont un programme national de lutte contre le VIH/SIDA ou une agence gouvernementale du même type chargé de la lutte contre le VIH/SIDA. Dans certains pays, ces agences travaillent directement avec les représentants des communautés HSH pour s’assurer que les efforts de prévention, de dépistage et de traitement les atteignent. Mais pour Elie Ballan, il reste beaucoup à faire : « [Le VIH] progresse dans notre région, parce que notre culture considère que le sexe est tabou ». [188]
SIDC, une organisation basée à Beyrouth qui travaille avec des populations clés comprenant les HSH, les travailleurs du sexe, les personnes transgenres et les consommateurs de drogues injectables, a initié une série de formations régionales sur les directives de prévention et de traitement du VIH. Les membres du personnel du SIDC ont déclaré à Human Rights Watch qu’ils espéraient que les formations ouvriraient un débat sur les questions de santé sexuelle spécifiques aux personnes LGBT, notamment dans les pays du Golfe où ces sujets sont rarement débattus publiquement.[189]
Nazeeha Saeed, une journaliste de Bahreïn qui a couvert les questions LGBT, a déclaré qu’elle n’avait connaissance d’aucune initiative de prévention du VIH à Bahreïn, sans parler d’initiative visant les HSH. Selon elle, du fait de la stigmatisation des personnes séropositives en général, « les gens ne vont plus dans les hôpitaux publics pour se faire dépister. Ils vont dans d’autres pays pour se faire tester, et nombre d’entre eux obtiennent des médicaments auprès de cercles de soutien informels ».[190]
Yousif Al Ghawas, un homosexuel bahreïni vivant au Liban, a convenu qu’il y avait un besoin urgent d’activisme en matière de VIH et de santé et que, même dans une société conservatrice résistante à presque toutes les formes d’activisme, cela pourrait ouvrir la voie à des discussions plus approfondies sur la sexualité :
Aucune ONG ne travaille sur la prévention du VIH [à Bahreïn]. S’il y a une forme d’activisme nécessaire, c’est sur les questions d’éducation sexuelle. Le dépistage anonyme n’existe pas et l’éducation sexuelle n’existe même pas, qu’on soit gay ou hétéro. La meilleure façon d’aborder la question de la sexualité et des droits est de commencer par la maladie. Comme moteur de changement, la liberté de pensée n’est pas aussi décisive qu’un discours sur la santé. On peut en avoir honte, mais il faut en parler. Et les meilleures personnes pour en parler, ce sont les femmes – avec elles, vous avez déjà un pied dedans. « Si mon mari est infidèle, je dois me protéger ». A partir de là, vous pouvez évoquer l’idée d’être gay, de révéler son homosexualité, de devoir parler d’homosexualité.[191]
Changer les pratiques, les politiques et les lois abusives
L’activisme qui vise à promouvoir les droits des personnes LGBT ne suit pas nécessairement un modèle particulier et les priorités et les stratégies adoptées peuvent considérablement varier d’un pays à l’autre. Mais plusieurs activistes ont déclaré à Human Rights Watch que ce n’est souvent qu’après avoir commencé à travailler sur le terrain au renforcement des communautés LGBT, à la mise en place de protocoles de sécurité en cas de menaces, au renforcement du soutien de la société civile et d’alliés clés, et à la sensibilisation du grand public aux droits des LGBT, que les mouvements peuvent faire preuve d’audace en remettant en cause les lois et les politiques discriminatoires.
Un objectif majeur pour de nombreux activistes LGBT dans la région est de dépénaliser le comportement homosexuel et au Liban, au Maroc ou en Tunisie, les activistes ont publiquement plaidé contre les dispositions de leurs codes pénaux qui criminalisent un tel comportement. Au Liban, des juges ont également commencé à rendre des jugements donnant une interprétation de la loi qui ne criminalise pas les comportements homosexuels : entre 2007 et 2017, quatre juges ont conclu que la loi qui pénalise les « infractions contre nature » ne s’appliquait pas aux relations sexuelles consensuelles entre adultes du même sexe.[192] Mais dans ces pays et dans d’autres, les activistes reconnaissent que rares sont les politiciens ou les représentants du gouvernement (quand il y en a) qui sont prêts à soutenir publiquement la dépénalisation, si bien que réformer la loi reste un objectif de moyen ou de long terme.
Dans l’intervalle, d’autres mesures peuvent être envisagées pour limiter les violations des droits humains des personnes LGBT. Les activistes de plusieurs pays s’attaquent aux politiques et pratiques abusives. Au Liban par exemple, il y a quelques années encore, les policiers des Forces de sécurité intérieure (FSI) faisaient fréquemment subir des tortures et des mauvais traitements aux personnes qu’ils arrêtaient en raison de leur comportement homosexuel. Mais les organisations de défense des droits des personnes LGBT au Liban, comme Helem et Legal Agenda, ont découvert qu’en documentant les abus et en publiant les récits des victimes, elles réussissaient à « faire honte » aux FSI, faisant du même coup nettement diminuer le nombre d’abus signalés.[193] Helem a néanmoins constaté que la Sûreté générale, un service chargé de l’immigration au Liban, était moins sensible aux pressions du public, rendant plus difficile la lutte contre les abus de la Sûreté générale contre les personnes LGBT.
Examens anaux forcés
Les examens anaux forcés pour établir la « preuve » du comportement homosexuel s’appuient sur des principes scientifiques depuis longtemps discrédités et qui remontent au XIXe siècle. Ils sont une forme de traitement cruel, dégradant et inhumain qui peuvent être assimilés à de la torture.[194] Au Liban, en Tunisie et en Egypte, les activistes se sont tous efforcés de lutter contre les examens anaux forcés, considérés comme une forme intolérable d’abus.
Au Liban, la mobilisation contre les examens anaux forcés s’est généralisée après que la police a, en avril 2012, arrêté trois hommes en les accusant, selon leur avocate, d’« avoir l’air féminin ».[195] L’avocate était elle-même au commissariat de police quand les tests anaux ont été pratiqués et, indignée par cet abus, elle a organisé avec d’autres activistes une conférence en mai 2012 pour attirer l’attention sur l’existence des examens anaux forcés. En août 2012, la police a procédé à l’arrestation collective de 36 hommes, qui ont été soumis à des examens anaux pour chercher les preuves de leur comportement homosexuel.[196] En réponse à ce nouvel épisode, Legal Agenda a lancé une campagne contre les examens anaux, en les décrivant comme les « tests de la honte » et en demandant l’abandon de cette pratique. Helem, une organisation de défense des droits des LGBT qui travaille en partenariat avec Legal Agenda, a organisé des sit-in devant l’Ordre des Médecins libanais et le ministère de la Justice. Tarek Zeidan, l’un des activistes impliqués dans la campagne, a expliqué comment ils s’y étaient pris : « Nous les appelés les « tests de viol », parce que c’était du viol – c’était violer quelqu’un, contre son gré ».[197] Selon Genwa Samhat de Helem, « Les médias ont beaucoup aidé. Nous avons utilisé des termes comme « tests de la honte » ou « nation de la honte » – du coup, ce n’étaient plus les personnes LGBT qui étaient considérées comme perverses, mais les policiers ».[198]
Le 7 août 2012, le Dr. Sharaf Abu Sharaf, chef de l’Ordre des Médecins libanais, a donc publié une directive qui demandait à ce qu’il soit mis fin à la procédure. [199] La directive stipule :
Il est scientifiquement établi que cette procédure ne peut même pas être considérée comme expérimentale. Elle ne produit pas les résultats recherchés et est considérée comme une violation grave pour les personnes qui la subissent, et elle est pratiquée sans leur consentement préalable. C’est une pratique humiliante qui viole leur dignité, et c’est une forme de torture selon la définition de la CCT [Convention contre la torture].[200]
La directive a en outre demandé à tous les médecins « de ne pas pratiquer ce genre de procédure, puisque quiconque la pratiquerait pourrait avoir à rendre des comptes en vertu du code de déontologie ».[201]
Suite aux multiples pressions du public sur le ministère de la Justice pour que l’interdiction des examens anaux soit institutionnalisée, le ministre de la Justice Shakib Qortbawi a publié une communication adressée au procureur général le 11 août 2012, lui demandant de préparer une directive pour mettre fin une fois pour toutes à ces examens.[202] Le Procureur général aurait directement transmis la communication du ministre aux procureurs de tout le pays, sans publier la directive leur ordonnant de s’y conformer.[203] Le bureau du Procureur général est indépendant du ministère de la Justice et des défenseurs des droits humains ont expliqué à Human Rights Watch que seul un ordre définitif du Procureur général pouvait empêcher les procureurs d’ordonner ce type d’examens.[204] Entre 2013 et 2015, des examens anaux forcés ont continué à être pratiqués occasionnellement, bien que moins souvent que par le passé.[205] Human Rights Watch n’a reçu aucune information relative à la pratique d’examens anaux forcés au Liban depuis 2015.[206]
En Tunisie, l’attention des activistes LGBT tunisiens et de la communauté élargie des défenseurs droits humains s’est focalisée fin 2015 sur deux affaires très médiatisées relatives à des examens anaux forcés, impliquant deux jeunes étudiants à l’université qui avaient été soumis à ces examens. Les activistes ont repris le flambeau de leurs collègues libanais : ils ont dénoncé ces examens comme des « tests de la honte », cherché à mobiliser l’opposition populaire contre leur utilisation, et fait pression sur l’association médicale tunisienne, le Conseil national de l’Ordre des médecins de Tunisie, pour que soit publiée une circulaire interdisant les examens anaux forcés. En avril 2017, le Conseil national de l’Ordre des médecins a publié cette circulaire, mais elle se bornait à dire que les médecins ne devaient pas pratiquer ces examens « sans consentement », alors qu’en réalité les examens devraient être considérés comme privés de toute valeur judiciaire d’un point de vue médico-légal, et ce même si la personne accusée y consent.[207] Les activistes tunisiens et les organisations internationales des droits humains se sont également mobilisés contre les examens anaux forcés devant le Comité des Nations Unies contre la torture et lors de l’Examen Périodique Universel de la Tunisie au Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies.[208] Mais il reste beaucoup à faire : Badr Baabou de Damj a déclaré à Human Rights Watch que le gouvernement tunisien, dans une tentative apparente de gagner du temps, a affirmé qu’il faudrait quatre ans pour mettre en place les « mécanismes » qui permettront d’appliquer la recommandation – alors qu’il suffirait d’une simple signature pour que celle-ci soit mise en œuvre.[209]
En Égypte, l’Autorité de médecine légale, une branche du ministère de la Justice, procède systématiquement à de tels examens sur les hommes et les femmes trans accusés de « débauche ». Au début de 2017, des activistes ont noté une diminution apparente dans l’utilisation des examens anaux, mais de nouveaux cas ont été signalés suite à l’incident du drapeau arc-en-ciel en septembre.[210] Les activistes ont déclaré à Human Rights Watch qu’ils avaient l’intention d’en appeler au Syndicat médical égyptien pour qu’il interdise aux médecins la pratique de tels examens, et de soulever la question des examens anaux forcés devant le Comité des Nations Unies contre la torture, comme évoqué ci-après.[211]
Utiliser les ressources du système international
L’Examen Périodique Universel et les organes des traités des Nations Unies
Les activistes LGBT au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ont récemment commencé à exploiter les possibilités du plaidoyer international, notamment pendant le processus d’Examen Périodique Universel (EPU) au Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies, dans le cadre duquel, tous les quatre à cinq ans, le bilan des pays en matière de droits humains fait l’objet d’une évaluation de la part des autres États. Certains activistes ont utilisé l’EPU pour obtenir des engagements de leurs gouvernements sur les droits des personnes LGBTI. Bien que la plupart des gouvernements de la région rejettent systématiquement les recommandations relatives à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, on note quelques exceptions notables. Même lorsque les gouvernements rejettent des recommandations spécifiques, ils peuvent ensuite chercher à apaiser la communauté des droits humains en utilisant un langage qui ouvre certaines portes, intentionnellement ou non.
En 2010, l’Irak est devenu le premier pays à majorité arabe à accepter, dans le cadre de l’EPU, les recommandations relatives à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, y compris des recommandations pour « agir contre les exécutions extrajudiciaires de personnes sur la base de leur orientation sexuelle réelle ou présumée ».[212] En 2014, l’Irak a accepté une recommandation visant à « éviter toute forme de discrimination fondée sur l’origine ethnique, la religion, le sexe ou l’orientation sexuelle ».[213]
Encouragé par ces développements, IraQueer et ses organisations partenaires ont soumis un rapport alternatif sur l’Irak en 2015 au Comité des droits de l’homme, qui évalue le respect par les pays du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Les organisations ont formulé une série de recommandations concernant les mesures que l’Iraq devrait prendre pour lutter contre la violence et la discrimination liées à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre. Ashour a déclaré à Human Rights Watch :
Le gouvernement irakien a été surpris de voir ce rapport. Ils ont accepté les recommandations – sur le papier au moins. Maintenant, il faut que le gouvernement irakien fasse une déclaration concrète disant que tuer, quelle qu’en soit la raison, est illégal... Le seul point non négociable, c’est la sécurité. Bien sûr, nous voulons aussi avoir accès à la santé – cela fait aussi partie de la sécurité. Mais les meurtres rendent impossible tout autre forme de démarche.[214]
Lors de l’examen de l’Algérie en 2016, les militants LGBT de l’Association Alouen et MantiQitna ont fait une présentation demandait l’adoption d’une série de réformes, notamment une loi complète de lutte contre la discrimination et une législation contre les crimes de haine, la dépénalisation du comportement homosexuel, la formation des policiers à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, et le droit de former des associations LGBT.[215] En mai 2017, en réponse à cette présentation, le ministre des Affaires étrangères, M. Ramtane Lamamra, a déclaré devant le Conseil des droits de l’homme :
Un certain nombre de recommandations portent également sur des pratiques qui ne correspondent pas à des droits universellement reconnus. L’Algérie ne demande pas spécifiquement à tel ou tel individu quelles sont ses pratiques sexuelles, privées ou autres. Nous les considérons comme citoyens à part entière et nous ne cherchons pas à entrer dans la manière dont ces personnes conduisent leur vie privée.[216]
Zoheir Djazeiri, un activiste algérien, a offert cette interprétation de la réponse du gouvernement algérien :
Le ministre algérien des Affaires étrangères qui a répondu à cette question a déclaré que nous sommes « des citoyens à part entière ». Ce n’est pas vraiment le cas bien entendu, puisque la loi nous criminalise. Mais cela montre que les rapports ont un impact. Ils nous permettent d’avoir des preuves. Pendant des années, nous avons sensibilisé les gens à la loi et à leurs droits, mais nous ne documentions pas ce qui se passait – et quand nous parlions de violence, les gens disaient : « Quelle violence ? » Nous avons donc décidé que notre premier objectif serait de faire la lumière sur cette violence.[217]
C’est grâce à l’EPU que la Tunisie a formellement accepté, en septembre 2017, une recommandation pour mettre fin aux examens anaux forcés. En mai 2016, le Comité contre la torture a ouvert la voie en condamnant l’utilisation de tels examens en Tunisie.[218] En mai 2017, une coalition de cinq groupes LGBT tunisiens a déposé une contribution à l’EPU, co-signée par 13 organisations de la société civile qui travaillent sur des questions autres que les droits des personnes LGBT et appelant à l’abandon des examens anaux forcés.[219] Human Rights Watch avait documenté l’existence d’examens anaux forcés en Tunisie, en collaboration avec des groupes tunisiens, et déposé sa propre contribution, faisant écho à cet appel.[220] En septembre, le gouvernement a formellement accepté une recommandation demandant l’abandon de ces examens, et le ministre des Droits de l’homme a souligné que la Tunisie était « déterminée à protéger la minorité sexuelle contre toute forme de stigmatisation, de discrimination et de violence ». [221]
Inspiré par l’exemple tunisien, l’Initiative égyptienne pour les droits des personnes envisage elle aussi de collaborer avec le Comité des Nations Unies contre la torture (CCT). En 2002, le CCT a déjà condamné l’utilisation des examens anaux forcés en Égypte. C’était la première fois que de tels examens avait été identifiés par un organe conventionnel international comme une violation grave des droits humains.[222] L’EIPR nourrit peu d’espoir qu’une nouvelle condamnation des examens anaux forcés par le CCT changera le triste bilan anti-LGBT du gouvernement égyptien du jour au lendemain, mais espère qu’elle contribuera à fixer une norme pour les médecins et le grand public, selon laquelle les examens anaux forcés sont inacceptables, et que cette norme finira par infiltrer les arcanes de l’État.[223]
La Commission africaine des Droits de l’homme et des Peuples
Ce n’est que récemment que la Fondation arabe pour les libertés et l’égalité (AFE) et les organisations LGBT en Afrique du Nord ont entamé un dialogue avec la Commission africaine des Droits de l’homme et des Peuples, un organe de l’Union africaine basé à Banjul en Gambie, et qui s’occupe de promouvoir et de défendre les droits humains sur le continent africain. À l’instar du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, la CADHP évalue le bilan des États membres en matière de droits humains, mène des enquêtes et émet des recommandations générales, des résolutions et des directives. En 2014, la CADHP a adopté la Résolution 275 sur la protection contre la violence et d’autres violations des droits humains de personnes sur la base de leur identité de genre ou orientation sexuelle réelle ou supposée. Elle a également rappelé que les États avaient l’obligation de s’abstenir de toute forme de torture fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre et de garantir la liberté de réunion et de protection des défenseurs des droits humains travaillant sur les questions relatives à l’OSIG.[224] En 2017, un activiste nord-africain qui travaillait avec l’AFE a assisté pour la première fois à une session de la Commission africaine et a rencontré des commissaires pour leur faire part des inquiétudes de son organisation concernant les violations des personnes LGBT dans les pays d’Afrique du Nord, notamment en Égypte et en Tunisie. L’AFE a l’intention de continuer à collaborer avec la Commission africaine pour défendre les droits des personnes LGBT dans toute la région.[225]
Neela Ghoshal, Human Rights Watch
Remerciements
Ce rapport a été constitué et rédigé par Neela Ghoshal, chercheuse senior auprès de la division des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (LGBT) de Human Rights Watch. Il a été revu par des chercheurs de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA) de Human Rights Watch, notamment par Kristine Beckerle, Adam Coogle, Amna Guellali, Sara Kayyali, Bassam Khawaja, Amr Magdi, Hanan Saleh, Omar Shakir et Tara Sepehri Far et Belkis Wille. Il a également été revu par Rothna Begum, chercheuse auprès de la division Droits des femmes à Human Rights Watch ; Eric Goldstein, directeur adjoint de la division MENA ; Graeme Reid, directeur de la division Droits des LGBT ; Clive Baldwin, conseiller juridique principal ; et Tom Porteous, directeur adjoint du programme. Georges Azzi de la Fondation arabe pour les libertés et l’égalité (AFE) a également fait des commentaires sur le rapport, et l’AFE s’est associée à Human Rights Watch pour produire une série de vidéos en lien avec ce rapport. Ces vidéos peuvent être visionnées à l’adresse : https://www.hrw.org/no-longer-alone.
MJ Movahedi, associée du programme Droits des LGBT, et Sagaree Jain, assistante de recherche, ont contribué aux recherches sur le contexte, tout comme un certain nombre de stagiaires des divisions LGBT et MENA à Human Rights Watch, notamment Sami Abdelkarim, Yasmena Al-Mulla, Nanor Bitar, Nadim El Kak, Cristian Gonzalez, Yasmena Lutfi, Zinab Oulmakki, H. Mohamed et d’autres.
L’assistance à la production a été fournie par MJ Movahedi, associée du programme Droits des LGBT ; Fitzroy Hepkins, directeur administratif ; et Jose Martinez, coordinateur principal.
Le rapport a été traduit en arabe par Imad El Dirani et en français par David Boratav. La traduction en français a été revue par Peter Huvos et Neela Ghoshal.
Nous sommes profondément reconnaissants aux 34 activistes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord qui ont accepté d’être interviewés pour ce rapport et qui, dans certains cas, ont examiné des sections du rapport, fait des commentaires et fourni des informations complémentaires. Leurs histoires nous ont inspirés et motivés, et nous espérons qu’en les partageant, nous contribuerons à nourrir leur mouvement.
Glossaire
Bisexuel
Orientation sexuelle d’une personne qui est sexuellement ou amoureusement attirée par les femmes et par les hommes.
Cisgenre
Personne dont l’identité de genre ou le genre tel qu’elle le vit correspond au sexe qui lui a été attribué à la naissance.
Gay
Synonyme d’homosexuel dans de nombreuses régions du monde ; le plus souvent utilisé en référence à l’orientation sexuelle d’un homme qui est principalement attiré, sexuellement et amoureusement, par d’autres hommes.
Genre
Codes sociaux et culturels utilisés pour distinguer ce qu’une société considère comme relevant d’un comportement et/ou de caractéristiques de type « féminin » ou de type « masculin ».
Genre non-conforme
Décrit les personnes qui ne se conforment pas aux apparences, comportements ou traits stéréotypés associés au sexe qui leur a été attribué à la naissance.
Hétérosexuel
Orientation sexuelle d’une personne qui est principalement attirée, sexuellement et amoureusement, par des personnes de sexe différent.
Homophobie
Crainte, mépris ou discrimination exprimés contre les homosexuels et l’homosexualité, généralement inspirés par des stéréotypes négatifs sur l’homosexualité.
Homosexuel
Orientation sexuelle d’une personne qui est principalement attirée, sexuellement et amoureusement, par des personnes de même sexe.
Identité de genre
Le profond sentiment d’une personne qui s’identifie en tant que femme ou homme, ou comme ces deux genres à la fois, ou comme aucun des deux. L’identité de genre d’une personne ne correspond pas nécessairement au sexe qui lui a été attribué à la naissance.
Intersexe
Terme générique qui désigne certaines caractéristiques et conditions qui font que des individus naissent avec des chromosomes, des gonades et/ou des organes génitaux qui diffèrent de ce que l’on considère comme typique du corps féminin ou masculin. Le terme « intersexe » relevait initialement du vocabulaire médical. Il a été repris par certains pour exprimer une identité personnelle ou politique. « Intersexe » n’est pas équivalent à « transgenre », qui décrit des individus dont le genre diffère du sexe qui leur a été attribué à la naissance.
Lesbienne
Orientation sexuelle d’une femme qui est principalement attirée, sexuellement ou amoureusement, par d’autres femmes.
LGBT
Acronyme de lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres. Le présent rapport fait aussi référence par endroits aux termes LGBTI, LGBTQ et LGBTQI, sigles qui désignent les personnes intersexes et/ou celles qui s’identifient comme queer aux côtés des personnes lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres.
Non-binaire
Identité de genre des personnes qui ne s’identifient ni aux femmes ni aux hommes.
Orientation sexuelle
Attirance ou désir sexuel d’une personne pour des individus du même sexe, de sexe différent, des deux sexes, ou d’aucun sexe.
Queer
Terme critique des classifications sexuelles et de genre qui s’appuient sur des catégories délimitées, basées sur l’identité. Aussi : terme générique utilisé pour désigner des identités multiples.
Transgenre
Identité de genre des personnes dont le sexe attribué à la naissance ne correspond pas à leur identité ou à leur genre, tel qu’il est vécu par eux. En général, une personne transgenre adopte, ou préférerais adopter, une expression de genre en résonnance avec son identité de genre, mais peut souhaiter ou non modifier ses caractéristiques physiques pour se conformer à leur identité de genre.
Transphobie
Crainte, mépris ou discrimination exprimés contre les personnes transgenre, généralement inspirés par des stéréotypes négatifs sur l’identité transgenre.